Points de vue

Ukraine - Russie : une plaisanterie islamophobe d’un humoriste ukrainien comme un miroir de l’état d’esprit des belligérants

Rédigé par Dagun Deniev | Vendredi 4 Octobre 2024 à 12:25



Un proverbe russe dit : ce que le sobre a dans la tête, l’ivre l’a sur les lèvres. L’humoriste ukrainien Anton Steniouk n’était pas ivre certes, mais ce qu’il a dit tout haut sur scène n’en reflète pas moins ce que pensent tout bas une partie des Russes et des Ukrainiens : « Cette guerre (entre la Russie et l’Ukraine) est un non-sens total. Je ne comprends pas comment ça se fait que certains chrétiens orthodoxes tuent d’autres chrétiens orthodoxes alors qu’il y a encore tant de musulmans dans le monde. Je ne dis pas qu’il faut tuer les musulmans – je suis une personne normale, je comprends que ce n’est pas le moment, d’autant plus que les Juifs s’en charge déjà –, mais tout de même. »

Le one-man-show d’Anton Steniouk a été publié le 26 mai par une chaîne humoristique ukrainienne sur YouTube, mais ce ne qu’en fin septembre que le passage cité a défrayé la chronique, après qu’il a été dénoncé par des représentants de la minorité musulmane de l’Ukraine incarnée par des Tatares de Crimée. L’une des personnalités à avoir réagi est le rédacteur en chef du site Qirim.news (Les Nouvelles de Crimée) Imran Ouseinov : « Ces propos vont bien au-delà d’une plaisanterie, estime-t-il. D’abord, si l’on y réfléchit, l’homme met l’accent sur l’unité religieuse orthodoxe des Ukrainiens et des Russes. Personne ne nie que les Ukrainiens et les Russes soient orthodoxes, mais cela rappelle clairement le narratif (du Kremlin) sur les peuples frères. Ensuite, il y a un appel indirect à tuer les musulmans, malgré tous ces “ce n’est pas le moment”. Enfin, il justifie de facto le massacre de musulmans dans la bande de Gaza. »

Face à ces critiques et une plainte déposée par le commissaire aux droits humains ukrainien pour suspicion d’incitation à la haine interreligieuse, l’humoriste a présenté ses excuses à toute personne qui a pu se sentir offensée par sa plaisanterie « déplacée et inadmissible ». Il a fait retirer la séquence controversée de la vidéo de son spectacle sur YouTube et l’a supprimée de tous ses réseaux sociaux.

Pour Oussam Baïsaïev, ancien employé de l’ONG russe Memorial vivant en Norvège, les propos polémiques tenus par l’humoriste n’apprennent rien de nouveau : « C’était de toute façon évident eu égard aux commentaires et prises de parole d’Ukrainiens sur YouTube. C’est juste que ce benêt a tout déballé ouvertement. »

Une incapacité à désigner clairement l’ennemi qui traduit les affinités ethnolinguistiques, culturelles, raciales et religieuses entre Moscou et Kiev

Quoi qu’il en soit, il convient d’être reconnaissant à Anton Steniouk d’avoir appelé les choses par leur nom, à l’opposé de la propagande des deux belligérants dont l’un prétend combattre les « nazis » et les « banderovtsy » (du nom de Stepan Bandera, nationaliste ukrainien ayant combattu les Soviétiques lors de la Seconde Guerre mondiale et catalogué par Moscou comme collaborateur de l’Allemagne hitlérienne, comme si Staline ne l’avait pas été avant lui) et l’autre, les « rachistes » et les « orques » (le premier terme est le télescopage de « Russia » en anglais et de « fascisme », le deuxième est le nom des créatures monstrueuses dans l’univers tolkien).

Cette incapacité des uns et des autres à désigner clairement leur ennemi (la nation ukrainienne, d’un côté, et l’État-nation russe, de l’autre) traduit les affinités ethnolinguistiques, culturelles, raciales et religieuses entre Moscou et Kiev, mais aussi une certaine immaturité des deux adversaires. Car la proximité anthropologique n’a jamais empêché les humains de se faire la guerre, comme l’ont démontré, entre autres, les combats en ex-Yougoslavie, d’où l’inanité de vouloir se cacher la face en inventant des néologismes trompeurs et en essentialisant la participation au conflit du méchant non-slave sur qui les deux propagandes braquent volontairement leurs projecteurs respectifs.

L’Occident, ce méchant Autre désigné par la Russie

Du côté russe, ce méchant Autre qui sème la discorde entre les deux voisins est symbolisé par l’Occident et, plus spécialement, par les États-Unis. La présence (imaginaire) des mercenaires des pays de l’OTAN en Ukraine, souvent décriée par Moscou, est un des éléments de cette politique de l’autruche, de même que l’affirmation, devenue lieu commun pour les internautes russes, selon laquelle les Occidentaux s’en moquent de savoir quand et si cette guerre va prendre fin, tant que ce sont des « Slaves » qui s’entretuent. Au-delà des internautes, des journalistes comme Ksenia Sobtchak utilisent cette rhétorique : « Si l’on prend, par exemple, l’Amérique, cette guerre lui est assez bénéfique, avance-t-elle. Des Slaves se battent entre eux. C’est super pour eux : autant dire, deux tribus africaines qui s’affrontent pendant qu’eux, ils leur fournissent des armes. »

Il est à noter que le terme « Slaves » s’interprète en ex-URSS de façon réductrice, pour n’englober que les Russes, Ukrainiens et Biélorusses, ces deux derniers peuples étant perçus comme des appendices du premier, destinés à se voir arrimer plus solidement à leur grand frère moscovite. Quand Vladimir Poutine dit en 2015, redit en 2021 et reredit en 2022 qu’il considère les Russes et les Ukrainiens comme un seul peuple, il ne ment pas : il en est sincèrement persuadé, comme nombre de ses administrés.

De même que le slaviste français Émile Haumant rapportait en 1919 que des « Grands-Russes » (c’est-à-dire des Russes à proprement parler) soutenaient que « le petit-russe » (l’ukrainien) n’était qu’un patois, encombré de mots polonais, de la langue commune des « deux rameaux du peuple russe ». De même que l’historien pétersbourgeois Evguéni Anisimov notait en 1996, quelques années après l’éclatement de l’URSS : « L’idée selon laquelle les Ukrainiens constituent un peuple indépendant doté de son propre État souverain suscite des doutes chez les Russes. Au fond, les Russes voient les Ukrainiens comme des Russes qui parlent un mauvais russe. » À en juger par le langage qu’on entend, notamment dans les transports en commun, dans la bouche des réfugiés ukrainiens en Europe, ce n’est même pas le « mauvais russe » (c’est-à-dire l’ukrainien) qui est parlé par beaucoup en Ukraine, mais un russe authentique tel qu’il est pratiqué en Russie et dépourvu du moindre accent.

En Ukraine, le rôle du bouc émissaire assigné aux minorités non-slaves de Russie

Du côté ukrainien, le rôle du bouc émissaire est assigné aux minorités non-slaves de Russie. Au tout début de la guerre, une courte vidéo tournée on ne sait où et dans laquelle un supposé militaire ukrainien enduisait de graisse de porc des balles pour faire peur aux éventuels musulmans présents dans les rangs de l’envahisseur, interpellait déjà quant à savoir si l’auteur de la vidéo et les décervelés islamophobes qui la relayaient sur Internet réalisaient au moins qui a attaqué l’Ukraine et avec quelle religion : on aurait dit qu’ils étaient complètement à côté de la plaque sur ces questions.

Plus tard, c’est le petit peuple bouriate, des autochtones de Sibérie de type asiatique, originellement bouddhistes mais convertis pour beaucoup en orthodoxie et russifiés jusque dans leurs prénoms, qui était montré du doigt par Kiev comme fournisseur des éléments « les plus cruels » de l’armée russe. C’était à croire que c’était les Bouriates qui avaient violé des centaines de milliers d’Allemandes dans le Berlin de l’après-Seconde Guerre mondiale, que c’était eux qui avaient annexé les pays baltes, mis sous leur botte l’Europe de l’Est, déporté dans leur intégralité une dizaine de peuples de l’URSS, que c’était eux qui avaient envahi l’Afghanistan, commis un génocide en Tchétchénie, massacré les Syriens en affirmant, par la bouche de leur congénère, un certain Vladimir Poutine, que ces bombardements en Syrie étaient un bon entraînement pour ses troupes. « Il est difficile d’imaginer meilleur entraînement », avait lâché l’intéressé avec un cynisme caractéristique, sans émouvoir le moins du monde les rédactions internationales, qui étaient loin d’imaginer que les troupes ainsi « entraînées » attaqueraient quelques années plus tard l’Ukraine.

Bref, les Bouriates avaient eu droit à ce qu’on appelle en russe « la célébrité d’Érostrate », en référence au légendaire anti-héros de la Grèce antique qui brûla tout un temple pour se rendre célèbre. Cette diabolisation avait si bien marché que le pape François en personne avait cité les Bouriates (dont il n’avait pourtant jamais soupçonné l’existence jusqu’alors) comme co-responsables, avec les Tchétchènes, de l’ensemble des crimes commis par les troupes de Poutine en Ukraine. La déclaration ubuesque du Saint-Siège avait scandalisé non seulement les deux ethnies frappées d’anathème papal mais aussi le Kremlin, qui a horreur de toute agitation de la question des nationalités, a fortiori en temps de guerre. Pour calmer le jeu, Vatican n’avait eu d’autre choix que de faire son mea-culpa, mais le mal a été fait : le représentant de Jésus Christ sur terre n’avait pas hésité, pour dédouaner les chrétiens russes, d’attribuer leurs péchés à des musulmans et à des « jaunes ».

Aujourd’hui, après plus de deux ans de guerre, les Bouriates semblent jouir enfin du droit à l’oubli de la part de Kiev. En revanche, les Tchétchènes et, par extension, les musulmans du Caucase, sont de plus en plus diabolisés par certaines voix en Ukraine qui, en faisant leurs les vieux préjugés racistes des Russes à l’endroit des Caucasiens, révèlent une fois de plus un certain fond culturel commun aux deux peuples slaves en conflit. Parmi ces stéréotypes anticaucasiens, figurent tous les délires véhiculés par les Russes et repris par des Ukrainiens, dont certains semblent relever d’une sorte de psychologie du transfert, quand on projette sur autrui ses propres défauts et fantasmes. C’est ainsi que les Russes et, par capillarité, les Ukrainiens sont persuadés que les Caucasiens ont coutume de pratiquer la zoophilie. Des journalistes et blogueurs ukrainiens agissant pour le compte de l’État, comme Vladimir Zolkine, n’hésitent pas à exploiter ce mythe abject dans leurs lives sur les réseaux sociaux.

Interrogé sur la responsabilité historique et morale du peuple russe dans les crimes de guerre commis en Ukraine, Vladimir Zolkine va jusqu’au déni de réalité, hélas assez répandu parmi ses compatriotes : selon lui, il n’y aurait pas lieu de parler du peuple et de l’État russes, vu qu’aucune des composantes administratives de ce dernier « n’est nullement russe et n’a aucun rapport avec le mot Rous’ », principauté médiévale avec capitale à Kiev peuplée par les ancêtres des Russes, Ukrainiens et Biélorusses. « Plus on regarde, plus on remarque que la Russie se musulmanise (sic) et… et brisons là, afin qu’on ne m’accuse pas de xénophobie », conclut Vladimir Zolkine. On ne saurait dire ce qu’il y a de plus ici : l’aveuglément, l’ignorance, la bêtise ou le mensonge.

La Russie n’a aucune chance de « se musulmaniser » mais seulement de se slaviser davantage

La Russie est en réalité un pays profondément russe de tous points de vue : de par son nom et son histoire ; de par son Église orthodoxe institutionnalisée ; de par sa composition ethnique et religieuse, russe à 80 % et orthodoxe à 71 % (contre 5 % des musulmans) ; de par la russification à des degrés divers du reste de la population ; de par ses lois créées, in fine, par les Russes de souche, car ils sont majoritaires ; de par ses manuels scolaires conçus à Moscou à travers le prisme de sa propagande et imposés à l’ensemble du pays, et dans lesquels, pour ne citer qu’un exemple, la responsabilité des deux guerres russo-tchétchènes, coloniales et génocidaires, est attribuée aux Tchétchènes eux-mêmes ; de par les origines ethniques de l’écrasante majorité des militaires russes capturés en Ukraine, avec leurs faciès et leurs noms typiquement slaves, ce que Zolkine sait pertinemment car il a fait sa spécialité de laver leur linge sale devant la caméra en leur faisant subir des interrogatoires filmés auxquels ces prisonniers se soumettent en échange de la possibilité d’appeler leurs proches en Russie. Qui plus est, lors de la révision de la Constitution en 2020, le Kremlin a inscrit dans la loi fondamentale un amendement faisant des Russes ethniques « le peuple constitutif de l’État », décision validée par la Cour constitutionnel. Cet amendement n’a fait qu’entériner juridiquement la situation de fait.

Si l’on ajoute à cela que l’armée russe possède son propre temple orthodoxe officiel, construit en 2020 et dédié aux « actions d’éclat militaires du peuple russe dans toutes les guerres », y compris celles menées côte à côte avec les aïeux des Ukrainiens, et que c’est l’Église orthodoxe russe et non les mollahs musulmans qui bénit les armes utilisées par ses fidèles en Ukraine ou ailleurs (les prêtres affectés à la bénédiction d’armes disposent même d’un laisser-passer spécial pour accéder à des sites classés secret-défense !), et que, enfin, c’est bien « le monde russe », selon l’expression consacrée, qui tente de s’étendre au dépens de l’Ukraine la considérant comme son prolongement naturel, on comprend que la Russie n’a aucune chance de « se musulmaniser » mais seulement de se slaviser davantage en assimilant de plus belle les minorités indigènes.

L’identité de ces dernières est d’ailleurs très fragilisée, comme le montre dans ses articles le doctorant en ethnologie à Prague, Haroun Sidorov. « L’autonomie nationale sans que l’enseignement, l’administration et la communication dans la sphère publique se fasse dans sa langue est une fiction, note le chercheur. Et on peut le constater en comparant l’exemple de la Catalogne, du Pays basque et du Québec, où ces pratiques existent, et l’exemple des républiques russes (non-slaves), où il n’y en a pas la moindre trace. » L’historien Sergueï Abachine s’interroge : « Peut-être implantons-nous la langue russe avec l’espoir secret de voir tout le monde devenir russe (cette pensée était évidemment présente dans l’esprit de beaucoup de ceux qui ont mené cette politique), avec un sentiment de mépris pour les autres. “Rendons-les normaux, comme nous.” » Et cet espoir n’a pas été vain, fait remarquer Haroun Sidorov : « Il faut admettre que les autorités russes ont obtenu des succès notables dans cette construction nationale (basée sur la russification). Le mode de pensée russe est adopté non seulement par des millions de ceux dont les ancêtres ont été transformés en Russes au cours des décennies et des siècles précédents, mais aussi par ceux qui continuent pour l’instant à se considérer comme des Daghestanais, des Bachkirs, des Bouriates, des Tchouvaches, etc. »

La première catégorie évoquée par Sidorov, celle des anciens non-Russes totalement assimilés, compte, entre autres, les descendants des Ukrainiens qui avaient tant et si bien migré en Sibérie au XIXe et au début du XXe siècle qu’un rapport des collectivités locales qualifiait à l’époque la région de Primorié, en Extrême-Orient russe, de « la deuxième Ukraine », à cause du nombre élevé des colons ukrainiens, atteignant par endroits 81 % de la population. Comme nous l’apprend une monographie d’un collectif d’auteurs sortie en 2007, « la situation actuelle est à l’exact opposé : les Russes représentent 86,8 % des habitants de Primorié, contre 8,2 % des Ukrainiens et 0,9 % des Biélorusses. On souligne que dans une large mesure, les Russes sont issus ici d’Ukrainiens et de Biélorusses russifiés. La population des enclaves ukrainiennes en Sibérie et en Extrême-Orient passa rapidement à la langue russe et, vers les années 1930, changea également dans la plupart des cas son identité ethnique. »

Les Slaves se règlent leurs comptes, et ce sont les métèques qui en pâtissent

On le voit, les régions et les populations appartenant au berceau historique commun des Slaves orientaux ne manquent pas en Russie. C’en est même l’essence. Qui plus est, ces anciens Ukrainiens, ainsi que les habitants de la Crimée et du Donbass, participent aujourd’hui à l’effort de guerre contre leur patrie d’origine. Par conséquent, l’hypocrite chasse aux sorcières musulmanes qui semble animer certains représentants du paysage médiatique ukrainien, dont l’un va jusqu’à appeler à bombarder les capitales caucasiennes à majorité musulmane (« y compris les infrastructures civiles », tient-il à préciser), n’a d’autre raison ni objectif que la volonté enfantine de mettre les torts sur le dos d’une tierce partie, non-slave et non-chrétienne, alors même que le véritable nerf de cette guerre, ce sont justement les représentations mémorielles, identitaires et irrédentistes de Vladimir Poutine désireux, à défaut de pouvoir réaliser l’utopie d’une unité trinitaire russo-ukraino-biélorusse, de reprendre les fameux « cadeaux » territoriaux du peuple russe à ses voisins. Les musulmans du Caucase, eux, n’ont et n’ont jamais eu aucun mot à dire ni aucun rôle à jouer dans cette histoire millénaire des Slaves orientaux.

« Le perroquet mange le maïs, et c’est la perruche qui en est accusée », ce proverbe a son équivalent en ukrainien : пани б’ються, а в мужиків чуби тріщать, c’est-à-dire « les seigneurs se battent, et c’est le tchoub (longue mèche de cheveux au sommet du crâne rasé) des paysans qui souffre ». Ces adages résument assez bien la situation : les Slaves se règlent leurs comptes, et ce sont les métèques (« culs noirs », disent les Russes) qui en pâtissent.

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Dagun Deniev est diplômé en Master de langue, littérature et civilisation russes à l'Université de Genève. D'origine tchétchène, ce réfugié russe en Suisse est l’auteur de Carnets d'un requérant d'asile débouté (Edilivre, 2020).

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