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Turquie : vers un nouveau mandat AKP

Entretien avec la sociologue Didem Danιş, enseignante à l'université de Galatasaray (Istanbul).

Rédigé par Amara Bamba | Vendredi 10 Juin 2011 à 10:38

La Turquie renouvelle son Parlement ce dimanche 12 juin 2011. La victoire des islamistes de l'AKP est annoncée. Pour autant, les meetings de l'opposition battent des records d'affluence, car l'enjeu est de taille.



Saphirnews : Quels sont les enjeux de ces législatives, vu la popularité de l'AKP (Parti pour la justice et le développement) ?

Didem Danιş : L'AKP reste un parti populaire, mais je pense que sa popularité est en baisse. Une légère baisse que l'on ressent depuis la campagne pour le référendum du 12 septembre 2010. Cela étant, l'enjeu des législatives du 12 juin est très important. Car les députés qui seront élus dimanche sont ceux qui vont élaborer la nouvelle Constitution. Ce sera la première « Constitution civile » depuis le coup d'État militaire du 12 septembre 1980, donc depuis plus de trente ans !

Pourtant, il y a eu des changements dans la Constitution...

D. D. : Oui, si l'on veut... Il y a eu quelques amendements portant sur quelques phrases de-ci de-là. Mais il n'y a jamais eu de réforme en profondeur de cette Constitution faite par l'armée dans les conditions d'un pouvoir de junte militaire. La société turque a beaucoup évolué durant ces trente dernières années et la Constitution faite par des militaires ne correspond plus à la réalité d'aujourd'hui. La Constitution du prochain Parlement sera donc la première vraie Constitution civile depuis 1980.

Des législatives avec une réforme constitutionnelle en ligne de mire ?

D. D. : Oui, on peut le dire. Mais à cela il faut ajouter un autre enjeu qui concerne la question kurde. Les Kurdes ne sont pas satisfaits de leur situation et cela est source de tensions à l'intérieur de la société turque tout entière. Le mécontentement des Kurdes est alimenté par un sentiment de déception envers l'AKP au pouvoir. Il y a quelques années, l'AKP a créé l'événement en promettant des changements en faveur des Kurdes. Ce fut la fameuse « ouverture kurde », dont on a beaucoup parlé. Au final, il y a eu une chaîne de télévision en langue kurde, puis rien d'autre.

Mais sur le plan politique ?

D. D. : Sur le plan politique, la déception des Kurdes est encore plus grande. L'an dernier, par exemple, une affaire judiciaire a été intitulée KCK, en référence au mouvement kurde le plus mobilisé dans le domaine civil. Ce procès a donné lieu à une vague d'arrestations de personnalités politiques kurdes accusées d'activités terroristes. Les images de ses leaders politiques, menottés et conduits au poste de police, ont été reçues comme une volonté d'humiliation des Kurdes par le pouvoir AKP. Il y a un sentiment général de déception, même parmi les Kurdes non impliqués dans des activités politiques.

Pourtant, le meeting de l'AKP à Dɩyarbakɩr, en région kurde, a été un grand succès.

D. D. : L'affluence aux meetings de l'AKP n'est pas un indice fiable. Ce parti dispose de gros moyens et d'un puissant réseau de mobilisation. Pour un meeting à Dɩyarbakɩr, ils vont mobiliser tous leurs sympathisants des villes voisines. Ce week-end, le meeting de l'AKP à Izmir était plein à craquer. Mais tout le monde sait qu'Izmir est une ville anti-AKP. Les militants de l'AKP sont donc venus de toutes les régions voisines comme pour faire foule... C'est ce que la presse nous explique.
Cela dit, il existe une fraction des Kurdes qui n'adhère pas à la ligne des partis politiques kurdes. Il faut savoir qu'une bonne majorité des Kurdes sont de pieux musulmans de rite chaféite. Ils sont sensibles à la campagne de l'AKP disant que les partis kurdes suivent une idéologie non conforme à l'islam, une idéologie athée, etc. Ces Kurdes n'aiment pas l'idée que le PKK, par exemple, soit présenté comme un parti anti-islam. Enfin, une partie des Kurdes estime qu'un pouvoir AKP leur accordera plus facilement le soutien économique dont les régions kurdes ont grand besoin. Tous ces facteurs sont des sources de tensions internes sur la question kurde.

Peut-on s'attendre à un bouleversement le 13 juin ?

D. D. : Personnellement, je ne m'y attends pas. Mais la « théorie du complot » est très appréciée des Turcs. Et, depuis peu, on parle beaucoup d'un « nouveau complot » où les États-Unis auraient lâché l'AKP pour soutenir le CHP (ndlr, l'opposition kémaliste). Les médias font écho de ce « nouveau complot » et en tiennent compte dans leurs analyses. Malgré cela, je n'attends pas un bouleversement radical au lendemain du 12 juin. Je m'attends à voir l'AKP un peu au-dessus de 43 % et le CHP à un peu plus de 28 %.

L'AKP est le « Parti de la justice et du développement ». Selon les analystes, il a bien réussi le développement, qu'en pensez-vous ?

D. D. : C'est vrai qu'on parle beaucoup du succès de l'AKP sur son volet développement. Cependant, il est bon de savoir que, durant les dix dernières années, ce pouvoir a battu les records de privatisation. L'argent qui a fait tourner l'économie est aussi l'argent de privatisations tout azimut. Ils ont presque tout vendu. Ils ont vendu Türk Telekom [...], ils ont privatisé TEKEL, la grande régie nationale de tabac et de l'alcool, qui était un monopole de l'État. Ils l'ont vendue par morceaux ; les usines mais aussi les terrains d'implantation. Ils ont privatisé les transports, etc. La liste des privatisations est très longue. Le dynamisme économique turc dont on parle tant n'est pas un pur développement. Il repose aussi sur manne financière venue de ces privatisations.
Et si on porte la réflexion à une échelle plus grande, dans le contexte néolibéral d'aujourd'hui, on voit que la Turquie a tiré son épingle du jeu grâce à ses exportations. Elle a exporté en Europe, en Afrique, en Asie centrale et au Moyen-Orient. Elle a pu le faire en exportant à très bas prix.

C'est là une cause de grande fragilité.

D. D. : Tout à fait. Surtout que, dans le cas de la Turquie, cela fut possible grâce à des salaires très faibles et des conditions de travail souvent très précaires. Beaucoup de gens travaillent par exemple sans aucune protection comme la Sécurité sociale que vous connaissez bien en France.

Mais pourquoi cela ne pose pas un problème social en Turquie ?

D. D. : C'est parce que ces questions de protection sociale des travailleurs sont compensées par les actions d'organisations charitables initiées par la nouvelle bourgeoisie de l'AKP. D'une part, cette bourgeoisie profite du système dont je viens de parler. D'autre part, elle crée des structures pour venir en aide aux victimes de ce système néolibéral... Donc les gens qui travaillent mais sont néanmoins pauvres bénéficient des aides de ces organisations charitables du réseau AKP. En retour, ces bénéficiaires deviennent électeurs de l'AKP ; et la boucle est bouclée. L'AKP a permis ainsi un enrichissement de la société. Il a permis l'émergence d'une « bourgeoisie venue de la périphérie ». A ses membres l'AKP a toujours su donner l'espoir qu'il était possible, un jour, de devenir riches.

Qu'en est-il du volet justice ?

D. D. : Là aussi l'AKP a fait un grand pas contre le poids de l'armée dans la vie politique turque. Il y a longtemps que la Turquie n'est plus sous un régime de junte militaire. Mais il y avait une forte influence de l'armée dans la société et surtout dans la vie politique. L'AKP a réussi à briser cette présence autoritaire de l'armée en s'emparant de certains dossiers dont le procès du réseau Ergenekon. Au départ, ce fut un vrai élan de démocratisation. Malheureusement, aujourd'hui cela vire à l'instrumentalisation. Ces dossiers judiciaires sont devenus comme des arguments de pression autoritaire de l'AKP avec des allures de harcèlement judiciaire de personnes dont l'implication n'est pas établie. C'est un virage non démocratique que je déplore personnellement.

Dix ans de pouvoir AKP : n'y a-t-il pas un effet de lassitude?

D. D. : Bien sûr que si. Mais l'AKP attise toujours les passions. Vous avez une moitié de la société turque qui adore l'AKP. Ce n'est pas seulement une relation de sympathie ou d'adhésion à un parti politique. C'est plus que cela. C'est vraiment une relation qu'on peut qualifier d'amour sans risque de se tromper. En face, il y a l'autre moitié de la société qui hait l'AKP. Là aussi, c'est un sentiment de rejet émotionnel. Une vraie haine. C'est très intéressant, pour les sociologues, d'observer ces deux moitiés de la société dans une relation de « haine et amour » contre l'AKP. Ces sentiments se cristallisent sur l'image et la personnalité de Tayyip Erdoğan.

Qu'est-ce qui motive ces sentiments contraires ?

D. D. : Je pense que le parti de M. Erdoğan a dynamisé la société. Il y a encore dix ans, pour diverses raisons, une partie de la société était exclue des positions centrales, des positions de pouvoir. Ces gens, aujourd'hui, ont pu accéder à des positions centrales en termes économiques, sociaux et politiques. Leur ascension n'est pas seulement un embourgeoisement. Elle leur confère un véritable statut d'élite. L'ancienne élite se sent donc menacée. D'où cette tension et ces sentiments forts et contraires autour d'un même parti.

L'islam joue-t-il dans cette tension ?

D. D. : Oui... bien sûr ! Car l'ancienne élite est kémaliste. Quand elle parle d'islam, elle parle d'une religion très ouverte sur les valeurs occidentales. C'est un islam occidentalisé que certaines personnes décrivent comme un « anti-islam ». Tandis que les partisans de l'AKP affichent fièrement leur identité islamique. Et ils estiment avoir été longtemps marginalisés à cause de cette identité, alors qu'ils sont majoritaires dans la société. Ils citent l'interdiction du foulard dans les universités comme un exemple de cette volonté d'exclusion.

Mais ont-ils raison ?

D. D. : En tout cas, on peut les comprendre parce que le régime kémaliste a eu parfois une attitude d'exclusion envers les musulmans. Mais, aujourd'hui, après dix ans de pouvoir AKP, cette affirmation d'identité islamique a perdu de sa fraicheur. Et on assiste à la mise en place d'une chaîne de corruption de l'AKP... Il y a toujours eu du clientélisme en Turquie. L'AKP lui-même s'est installé en critiquant le clientélisme kémaliste, qui, selon lui, excluait les musulmans. Mais, aujourd'hui, c'est l'AKP qui a instauré son propre réseau clientéliste. Ils ont créé leurs propres intellectuels, leur propre bourgeoisie, leurs propres journalistes, leurs propres universités, etc. D'où l'importance de savoir qui va faire la nouvelle Constitution. Car, si l'AKP dépasse les 45 %, non seulement il restera au gouvernement mais il n'aura pas besoin de coalition pour réaliser la réforme constitutionnelle.