Il n'y aura de toute façon pas de vraie Europe sans Russie démocratique, et
pas de démocratie russe sans, au préalable, une Tchétchénie libérée.
Monsieur le Président Chirac, Vous êtes un lâche. Vous n'êtes pas le seul ?
C'est vrai.
Oui, quant à la Tchétchénie, vous êtes d'une lâcheté politique qui fait de
ceux que vous êtes censé représenter depuis tant d'années les complices en
silence d'un massacre qui dure depuis à peu près autant d'années.
Pourriez-vous répondre à ces questions :
1) Etes-vous d'accord que cette guerre, qui en dix ans a déjà fait plus de
200 000 morts tchétchènes (sur une population de moins d'un million), et des
centaines de milliers de vies saccagées (par l'exil, la perte de proches, la
mutilation, le viol, la torture), ne peut pas être considérée comme une
«affaire interne» qui ne concernerait que la Russie ?
2) Peut-on laisser la Russie envoyer ses jeunes hommes se faire tuer par
dizaines de milliers dans une guerre sans autre but que d'humilier et
détruire l'adversaire pour flatter son propre orgueil national et gagner des
élections ?
3) Est-il vrai que toutes ces années de guerre ont transformé le territoire
tchétchène en catastrophe écologique (des dizaines de milliers de tonnes de
résidu de pétrole contaminant sols et eaux, des taux de radioactivité
dépassant dramatiquement le niveau admis, et de plus en plus d'enfants
naissant malformés) ? (1)
4) Peut-on ou non parler de «génocide» et de «crime contre l'humanité» quand
plus d'un cinquième d'une population est assassiné et un quart forcé à fuir
son pays ? (2)
Si vous pouvez répondre «oui» à une de ces questions, ne serait-ce qu'à une
seule, alors que fout la France ?... Ce qu'elle peut ? Non : ce qu'elle peut
sans faire de vagues. C'est-à-dire rien. Car on le voit bien depuis le
temps, rien ne se fera sans de fortes vagues pour entamer le roc
nationaliste russe. Les Tchétchènes (qu'Alexandre Dumas, qui avait été sur
place, appelait «les Français du Caucase») attendent désespérément, de
l'Ouest, ces vagues qui ne viennent pas. Que leur dites-vous ? On n'entend
RIEN.
On entend : «Et le terrorisme, l'intégrisme islamique, les filières
tchétchènes, etc. ?» Tous ces arguments qu'avance Poutine lui-même pour
légitimer sa politique de terreur et d'annihilation. Y croyez-vous vous-même
? Non, certainement. En a-t-on trouvé beaucoup par exemple de ces
«Tchétchènes» qu'on nous annonçait si nombreux et surentraînés auprès des
talibans en Afghanistan ? Non. Un seul même ? Non.
Bien sûr, des Tchétchènes ont commis des attentats terroristes (à distinguer
de ceux montés par l'ex-KGB pour discréditer l'adversaire et servir la
politique va-t-en-guerre pousse-au-crime poutinienne), dont certains très
meurtriers. Il se passe avec la Tchétchénie ce qui s'est passé avec la
Bosnie dans les années 90. Grozny aujourd'hui, comme hier Sarajevo, est un
laboratoire pour fascistes racistes. Vous connaissez l'histoire du
scientifique et de la mouche. Le scientifique a convié quelques confrères
dans son laboratoire. Il leur présente une mouche, qu'il tient dans sa main.
Quand il ouvre la main et dit «Vole !», la mouche s'envole. Alors il la
rattrape, lui arrache les deux ailes et lui dit «Vole !» à nouveau. La
mouche ne s'envole pas. Le scientifique en conclut : «Voyez, quand on
arrache ses ailes à une mouche, elle devient sourde.» Eh bien Poutine (ou
avant lui Milosevic, Karazdic, Mladic et consorts) est comme ce scientifique
sadique et cynique. Il pourrait dire : «Voyez, quand on opprime suffisamment
un peuple, on peut le faire devenir ce qu'on a toujours prétendu qu'il était
: fondamentaliste, terroriste, bandit, bestial» (3). Bien sûr qu'en
Tchétchénie, comme en Bosnie, finissent par rappliquer des «frères d'armes»,
d'Arabie Saoudite ou d'ailleurs, mercenaires à la conquête de nouveaux
terrains pour leur croisade sacrée. Et bien sûr que l'acharnement russe
favorise l'émergence de la minorité tchétchène la plus radicale. Il est
d'autant plus urgent d'imposer un terme à cette guerre.
On dira : «Et le pétrole, les lois de la géopolitique, le jeu des alliances,
les contrats d'industrie, etc. ?» Toutes «ces choses qui nous dépassent»,
paraît-il. Mais la France n'aurait-elle pas plus à gagner qu'à perdre,
gagner un peu d'honneur au moins (ce mot si gaullien), à être le premier
pays à se montrer inflexible sur la Tchétchénie ? Regardez ce qui s'est
passé quant à l'Irak récemment. Ce que vous avez pu faire, en notre nom,
face à l'Amérique, qui peut croire que vous ne pourriez le risquer, en notre
nom, face à la Russie ?
Vous dites «la Tchétchénie, tout le monde s'en fout» ? C'est assez vrai.
Sans doute que si on additionnait, en France, le nombre des participants à
toutes les manifestations contre les deux guerres en Tchétchénie depuis
1994, on obtiendrait un chiffre bien inférieur à celui pour une seule des
manifestations contre le Pacs, ou contre la loi sur le voile, ou contre le
régime des intermittents. Mais, justement, ne devrait-ce pas être le devoir
du politique que d'avoir un rôle de révélateur, d'éclaireur ? Prenez
position ferme, et vous ferez la Une de nombreux médias internationaux, et
sans aucun doute même y gagnerez quelques points dans nos sondages
nationaux. Au Kosovo, la France et d'autres avaient fini par imposer le
droit (malgré, déjà, les menaces russes). Et aujourd'hui, si la situation
dans la région est toujours loin d'être saine, du moins on n'y massacre
plus. Pourquoi ce qui a été possible au Kosovo ne le serait-il pas en
Tchétchénie ? Parce que la Russie est «une grande puissance», ce que la
Serbie n'est pas ? Parce qu'aucun autre pays, aucune instance
internationale, ne vous suivrait ? Rien de moins sûr. Ne serait-ce pas là
l'occasion, pour l'Europe en construction, d'apprendre à faire front et
résister ensemble ? Il n'y aura de toute façon pas de vraie Europe sans
Russie démocratique, et pas de démocratie russe sans, au préalable, une
Tchétchénie libérée.
Une solution à la Kosovo, c'est ce que propose un récent document du
gouvernement en exil de la République tchétchène d'Ichkérie. Ce texte
demande (car les humiliés, eux, ne peuvent rien exiger) une mise sous
administration internationale provisoire de la Tchétchénie, suivie d'une
indépendance conditionnelle. L'avez-vous lu ? Qu'en pensez-vous? On doit le
savoir. (4)
Votre ministre des Affaires étrangères, M. de Villepin, a eu cette légère
audace lors de son récent passage en Russie : après avoir évoqué «la
nécessité d'un processus politique pour une solution durable en Tchétchénie»
(on entend ces évocations stériles depuis tant d'années !), il a osé le mot
de «guerre», tabou chez Poutine (lui parle d'une «opération de police contre
le terrorisme» ; n'était-ce pas ainsi, déjà, que la France qualifiait sa
guerre en Algérie ?). Bien. Mais appeler une guerre une guerre ne suffit pas
à imposer une paix. Surtout que, quatre jours plus tard, votre ambassadeur à
Moscou élevait au grade d'officier de la Légion d'honneur le chef
d'état-major des armées russes, qui depuis quatre ans mène la guerre en
Tchétchénie. Où est la cohérence dans tout ça ? Où l'honneur ? Le courage ?
Le politique ? (5)
Comment sortir de cette lâcheté si bien partagée, de cette vieille
realpolitik obscène et mortifère ? Et si quelques gouvernants commençaient
par dire haut la simple vérité ? Vous par exemple. Sur la Tchétchénie par
exemple. Et si cette vérité doit être martelée, alors la marteler. Et,
puisqu'il faut exiger, exiger. En PESANT DE TOUT SON POIDS. Sans relâche,
jusqu'à imposer. Vite. Pour que vivent les Tchétchènes, ou ce qu'il en reste
encore. Pour que la Russie trouve au plus tôt figure humaine. Pour que cesse
la honte qui salit tout, et qui sinon entraînera demain d'autres hontes.
Soyez le premier, à voix forte, en notre nom. Faites vôtre la devise «Même
si tous, moi non.»
Veuillez recevoir, Monsieur le Président Chirac, cette lettre.
(1) La Tchétchénie était une des Républiques-poubelles pour déchets
radioactifs de l'URSS. Des dizaines de sites y étaient installés, dont
certains ont été bombardés par les Russes ces dernières années.
(2) Le Parlement européen vient de reconnaître, soixante ans plus tard, le
génocide du peuple tchétchène sous Staline.
(3) Les soldats russes traitent les Tchétchènes de «culs noirs»,
«wahhabites» ou «juifs» ! (Dans les camps, les nazis, eux, appelaient les
juifs en stade terminal les «musulmans».)
(4) On peut trouver ce plan de paix sur http://www.chechnya-mfa.info/
On peut le soutenir sur www.radicalparty.org/. Le Parlement européen a
récemment adopté un amendement pour l'étudier.
(5) Il y a quelques jours, Poutine a été réélu, de la façon que vous savez.
Vous lui avez envoyé vos «félicitations les plus chaleureuses et les plus
amicales». «La France continuera de soutenir vos efforts en faveur d'une
Russie démocratique, prospère et forte.» Quelle sinistre saloperie !
Leos Carax, cinéaste.