Points de vue

Thomas Pierret : « Syrie : des oulémas révolutionnaires ne manqueront pas d'émerger »

Par Jean-François Mayer*

Rédigé par Jean-François Mayer | Mardi 15 Mai 2012 à 12:27

L'ouvrage de Thomas Pierret « Baas et Islam en Syrie : la dynastie Assad face aux oulémas » analyse les relations liant pouvoir politique syrien et oulémas sunnites. Religioscope a posé trois questions à l'auteur pour décrypter l'évolution de ces relations à la suite des soulèvements violents qui ont lieu en Syrie.



Religioscope : Plus de six mois après la parution de votre livre, les principaux oulémas parviennent-ils à maintenir la position attentiste que vous décriviez ? Et si ce n’est pas le cas, les lignes de faille sont-elles régionales ou idéologiques ?

Thomas Pierret : La situation a évolué très différemment d'une ville à l'autre, principalement en fonction de la tournure plus ou moins violente qu'y a prise la crise. Le clivage est donc très clairement géographique plutôt qu'idéologique. À Homs, ville martyre, la quasi-totalité des oulémas ont pris position contre le régime et plusieurs d'entre eux ont dû fuir.
Dans la ville d'Alep, où la situation est demeurée comparativement calme (insistons ici sur le fait qu'il s'agit de la ville d'Alep et non du reste de la province, théâtre de violents incidents), les oulémas ont préservé jusqu'à ce jour une position attentiste consistant à ne pas soutenir la révolution tout en s'abstenant de chanter les louanges du régime.
À Damas, en revanche, l'élite religieuse a véritablement éclaté entre des figures prestigieuses critiques du pouvoir et soumises par conséquent à de fortes pressions sécuritaires (le cheikh des lecteurs du Coran Krayyim Rajih, les frères al-Rifa'i, le radioprédicateur Ratib al-Nabulsi, en sus de récents exilés comme Muhammad al-Ya'qubi), une petite minorité de thuriféraires comme le Dr Sa'id Ramadan al-Buti, prêcheur de la mosquée des Omeyyades, et le "parti du silence".

Sans tenter de prédire l’avenir, maintenez-vous les prévisions de votre livre quant à un renforcement du poids des oulémas par suite de cette guerre civile, ou le pourrissement de la situation en Syrie risque-t-elle de les placer eux aussi dans une position difficile en fin de compte ?

Thomas Pierret répond aux questions de France 24 sur son livre, novembre 2011
Thomas Pierret : Dans mon livre, dont j'ai écrit la conclusion au début du soulèvement, je sous-estime probablement la profondeur des changements sociaux que pourraient induire les événements en cours. Si le régime venait à tomber en l'absence d'un coup d'État militaire et d'une intervention étrangère, on assisterait à rien moins qu'une révolution sociale puisque ce sont les classes populaires qui portent les armes aujourd'hui.
Cela dit, eu égard au poids du référent religieux dans la société syrienne, cela n'affaiblirait pas nécessairement les oulémas dans leur ensemble : un tel scénario pourrait certes marginaliser les hommes de religion les plus proches du pouvoir politique et des élites en général, mais des oulémas révolutionnaires ne manqueront pas d'émerger, comme c'est déjà le cas à Homs et dans la diaspora syrienne. Je pense, par exemple, à Muhammad Ali al-Sabuni, un vieil exilé qui dirige la Ligue des oulémas syriens, une organisation d'opposition, et à Adnan al-Ar'rur, un téléprédicateur salafiste qui consacre un programme hebdomadaire de deux heures au soutien à la révolution syrienne.

Dans les groupes qui ont pris les armes contre le régime, des oulémas influents jouent-ils un rôle ? Ou la résistance au régime permet-elle à d’autres acteurs islamiques moins « établis », par exemple des courants salafistes, mais aussi d’autres courants musulmans, d’y trouver potentiellement une légitimité sans précédent ?

Thomas Pierret : Les grands oulémas de l'intérieur ne peuvent pas se permettre de participer au soulèvement armé, ce serait beaucoup trop dangereux pour eux.
Les hommes de religion qui soutiennent les groupes armés sont soit des exilés qui récoltent de l'argent à cet effet, soit des figures de deuxième ou troisième rang. Il est vrai, par ailleurs, que la multiplication des brigades d'opposants armés ouvre un champ d'action à des courants islamiques jusqu'ici marginaux, comme les salafistes mais le phénomène demeure très limité pour l'instant.
Jusqu'à ce jour, l'insurrection armée est un mouvement profondément organique, c'est-à-dire solidement ancré dans la société dont il est issu. À l'image de cette dernière, l'opposition armée est donc plus pieuse et conservatrice qu'islamiste ou salafiste au sens idéologique du terme. Toutefois, la prolongation du conflit est évidemment susceptible d'entraîner une radicalisation idéologique.


Thomas Pierret, Baas et Islam en Syrie : la dynastie Assad face aux oulémas, Paris, Presses Universitaires de France, 2011, 330 p.


* Jean-François Mayer est directeur de l’institut Religioscope, qui se consacre à l’étude des faits religieux et à leur impact dans le monde contemporain.