Points de vue

Sexisme, extrémisme : chronique d’une violence ordinaire

Les récits de Bent Battuta

Rédigé par | Mercredi 19 Octobre 2016 à 08:00



RER A. – Les voyages en train m’ont toujours fascinée en région parisienne.

La première fois que je me suis installée à Paris pour enseigner dans la banlieue Nord, je prenais deux trains de banlieue. À l’aube souvent. Bien avant la fameuse phrase choc d’un ancien président au pedigree hongrois, j’avais bien vite remarqué que la France qui se lève tôt est bigarrée, elle est peuplée de petites gens qui rejoignent les bureaux alors vides pour laver et vider les poubelles. La France qui se lève tôt, trop tôt, c’est la France invisible aux horaires décalés.

Je l’ai retrouvée cette France-là dans le bouquin de Florence Aubenas, l’une de ces rares journalistes qui écrivent avec acuité et précision sur notre pays. J’avais été surprise de lire ses aventures dans Le Quai de Ouistreham, où elle s’était mise dans la peau d’une femme de ménage.

Pas besoin d’aller si loin dans le nord de la France : oui, le RER suffisait pour rencontrer ce fait sociologique et en parler. Parce que le RER, en brassant des millions de gens, est un miroir de notre société, dans ce qu’elle fait de pire comme ce qu’elle fait de plus banal. Il nous révèle qui nous sommes.

De retour d’Europe centrale, j’étais dans le RER et je pensais à ces rencontres que j’avais envie de vous narrer : vous raconter Moussa, musulman très pratiquant d’origine mauritanienne, qui sillonne les écoles et les institutions pour éduquer sans relâche contre l’intolérance ; vous évoquer Alena, figure de l’opposition slovaque, qui se bat contre la xénophobie et l’islamophobie dans un pays où les politiciens font du « grand remplacement » et de l’« invasion musulmane » les grandes peurs nationales ; ou encore Nikki, jeune chercheur viennois qui, face au relent populiste et raciste qui s’empare du pays, a décidé de lutter pour les droits des réfugiés en Autriche.

Je me dis souvent que les États aujourd’hui, si prompts à financer la nouvelle « industrie » de la déradicalisation, devraient se pencher aussi sérieusement à éradiquer les vieux démons extrémistes qui hantent l’Europe et qui sont en passe de l’emporter. J’ai lu si peu de réactions sur ces 64 % d’Européens sondés dans 12 pays (enquête YouGov) prêts à s’embarquer vers des contrées populistes, xénophobes. Pas vu de sentiments d’effroi.

Pourtant, quelques semaines plus tôt, ils avaient été si nombreux à commenter le sondage Montaigne qui « montrait » injustement que 25 % des musulmans en France étaient « ultrarigoristes ». Ni une, ni deux, sans prendre le temps de vérifier des chiffres erronés et des méthodes douteuses, tous se sont lancés pour nous dire à quel point « l’islam est un problème ». Et ce n’est pas le spectacle moribond des candidats aux primaires de droite qui me contredira.

Bref, j’étais dans ce RER quand le spectacle de la réalité m’a sortie de ma torpeur et a fait dévier le cours de mes pensées et de mon récit hebdomadaire. En face de moi, une mère et une fille visiblement de retour d’un après-midi de shopping. Un spectacle d’une banalité sans nom. Une mère et une adolescente face à face dans un train de banlieue, il y a plus original comme objet d’écriture.

Derrière elle, un jeune homme, entre 25 et 30 ans, assis sur les escaliers, casquette vissée sur la tête, le regard vague. Ce n’est qu’au moment où il passe sa main sur le dos et les hanches de l’adolescente penchée vers sa mère que je sors de mes pensées.
La jeune fille et sa mère passées le choc qui ne dure pas moins de 30 secondes se déplacent, le jeune sort à la station suivante. Sans mots, sans cris, tous reprennent place dans ce voyage quotidien.

La scène est banale, j’en ai conscience. Les transports et les lieux publics sont dans leur quotidienneté et leur banalité les lieux de violence, d’agressions. Ils sont les lieux de basculement par essence.

Cette scène banale est venue s’ancrer en moi cette semaine, elle s’est superposée aux violences verbales et physiques que notre actualité nous déverse.

Du candidat aux États-Unis faisant l’apologie du viol, au présentateur fétiche des plus jeunes qui entre médiocrité et ridicule nous offre le spectacle d’une agression en bonne et due forme, on a été gâtés. Comme souvent ce sont les réactions ou les non-réactions des uns et des autres qui sont les plus révélatrices de l’abîme. Ici et là on pouvait lire des justifications de l’acte par la tenue de la jeune fille qui se rêvait en icône de la téléréalité. En été, il fallait se dévêtir sur les plages françaises ; en automne, il faudra être davantage habillé-e sur les plateaux télé.

J’entends déjà certains expliquer que cette France médiocre n’est pas représentative des rapports entre hommes et femmes. Que là-haut on sait se tenir, que les frasques d’en bas ne sont pas représentatives de la France, « pays où les femmes sont libres », pour reprendre les phrases d’hommes politiques de premier plan.

Et pourtant. Pourtant, cette semaine, il y a eu la sortie du site Web où, anonymement, toutes ces femmes qui arpentent les plus hautes sphères de la République racontent leurs voyages aux enfers d’un quotidien de petites phrases, de petits mots, de gestes déplacés, symboles cruels de ces rapports inégalitaires et sexistes.

Les voyages en train finissent mal, selon la chanson. Le mien s’est terminé sur les phrases et frasques du président normal et de cette Marianne voilée dont l’objectif déclaré de notre République est d’émanciper ces « soumises », ces femmes aux accoutrements différents selon la pensée de la plus haute autorité de l’État. Je n’avais jusque-là jamais entendu parler du passé féministe du président normal. Une nouvelle vocation peut-être.

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Samia Hathroubi est déléguée Europe de la Foundation for Ethnic Understanding.



Ancienne professeure d'Histoire-Géographie dans le 9-3 après des études d'Histoire sur les… En savoir plus sur cet auteur