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Religions

Sur « Le Chemin de Dieu », hommage à Catherine Delorme, une figure méconnue du soufisme

Rédigé par | Mercredi 17 Février 2021 à 11:45

           

Il y a tout juste 30 ans décédait à Rabat, en février 1991, à l’âge de 90 ans, Catherine Delorme, maître soufie affiliée à la voie Tidjaniyya, seule femme européenne à avoir réaliser le but ultime de la quête spirituelle dans le soufisme, au cours d’un itinéraire unique en son genre. C’est après avoir étudié, en autodidacte, toutes les religions, qu’elle découvre dans l’islam d’Afrique du Nord, auprès des grands maîtres de la Voie, la dimension mystique qu’elle recherchait. Hommage à une grande figure méconnue du soufisme, à sa foi inébranlable et à son profond amour pour l’islam, son Prophète et toutes les créatures.



Sur « Le Chemin de Dieu », hommage à Catherine Delorme, une figure méconnue du soufisme
D’origine sicilienne, Catherina Maltese est née à Palerme, en Sicile, au tout début du siècle dernier, dans une famille catholique qui émigre en Afrique du Nord peu de temps après sa naissance. C’est en Tunisie, en Algérie, puis au Maroc qu’elle passera une grande partie de sa vie, qu’elle épousera un médecin, Ivan Delorme, qui lui donnera la nationalité française, et qu’elle réalisera sa vocation mystique.

Dès l’enfance, à Alger, des dons qui lui sont attribués comme surnaturels apparaissent, déchaînant les moqueries de cette « nouvelle Jeanne d’Arc ». De la pucelle d’Orléans, elle avait la foi profonde et la confiance absolue dans la « petite voix », la voix du cœur. Mais elle se sentait en total décalage avec la réalité : « Le monde m’apparaissait semblable à ces beaux fruits appétissants dans lesquels…on découvre que le cœur est rongé par un ver. » Comment l’Homme, créé à l’image de Dieu, peut-il se comporter ainsi ? Puisque le Christ avait commandé « Soyez parfaits comme mon Père céleste est parfait », il fallait à tout prix atteindre cette perfection.

L’étude approfondie de toutes les traditions

Une fois ses devoirs sociaux accomplis, elle se plongeait dans l’étude des grandes traditions de l’humanité. Les livres étant rares à cette époque dans ce domaine, il fallait une très grande motivation pour se les procurer. Catherine Delorme, qu’on appelait « Mamita », en avait à revendre. Aucun obstacle ne pouvait l’arrêter dans sa soif d’apprendre, de découvrir, et de méditer sur Le Chemin de Dieu, titre de l’ouvrage qu’elle publiera à Paris en 1979, un précieux témoignage de son vécu initiatique.

Sur « Le Chemin de Dieu », hommage à Catherine Delorme, une figure méconnue du soufisme
L’obstacle majeur était la réprobation de son mari qui voyait d’un bon œil qu’elle ait un intérêt intellectuel pour les religions, mais sans aller jusqu’à l’expérimenter. Il lui fallut « mettre la dévote en sommeil » pendant de longues années et acquérir « cette maîtrise de soi sans laquelle la vie en société serait impossible ».

Eprise d’Absolu, Mamita n’avait pas de barrières, ni de limites dans sa quête. Sachant que toutes les religions sont des chemins qui gravissent, chacune à leur manière, un sentier qui mène au sommet où toutes se rejoignent, aucune n’était négligeable. L’islam, la religion du pays où elle vivait, fut la dernière à lui être révélée à cause du « manque total d’ouvrages arabes traduits en français, traitant de cette tradition islamique ».

Elle s’était fait des amis parmi des nomades pratiquants qui vivaient de manière rudimentaire, et trouvait auprès d’eux la paix qui lui faisait défaut dans les cercles mondains. Ils la nommaient affectueusement « Messaouda », ceci malgré la séparation qui régnait alors entre les deux mondes, Européens d’un côté et populations autochtones, musulmanes et juives de l’autre. Mais ses questionnements restaient inassouvis : « Ce n’étaient là que des miettes d’un festin auquel je désirais prendre part. » L’islam allait faire irruption dans sa vie, de manière tout à fait inattendue.

Ce fut d’abord au cours d’un rêve où elle se vit emmenée au Hajj par Ali, un de ses amis du douar : « Nous nous trouvions à l’intérieur de la Kaaba. Ali et moi étions accroupis dans le coin, à l’angle droit, serrés l’un contre l’autre… Je restais tranquille, consciente de l’extraordinaire privilège. » Ce pèlerinage vu en rêve, Mamita l’accomplira plus tard, par deux fois, en 1967 et 1968.

La shahada

« Le plan du Grand Architecte est parfait, on ne se meut pas, on est mus », disait-elle. C’est en se promenant dans la médina de Sfax que cette femme occidentale, l’épouse du toubib, est frappée par la vision d’un marchand arabe en train d’égrener son chapelet : « Je m’arrêtais, subitement figée…Une lumière intérieure éclairait son beau visage qui me semblait familier. »

Répondant à son invitation et à son questionnement, elle lui fait part de son désir d’avoir son chapelet et de connaître sa prière : « N’est-ce pas une prière que tu adresses à Dieu ? Et ton Dieu n’est-il pas aussi le mien ? » Elle prononce alors la shahada devant Ben Diffallah, marchand de son état, qui lui remet le chapelet, avec l’injonction de faire la fédia, un prix offert à Dieu par le pécheur pour le rachat de son âme : une centaine de mille de lâ ilaha illallâh, le témoignage de l’Unicité divine.

L’incroyable faveur divine

Il lui fallut trois mois pour achever la fédia, en cachette de son mari. Suivant les recommandations de Ben Diffallah, et dans les conditions de pureté requises, elle se prépare à recevoir l’approbation divine, qui prend la forme d’un rêve prodigieux : elle se voit sale, déguenillée, affamée, dans une ville arabe ancienne, se dirigeant vers une porte pour trouver un asile.

Quand elle se rend compte qu’elle est dans une mosquée, interdite aux non-musulmans, elle rase les murs et, relevant la tête, elle aperçoit « sur un tapis déployé dans l’air… Mohammed, l’Envoyé de Dieu. Il était couvert d’un manteau qui donnait à sa silhouette la forme d’un triangle allongé au sommet duquel apparaissait son visage, comme un joyau merveilleux. La perfection de ses traits était mise en valeur par le contraste harmonieux de la blancheur nacrée de son teint, la roseur pudique de ses pommettes, le rubis de ses lèvres, le noir de jais de ses yeux, de l’arc de ses sourcils et de sa barbe. Cette beauté était idéale, surhumaine ».

Le Prophète l’invite alors à prendre place à sa droite, immense privilège, et la revêt d’une robe resplendissante, incrustée de pierres précieuses, comme son manteau. Le marchand, qui désirait ardemment cette grâce divine, est ému aux larmes : « Tu rentres à peine dans l’islam et te voilà favorisée d’un rêve exceptionnel. »

Sur « Le Chemin de Dieu », hommage à Catherine Delorme, une figure méconnue du soufisme

Rencontre avec le premier guide spirituel

Les faveurs divines se succèdent dans la vie de Mamita qui poursuit sans relâche son combat impitoyable contre l’âme charnelle (nafs) et son désir de connaissance, non pas de la lettre mais de l’esprit. En proie à la perplexité, elle adresse des prières ferventes à Dieu afin d’y parvenir.

De 1930 à 1944, Mamita séjourne au Maroc, dans le bled, où son mari s’occupe d’un dispensaire. Après le décès de celui-ci, elle s’installe à Casablanca et se plonge dans l’étude des lettres et des chiffres de la kabbale hébraïque qui lui semblait familière bien qu’elle eut conscience qu’il lui manquait la clef pour pénétrer le secret du chiffre neuf. Constatant les limites des études livresques dans ce domaine, elle se mit en quête d’un maître spirituel, suivant en cela le conseil de René Guénon, « le plus grand métaphysicien du siècle » qui « lui avait rendu un service inestimable », estimait-elle, en insistant sur la nécessité d’un guide spirituel.

Un jeune étudiant lui parle alors de Mohamed Gabsi qui, pensait-il, saurait satisfaire son aspiration. Elle fit sa connaissance au cours d’une réunion de la Société théosophique, une association internationale prônant la renaissance du principe théosophique selon lequel toutes les religions et philosophies possèdent un aspect d'une vérité plus universelle. Dès lors, celui qui est surnommé « l’Ibn Arabi de son temps », se rend tous les soirs chez Mamita pour lui enseigner les Futûhât (Illuminations de La Mecque) d’Ibn Arabi, un « ouvrage exceptionnel traitant des problèmes les plus abstraits de la théologie, tout ce qui avait été l’objet de mes études pendant des années », ainsi que le Coran.

Une vocation islamique

« Le Coran est un livre fermé », disait-elle, « il m’était resté lettre morte durant de nombreuses années ». Un soir, Mohamed Gabsi prend une traduction du Coran en français et, l’ouvrant au hasard, commence à lire à voix haute la sourate Ar-Rahman. La question lancinante « Lequel des bienfaits de votre Seigneur nierez-vous ? » déclenche en elle « un remous semblable à celui de la marée montante, dont les vagues étaient la même réponse d’amour et de reconnaissance à cette question. La connaissance des réalités éblouissait ma conscience ». C’est une véritable révolution intérieure qui s’opère en elle pendant la lecture de la sourate à tel point que Mohamed Gabsi renonce à son scepticisme et reconnait « l’illumination, l’ouverture sur les pas de Mohammed ». Elle reconnaîtra cette expérience spirituelle comme la preuve de sa vocation islamique.

Durant trois années, Mohamed Gabsi lui enseigne peu à peu les fondamentaux de l’islam et l’exerce à une dure ascèse soufie pour l’éprouver : « Il ne pouvait supposer qu’une femme, étrangère de surcroît, réussirait là où la plupart des hommes échouaient. » Mais tous les obstacles rencontrés ne faisaient qu’accroître sa détermination. Grâce à ses efforts, elle parvient à maîtriser le sommeil et l’usage superficiel de la parole vaine. L’œil du cœur parvient à lui faire voir la Réalité. A chaque lecture d’Ibn Arabi, le Prophète lui apparaît, en superposition sur la figure de Mohamed Gabsi.

L’entrée officielle en islam

En 1950, après le départ de Gabsi pour la France, les expériences mystiques et les visions de Mamita se multiplient. Désireuse d’officialiser son entrée en Islam, elle cherche à rencontrer le cadi Zemmouri, à Casablanca, mais c’était sans compter sur le contrôle des autorités civiles du protectorat français qui ne voyaient pas les conversions d’un très bon œil. Avec le temps, et des circonstances favorables, l’acte est signé et attesté par un professeur de la Qarawiyyine de Fès, le chérif Scali, et le cadi de Safi, « réputé pour sa droiture et ses connaissances coraniques ». Le cadi choisit de la nommer « Hidayat Allah », un nom rare pour une femme, le Nom divin étant habituellement réservé aux hommes.

Quelques jours plus tard, sommée de s’expliquer devant le commissaire de police, elle réplique : « J’ai la certitude de ma vocation. Je manquerais de loyauté en conservant l’appartenance à une religion alors que j’en pratique une autre qui m’a donné toutes les possibilités d’ordre ésotérique et initiatique qui me conviennent. » Mamita affirmera toujours qu’elle n’avait rien abandonné, l’islam étant un rappel des religions antérieures.

Une quête spirituelle continue

Son parcours spirituel est jalonné de rencontres avec des maîtres de la Voie. Mais elle partageait avec le cheikh Tadili, son premier maître, une intimité particulière. Car dans sa grande humilité, Mohamed Gabsi ne se considérait pas comme un maître, mais plutôt comme un « upa guru », celui qui précède le maître. Mamita désirait ardemment entrer officiellement dans le soufisme, le cœur de l’islam, en se rattachant à une lignée initiatique authentique, remontant jusqu’au Prophète.

Sa réputation commençant à se répandre, le cheikh Tadilî de Mazagan, un des derniers maîtres de la tariqa Shâdhiliyya/Darqawiyya, âgé de 93 ans, aveugle, paralysé et à moitié sourd, la fait venir auprès de lui : « De sa personne, il émanait une grande dignité. Dès que je le vis, une pulsion soudaine me précipita à ses pieds, avec une exclamation de bonheur… Je le reconnaissais ! De même que j’avais reconnu Gabsi. » Elle viendra régulièrement auprès de son cheikh, son amour pour lui s’intensifiant, jusqu’à parvenir à l’intimité spirituelle avec lui, par-delà les obstacles de la vue, de l’ouïe, et de la langue. « Je connaissais suffisamment le dialecte marocain et les termes techniques du soufisme pour me faire comprendre », disait-elle.

Fermé de l’extérieur, le milieu soufi est largement ouvert de l’intérieur. La renommée de la « faqira » européenne du cheikh Tadili lui vaut des invitations chez des savants (foqara). En 1963, Mamita reçut une confirmation officielle, lors d’une réunion solennelle dans une zawiya darqawiyya, où un représentant de l’autorité religieuse la proclame devant 3 000 personnes « Arifa bi’llâh, Connaissante par Dieu ».

Plus tard, Mamita fut rattachée à la tariqa Tidjaniyya, fondée par le cheikh algérien Ahmed Tidjani (m. 1815 à Fès). Son livre Le Chemin de Dieu, écrit à la demande de ses maîtres, s’arrête là. Elle avait l’intention d’en écrire un autre sur son expérience du baqa’, le retour parmi les créatures, mais son vœu n’a pas pu être exaucé.

Jusqu’à la fin de sa vie, elle reçoit de très nombreux visiteurs en quête spirituelle. Elle aurait ainsi fait entrer en islam plus d’un millier d’Occidentaux. Elle repose à Rabat, au cimetière des Martyrs, où sa tombe est visitée par des pèlerins venus de toutes parts.

Pour en savoir plus sur les rencontres de Catherine Delorme avec les maîtres soufis, l’article dans son intégralité est ici.

Lire aussi :
Islam et christianisme : les deux lumières d’Henry Bonnier


Clara Murner
Clara Murner est doctorante en langue et littérature arabes à l'Université de Strasbourg, au sein... En savoir plus sur cet auteur



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