Liberté de religion et de conviction en Méditerranée

Volonté divine et choix des hommes en islam sunnite

Liberté de religion et de conviction en Méditerranée : les nouveaux défis

Rédigé par Pierre Lory | Jeudi 29 Juin 2017 à 08:30

En islam sunnite classique, quelles sont les conceptions théologiques de la liberté de choix des croyants et quel est leur lien avec les conceptions modernes des droits de l’homme ? Éléments d’analyse avec Pierre Lory, directeur d’études en études islamiques à l’École pratique des hautes études (EPHE).



« Séance 21 : À la mosquée, un prédicateur délivre un sermon sur l'égalité de tous face à la mort », Muhammad al-Qâsim al-Harîrî, al-Maqâmât (Séances), miniature et calligraphie de Yahya ibn Mahmûd al-Wâsitî, Iraq, 1237. (© Bibliothèque nationale de France)
Il ne sera pas question ici de « liberté citoyenne » en islam classique, ce qui serait un anachronisme. Jusqu’au XIXe siècle environ, la société musulmane était ordonnée en espaces sociaux bien délimités : musulmans/non-musulmans (dhimmî-s) ; hommes/femmes ; hommes libres/esclaves. Le droit musulman déterminait les droits et les devoirs de chaque groupe, l’espace de liberté n’étant pas le même pour chaque catégorie.

La question abordée ici est celle du libre arbitre dans la pensée musulmane. Elle me paraît importante pour comprendre, en un second temps, celle de la liberté dans la société. Cette question théologique, voire métaphysique, est en effet une manière de se demander : existe-t-il un sujet humain autonome en islam, et comment exerce-t-il ses choix ?

Quelle autonomie de l’individu en islam classique ?

La réflexion sur la liberté et l’autonomie de l’individu aura été marquée par deux fondements historiques :

1. À partir de la mort du Prophète en 632, les croyants se trouvent sans médiation face au Coran. Se pose alors la question de l’exégèse, en l’absence du Prophète. Or les musulmans ne se sont pas constitués en « Église », ils ne possèdent pas d’instance supérieure, de magistère. Le dogme sunnite de la prédestination sera donc le résultat d’une élaboration communautaire consensuelle s’étendant sur plusieurs siècles. Il faut bien garder cela à l’esprit ; ce qu’un consensus a produit, un autre consensus peut le défaire.

2. L’islam naît dans le cadre d’un État ; un État qui entreprend des conquêtes et fonde un empire. Un État où le pouvoir a été disputé âprement dès ses origines (notamment avec la guerre civile de 656-660). Les califes omeyyades se sont imposés par les armes. Les courants chiites s’opposèrent à eux au nom du pouvoir de la famille du Prophète. Les kharidjites les renvoient dos à dos pour revendiquer le pouvoir du plus vertueux.

La question se posa : qui est bon croyant, pécheur, ou hypocrite ? À qui faut-il obéir ? Selon la réponse choisie, la révolte politique est encouragée ou, au contraire, condamnée. Les califes omeyyades au pouvoir vont tenter d’infléchir la théologie en leur faveur. Le dogme de la prédestination des actes humains par Dieu est encouragé souvent par le régime en place.

Selon cette idée, le calife exerce sa fonction par volonté divine (des hadiths ad hoc sont diffusés sur ce point). Obéir au calife, c’est donc obéir à Dieu. Pour d’autres courants, les hommes sont libres de leurs actes. Pour eux, le calife injuste est un pécheur par choix délibéré, voire un apostat qui renie sa foi musulmane par ses actes impies. Il doit être renversé, et c’est même un devoir de le combattre.

La liberté, la capacité de choisir ses actes a donc été un thème abordé tôt dans l’Histoire, de façon pragmatique, voire politique.

Sur cette question grave, le Coran ne donne pas de réponse vraiment claire. Des versets contradictoires peuvent être invoqués. On peut citer des versets suggérant l’existence du choix des humains. Ainsi : « (…) En vérité, Dieu ne modifie point l’état d’un peuple, tant que les (individus qui le composent) ne modifient pas ce qui est en eux-mêmes. Et lorsque Dieu veut (infliger) un mal à un peuple, nul ne peut le repousser : ils n’ont en dehors de lui aucun protecteur » (Coran, s. 13, v. 11). D’autres versets impliquent la détermination divine des actes humains : « (…) Dieu égare qui Il veut et guide qui Il veut. Et c’est Lui le Tout-Puissant, le Sage » (Coran, s. 14, v. 4). D’autres semblent proposer une synthèse soulignant la toute-puissance divine : « Ceci est un rappel. Que celui qui veut prenne donc le chemin vers son Seigneur ! Cependant, vous ne saurez vouloir, à moins que Dieu veuille. Et Dieu est Omniscient et Sage » (Coran, s. 76, v. 29-30). Globalement, le texte coranique ne tranche donc pas ce débat.

Le courant mu’tazilite

Le grand tournant dans la pensée islamique a eu lieu lors de la première moitié du IXe siècle. C’est l’époque de la naissance du sunnisme en tant que courant conscient, se posant comme « orthodoxie ».

Le sunnisme s’est construit contre des courants concurrents, notamment les courants rationalistes. Un courant d’orientation rationaliste se dessina en effet dès le début de l’époque abbasside, dont le principal représentant fut l’école mu’tazilite.

Ses partisans défendaient l’idée de la justice absolue de Dieu, qui agit selon les mêmes normes morales que celles qu’Il exige des hommes. Dieu a donné aux hommes le Coran, Livre qui se veut clair, explicite. Il a pourvu tous les hommes de raison, ce qui leur permet d’y discerner clairement le bien du mal, le vrai du faux. Chaque être humain possède suffisamment de raison pour faire son salut. Le croyant est un sujet pleinement responsable, libre de ses décisions.

Pour ces rationalistes mu’tazilites, le Coran a été créé dans l’Histoire, c’est un point central de leur dogmatique. En effet, l’homme est libre. Le Prophète Muhammad a donc agi librement au cours de sa vie. Il a pu hésiter, voire se tromper. Le Coran a été créé au fur et à mesure des besoins de sa mission. Le Coran s’explique donc en fonction d’événements historiques successifs. C’est l’histoire d’un homme, Muhammad, et de sa communauté, qui suscite les différents fragments de la Révélation. Le point a été repris à l’heure actuelle par les « nouveaux penseurs de l’islam » : tout texte, fût-il divin, ne prend son sens que dans son contexte historique (voir l’œuvre de N. H. Abû Zayd).

Notons cependant que ce point de vue était minoritaire au IXe siècle, et il l’est d’ailleurs resté.

Le dogme de la prédestination dans l’islam sunnite traditionnel

Pour la majorité sunnite, en effet, le Coran est éternel. Il est un Verbe divin qui existait même avant la Création du monde. Alors comment expliquer les mentions dans le Coran de multiples allusions à des faits historiques : batailles de Badr (624) et de Uhud (625), ou encore la mention des ennemis du Prophète, voire des problèmes matrimoniaux de Muhammad ?

Les théologiens sunnites répondent : parce que ces événements étaient prévus de toute éternité. L’Histoire était déjà écrite.

Le point de différence est crucial. Le Coran ne s’explique plus par l’Histoire comme chez les mu’tazilites, c’est au contraire l’Histoire des hommes qui se trouve placée en aval du Coran, lequel exprime la prédestination divine.

Je me permets d’insister, parce que je crois que l’islam sunnite traditionnel se situe dans une temporalité qui lui est propre. Ce dogme de la prédestination ne signifie pas fatalisme, comme en témoignent les révoltes nombreuses au cours de l’Histoire du sunnisme et jusqu’à nos jours. En revanche, il inscrit la volonté humaine dans le prolongement d’une décision divine qui lui est antérieure. Le révolté sunnite ne se pose pas en homme « libre » au sens moderne du terme : il se perçoit comme un élu, agissant de par le choix de Dieu dont il devient l’instrument. Tout cela est éminemment actuel.

De la souveraineté du sujet

Ce cadre posé, comment situer la liberté du sujet humain face aux changements induits par la modernité, face aux nouveaux idéaux comme l’égalité hommes/femmes, croyants/non-croyants, etc. ?

Les sunnites étaient encadrés jusqu’à présent par une Loi que Dieu décidait, que Lui seul ou son Prophète peuvent énoncer. Or Dieu est inaccessible, et le Prophète est décédé. Nous retombons dans la question de l’interprétation du Coran, qui n’est pas explicite, et celle du hadith.

On comprend l’impasse, ou du moins la difficulté théorique (pas forcément pratique) qu’il y a à justifier les libertés démocratiques : peut-on changer une partie de la Loi divine par un simple vote parlementaire à 51 % de majorité ? Le choix d’interprétation, on le comprend, est crucial, il engage toute une vision de la foi, du rapport à la société et à Dieu.

Typique de cet embarras est la Déclaration islamique des droits de l’homme (Le Caire, 1990), soumettant au fond la Déclaration universelle au cadre supérieur qu’impose la charia.

Prenons des exemples précis : dans une société musulmane, jusqu’où peut-on accorder la liberté citoyenne à des « mécréants » (kuffâr – comme des athées déclarés ou des non-musulmans), à leur conférer la plénitude des droits ? Le Coran, dans ses passages dits « médinois », donne comme objectif politique aux croyants l’élimination des kuffâr. Quelle exégèse adopter et appliquer ?

Nous retrouvons ici la problématique des premières générations : qui est croyant, qui est pécheur ? Quelle valeur accorder aux choix individuels ?

En conclusion, la question tourne finalement autour de l’acceptation ou non de la souveraineté du sujet : celui-ci peut-il établir ses choix individuels face à Dieu, comme le suggéraient les mu’tazilites, ou doit-il se soumettre aux décisions divines qui le précèdent et le transcendent ? Inévitablement, un seuil de rupture doit être franchi ici – ou non.

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En partenariat avec le Collège des Bernardins.

Directeur d’études en études islamiques à l’École pratique des hautes études (EPHE), spécialisé dans la mystique et l’ésotérisme en islam classique, Pierre Lory est intervenant au séminaire Liberté de religion et de conviction en Méditerranée : les nouveaux défis au Collège des Bernardins. Il est l’auteur de Les Commentaires ésotériques du Coran selon ‘Abd al-Razzâq al-Qâshânî (1991) ; Le Rêve et ses interprétations en islam (2003, rééd. 2014) ; La Science des lettres en islam (2004) ; Petite histoire de l’islam (M. A. Amir-Moezzi, 2007).

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