Société

Voile intégral : la piété comme arme de séduction

Rédigé par Jean-François Mayer - Religioscope | Mardi 28 Aout 2012 à 09:19

La loi d’interdiction du voile intégral (niqab) dans l'espace public, mise en vigueur en France depuis avril 2011, a largement été critiquée par les instances internationales, le Conseil de l'Europe comme Amnesty International notamment, qui voient en elle une mesure discriminatoire et de stigmatisation à l'égard des femmes musulmanes plutôt qu'un moyen de lutte pour l'égalité hommes-femmes. En donnant la parole à celles qui s'en revêtent, la sociologue Maryam Borghée montre, dans son ouvrage « Voile intégral en France : sociologie d'un paradoxe »*, que le port du niqab n'est, pour elles, ni un acte politique ni un signe de soumission à l'homme mais relève davantage d'un choix personnel de réaffirmation identitaire, du symbole de la piété recouvrée. Entretien.




Religioscope : Avez-vous rencontré durant cette enquête des difficultés particulières, dans un milieu sur lequel existent beaucoup de préjugés ? La lecture de votre livre laisse l'impression que vos interlocutrices sont plutôt enclines à s'expliquer.

Maryam Borghée : Avant de les approcher en tête à tête, je les ai patiemment observées et écoutées, à la mosquée et lors d'événements festifs qu'elles organisent. Il fallait créer un lien simple, par ma présence. Pas forcément un lien de confiance : la confiance est autre chose, je l'ai cultivée avec quelques-unes seulement. Une spontanéité dans le verbe m'a permis d'atténuer les résistances.
Par la suite, j'ai pu les interroger sur leur histoire propre, le sens qu'elles attribuent au niqâb, leur rapport à la société et à la famille. J'ai vraiment commencé en toute simplicité, grâce à un échange humain et respectueux.
Progressivement, mon statut a pris à leurs yeux une tournure « académique » pendant l'organisation d'entretiens semi-directifs.

Un élément qui frappe, dans votre livre, est que la décision d'adopter le niqâb ne semble pas liée, dans la plupart des cas, à la pression d'un milieu social, mais relève d'une démarche de type très individuel, d'ailleurs avec des fluctuations : adoption du niqâb, abandon du niqâb... Doit-on donc lire cette utilisation du foulard intégral dans la perspective d'un individualisme religieux ? Comment s'articule-t-elle par rapport à des groupes musulmans ?

Maryam Borghée : Dans le contexte d'une démocratie laïque, au sein d'une société hyper sécularisée, il n'est pas plausible de défendre encore longtemps le présupposé d'un endoctrinement extraordinaire et violent sur ces citoyennes. Ces Françaises sont naturellement soumises à une forme de pression sociale qui dicte chaque tendance. Comme l'ensemble des hommes et des femmes de tous les milieux (religieux ou non). Leur choix, vécu comme libre, s'impose au carrefour de leur volonté, d'une part, et de leur capacité d'action conditionnée par les exigences socio-économique et politique, d'autre part.
Les motifs sous-jacents de leurs démarches sont hybrides, ils surviennent d'une combinaison de facteurs objectifs liés à leur environnement culturel et matériel.

Comment le voile intégral apparaît-il dans l'espace français ? Empiriquement, l'impression est qu'il n'y avait guère de voiles intégraux dans les années 1970, en France. L'apparition du voile intégral est-elle directement liée à l'apparition de prédicateurs et de groupes salafistes ? A quel moment commence-t-on à voir le voile intégral se répandre en France ?

Maryam Borghée : Il y une vingtaine d'années, c'est avec l'implantation du mouvement Tablîgh, qu'une dizaine de niqâb sont apparus en banlieue. Aussi le développement du salafisme exerce une influence diffuse mais décisive sur la teneur des pratiques religieuses.
En termes de reconstructions dynamiques et de subjectivation, il s'agit de « nouveaux mouvements religieux », bien que leurs fondements dogmatiques et rituels s'inscrivent dans une tradition historique séculaire. D'ailleurs, une niqabiste sur deux n'a pas d'appartenance idéologique précise et fréquente ces cercles en dilettante.
Le phénomène d'une religiosité composite aux accents autonomes est une des caractéristiques typiques des modernités.

Les témoignages des femmes que vous avez interrogées manifestent le désir d'un islam posé dans un cadre clair et l'expression d'une islamité totale à travers le port du niqâb, mais le lecteur est parfois tenté, en lisant les propos que vous avez cités, de se dire qu'il y a une part de « romantisme du niqâb ».

Maryam Borghée : Parfaitement. Il se dégage une dimension « charnelle » dans leur rapport à ce tissu qu'elles imaginent être la quintessence de la beauté, et surtout le symbole sacré d'une féminité. Généralement, les niqabistes associent leur pratique religieuse à la vie conjugale dont elles attendent absolument tout. La formation d'un couple, l'établissement d'un foyer et la fondation d'une famille. Ces jeunes femmes ont un idéal très travaillé et imagé de la figure masculine, c'est pourquoi qu'il arrive que certaines divorcent jusqu'à trois fois. Le mariage n'est pas l'équivalent de l'union dans la religiosité chrétienne, où il est encore une institution.
Oui, on peut parler de « romantisme du niqâb », car une de ses fonctions manifestes consiste à plaire en rivalisant ostensiblement sur le plan des vertus. La piété comme arme de séduction au sein d'une interaction codifiée : ces messieurs vont signifier leur sérieux en adoptant un regard chaste, une barbe et un qamis ; tandis que ces dames vont littéralement se lover dans une droiture symbolique.


* Voile intégral en France : sociologie d'un paradoxe, de Maryam Borghée, Éd. Michalon, 2012, 256 p., 18 €.