Société

Un pari contre les discriminations

Rédigé par Fouad Bahri | Lundi 13 Mars 2006 à 18:29

Du 19 au 26 mars, la capitale consacrera « une semaine de lutte contre les discriminations et pour la rencontre des différences ». Organisé par Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias, tous deux directeurs d’études à l’Ecole Pratiques des Hautes Etudes, spécialisés en judaïsme, l’évènement est à la fois culturel, social mais aussi festif. Une aubaine à l’heure où se multiplient, en France, crimes racistes et provocations communautaires.



Le Forum des halles, lieu emblématique du vivre ensemble parisien
« C’est un cri d’alarme. » Les mots sont durs, mais ils ne sortent pas de n’importe quelle bouche. La cinquantaine, le sourire lumineux et le regard brillant, Esther Benbassa est une maëstria du thème des discriminations. Directrice d’études en histoire du judaïsme moderne à l’EPHE, elle est très sollicitée par la presse et intervient régulièrement, dans les colonnes de Libération ou de Le Monde, sur cette question.

Depuis sa place d’observatrice et de témoin, au carrefour des communautés judéo-musulmanes de France, Esther sait mieux que quiconque que le pari du vivre ensemble sera difficile à relever. « J’ai grandi à Istanbul, dans une école congrégationniste au milieux de juifs, de chrétiens et de musulmans. J’ai toujours connu le vivre ensemble. Aujourd’hui, nous voulons faire entendre aux décideurs, patrons, politiques et médias que le vivre ensemble est compromis par les discriminations. Des groupes qui n’ont pas de reconnaissance ne peuvent que s’en prendre à d’autres groupes. Toutes les minorités ne sont pas traitées de la même manière. Cet évènement est un appel, un cri d’alarme en direction des institutions. »

Un pari difficile, mais pas impossible. C’est bien l’avis de Jean-Christophe Attias, conjoint d’Esther et titulaire d’une chaire en judaïsme rabbinique. La barbe grisonnante et le visage méditatif, Jean-Christophe nous confie ses espoirs. « Il y a un élan d’optimisme. Nous pensons qu’il y a beaucoup de bonnes volontés. On voit des individus faire des efforts. »

Un marathon de dix-huit mois


L'élan commence dès mai 2004. Esther et Jean-Christophe décident, à cette date, d’organiser, presque à l’improviste, une journée intitulée « juifs et musulmans : un dialogue à partager », qui donnera lieu à un livre. Le succès est immédiat. « Dès le matin, 1500 personnes se sont déplacées. On a tout de suite pensé que l’on pourrait recommencer. »

Va débuter, alors, un marathon de 18 mois, pour mettre en place une des manifestations les plus ambitieuses et riches du microcosme parisien.
D’abord dans son coût. Si les organisateurs peinent à chiffrer précisément le budget total de l’opération, ils reconnaissent que bon nombre de promesses de financement tardent à arriver. « Nous avons obtenu une subvention de 23 000 euros de la mairie de Paris et une de 35 000 euros de la région. » Mais l’argent vient parfois sous une autre forme. « Nos partenaires nous ont offert plusieurs services pour la communication. Le Point nous a offert 80 000 flyers, La RATP des affiches, Libération nous a offert un bandeau publicitaire et France-culture va enregistrer deux journées entières d’émissions spéciales. Ce qui fait l’équivalent de 30 000 euros de budget en communication. »

Ce recensement budgétaire est loin d’être exhaustif. Les festivités, qui sont l’autre grand intérêt de cette semaine, avec des concerts de chaabi et de raï, ont leur coût, tout aussi conséquent. 1500 euros par groupe de musicien, 3500 euros de location sono par soirée, on avoisine les cinquante mille euros, juste pour la musique. Des postes ont été créés à mi-temps pour gérer les inscriptions et l’accueil, une plate-forme téléphonique à été louée et pas moins de quinze bénévoles ont offert leurs services, gratuits ceux-là.

Parfois, les surprises fusent en cours de route. « Nous avons été surpris de voir des gens aussi divers se joindre au projet. Des gens de gauche et de droite libérale s’y sont associés. »
C’est peu de le dire. Réunir en un même lieu l’ambassadeur d’Israël en France et Leïla Shahid, Elisabeth Schemla et Pascal Boniface ou encore Patrick Braouzec et Yves Jégo, n’a pas dû relever de la sinécure. Pourtant, tienne à préciser Jean-Christophe et Esther, « nous ne sommes membres de rien. Nous sommes des intellectuels engagés dans le débat. Nous ne roulons pour aucun parti. »

Si les médias ont joué le jeu, les administrations ont souvent freiné la machine du vivre ensemble. « Nous avons été surpris par les réactions des auditeurs de Beur FM, qui ont été très positives. Même chose, en ce qui concerne l’UNESCO, qui donne l’impression d’une institution rigide mais qui, une fois le principe acquis, nous a rapidement soutenus. Mais si nous avons rencontré beaucoup de bonnes volontés, nous avons aussi constaté beaucoup de désordre. De nombreuses institutions ne fonctionnent pas bien. Des dossiers se perdent ou disparaissent parfois cinq fois de suite. »

De l’assimilation au multiculturalisme


Alors, finalement, qu’attendent nos parrains du vivre ensemble, des décideurs politiques, économiques et médiatiques ?
« Un certain nombre de politiques mettent l’accent sur ce qui est négatif. Pensez-vous que cela suffit de mettre un Noir à la télé ? Quand un Noir a tué un juif, c’est négatif. On a vu des actes antisémites, on ne nous parle que de fondamentalisme, de terrorisme. Il y a des minorités dont les médias ne renvoient que des images négatives. Un pays qui n’a pas de modèle économique ne peut produire que du communautarisme. Un pays avec 40 % de chômage parmi les français issus de l’immigration ne peut pas réussir.

On appelle aussi les patrons à s’expliquer. Le privé fait plus que le public. De plus en plus d’entreprises combattent les discriminations. On peut critiquer l’Amérique, mais là-bas, il y a du patriotisme, du travail et du respect. »


Au-delà des sphères sociales du pouvoir, la lutte contre les discriminations se gagnera sur le champ de bataille éducatif. « L’Ecole est un lieu de discrimination. La culture dominante est enseignée, mais pas les autres cultures. Pourquoi ne pas enseigner ensemble Omar Khayyam, avec Du Bellay et Ehouda Alévi ? En musique, on fait écouter Bach. Pourquoi pas la belle musique arabe ? L’école pourrait valoriser cela en insistant sur la culture. Les juifs, ce n’est pas seulement les morts de la Shoah, c’est aussi la culture. Je voudrais qu’on explique à un enfant pourquoi son copain Mohamed et David ne mangent pas de porc ? Pourquoi la colonisation et l’esclavage sont si peu enseignés ? ».

Même analyse pour Jean-Christophe Attias. « L’assimilation ne marche pas. Les communautés développent des stratégies pour préserver leurs cultures et leurs identités. Quand on commence à perdre la culture des ancêtres, il reste la souffrance d’Israël. C’est la même chose pour les maghrébins. Ceux qui n’ont pas accès à la culture française, caressent la tentation identitaire. »

De l’assimilation au passage du multiculturalisme, le mal serait-il alors un mal typiquement français ? « Nous sommes en France dans un pays qui ne vit que dans le contentieux. On ne peut pas être seulement des victimes. Notre pays vit encore dans le mythe. Il ne veut pas reconnaître son histoire. »