C’était le désir de Jean Paul II pour le Jubilé et le souhait de Benoît XVI. Il va devenir réalité avec François. Son voyage en Irak du 5 au 8 mars, le premier dans le monde transformé par la pandémie, mettra encore une fois une périphérie au centre.
Ce voyage n’est certainement pas sans risques, comme les attaques à Erbil viennent tout juste de le rappeler. Mais François s’était déjà exprimé à ce propos en 2015, lorsqu’il choisit d’inaugurer le jubilé de la Miséricorde à Bangui, capitale d’une République centrafricaine déchirée par la guerre civile, précisant qu’il était prêt à s’y faire parachuter. Et cette visite s’inscrit sans doute dans une réalité très complexe, du point de vue aussi bien religieux qu’ethnique, linguistique et politique.
D’ailleurs, c’est justement en Mésopotamie, notamment à Babel, que la Genèse place la fin de l’unité indifférenciée du genre humain, à l’âge mythique d’avant le déluge, avec la division en peuples et langues et donc le début de la politique.
Trois axes semblent sous-tendre cette visite : la rencontre avec la communauté chrétienne, le dialogue avec l’islam, notamment chiite, et la réflexion sur la crise politique qui accable l’Irak depuis des décennies. Pour contribuer à la compréhension de ces trois aspects, Oasis a conçu un dossier (à découvrir ici) en puisant parmi ses nombreux articles publiés au cours des dernières années et l’enrichissant par un entretien inédit avec Jawad al-Khoei, secrétaire général de l’Institut al-Khoei de Nadjaf.
Ce voyage n’est certainement pas sans risques, comme les attaques à Erbil viennent tout juste de le rappeler. Mais François s’était déjà exprimé à ce propos en 2015, lorsqu’il choisit d’inaugurer le jubilé de la Miséricorde à Bangui, capitale d’une République centrafricaine déchirée par la guerre civile, précisant qu’il était prêt à s’y faire parachuter. Et cette visite s’inscrit sans doute dans une réalité très complexe, du point de vue aussi bien religieux qu’ethnique, linguistique et politique.
D’ailleurs, c’est justement en Mésopotamie, notamment à Babel, que la Genèse place la fin de l’unité indifférenciée du genre humain, à l’âge mythique d’avant le déluge, avec la division en peuples et langues et donc le début de la politique.
Trois axes semblent sous-tendre cette visite : la rencontre avec la communauté chrétienne, le dialogue avec l’islam, notamment chiite, et la réflexion sur la crise politique qui accable l’Irak depuis des décennies. Pour contribuer à la compréhension de ces trois aspects, Oasis a conçu un dossier (à découvrir ici) en puisant parmi ses nombreux articles publiés au cours des dernières années et l’enrichissant par un entretien inédit avec Jawad al-Khoei, secrétaire général de l’Institut al-Khoei de Nadjaf.
Chrétiens d’Orient et coexistence interreligieuse
Tout d’abord, qui sont les chrétiens que le pape va rencontrer ? À l’instar du reste du Proche-Orient, l’Église catholique en Irak s’articule en différents rites. Cette singularité est le fruit d’un passé compliqué, que nous avons résumé dans un bref guide. La plupart des fidèles appartiennent aujourd’hui à la communauté chaldéenne (de tradition syro-orientale) et latine. L’article du cardinal Sako retrace l’histoire tourmentée de l’Église chaldéenne dont il est le patriarche depuis 2013. Cette Église est une branche de l’Église de l’Orient, dont les racines remontent au 1er siècle de l’ère chrétienne et qui, au Moyen-Âge, fit preuve d’un dynamisme missionnaire atteignant jusqu’à la Chine, avant que la conquête mongole l’oblige à se replier en Haute Mésopotamie, notamment dans la plaine de Ninive, où le pape se rendra le 7 mars.
Victimes du premier génocide du XXe siècle (Sayfo, aujourd’hui oublié), les Églises syriaque et chaldéenne ont été de nouveau agressées pendant les années terribles du « Califat », comme le raconte le reportage sur cette tragédie que Maria Laura Conte a réalisé sur le vif. On sait qu’après avoir opéré un nettoyage religieux, la fureur de Daech s’est acharnée à Mossoul contre tout ce qui témoignait d’une véritable « symbiose islamo-chrétienne ».
C’est justement pour cette raison que sont particulièrement précieuses les images, recueillis par Amir Harrak, de ce patrimoine presque complètement perdu. Si le processus de reconstruction des bâtiments est bien en cours, il sera beaucoup plus ardu de restaurer la dimension humaine et guérir les blessures infligées par ce nouveau génocide. C’est le sujet d’un entretien avec l’archevêque chaldéen de Mossoul : la priorité pour lui est de sauver à la fois les êtres humains et leur culture.
Cependant, comme le rappelle la chercheuse irakienne Amal Marogy (en anglais) en puisant dans la mémoire de sa famille, cela ne pourra pas se faire sans pardon, car « la voie de la justice réparatrice est la voie biblique par excellence » et implique tous les chrétiens sans distinction. Cet œcuménisme du sang (pour utiliser une expression chère au pape François) est crucial également pour le rapprochement avec les Églises orthodoxes orientales et les communautés évangéliques. La dimension du martyre sera présente dès le début du voyage papal : le premier jour se conclura en effet par un moment de prière dans la cathédrale syro-catholique de Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours à Bagdad, qui fut le théâtre en 2010 d’une attaque meurtrière d’al-Qaïda, rappelant que les fléaux du jihad et du fanatisme religieux précèdent la montée en puissance de Daech. Les 48 chrétiens qui ont perdu leur vie lors de l’attaque, parmi lesquels un enfant non né et un bébé de trois mois, ont été proclamés serviteurs de Dieu en octobre 2020 après la conclusion de la phase diocésaine du procès de canonisation.
Victimes du premier génocide du XXe siècle (Sayfo, aujourd’hui oublié), les Églises syriaque et chaldéenne ont été de nouveau agressées pendant les années terribles du « Califat », comme le raconte le reportage sur cette tragédie que Maria Laura Conte a réalisé sur le vif. On sait qu’après avoir opéré un nettoyage religieux, la fureur de Daech s’est acharnée à Mossoul contre tout ce qui témoignait d’une véritable « symbiose islamo-chrétienne ».
C’est justement pour cette raison que sont particulièrement précieuses les images, recueillis par Amir Harrak, de ce patrimoine presque complètement perdu. Si le processus de reconstruction des bâtiments est bien en cours, il sera beaucoup plus ardu de restaurer la dimension humaine et guérir les blessures infligées par ce nouveau génocide. C’est le sujet d’un entretien avec l’archevêque chaldéen de Mossoul : la priorité pour lui est de sauver à la fois les êtres humains et leur culture.
Cependant, comme le rappelle la chercheuse irakienne Amal Marogy (en anglais) en puisant dans la mémoire de sa famille, cela ne pourra pas se faire sans pardon, car « la voie de la justice réparatrice est la voie biblique par excellence » et implique tous les chrétiens sans distinction. Cet œcuménisme du sang (pour utiliser une expression chère au pape François) est crucial également pour le rapprochement avec les Églises orthodoxes orientales et les communautés évangéliques. La dimension du martyre sera présente dès le début du voyage papal : le premier jour se conclura en effet par un moment de prière dans la cathédrale syro-catholique de Notre-Dame-du-Perpétuel-Secours à Bagdad, qui fut le théâtre en 2010 d’une attaque meurtrière d’al-Qaïda, rappelant que les fléaux du jihad et du fanatisme religieux précèdent la montée en puissance de Daech. Les 48 chrétiens qui ont perdu leur vie lors de l’attaque, parmi lesquels un enfant non né et un bébé de trois mois, ont été proclamés serviteurs de Dieu en octobre 2020 après la conclusion de la phase diocésaine du procès de canonisation.
Connaître l’islam chiite
Une étape importante du voyage du pape sera encore, le 6 mars, la rencontre avec l’Ayatollah Al-Sistani dans la ville sainte de Nadjaf, qui abrite les dépouilles mortelles d'Ali, gendre et cousin de Muhammad que les chiites reconnaissent comme premier imam. Un bref guide répond à la question, toujours actuelle, relative aux principales différences entre sunnites et chiites, les deux grandes confessions dont se réclament la plupart des musulmans. Cette question porte essentiellement sur l’enjeu de l’autorité : non seulement au sens du différend à propos de celui qui incarne l’autorité (Ali et sa famille ou bien un calife choisi par la communauté ?), mais aussi, et plus profondément, sur ce qu’être une autorité signifie.
À cet égard, une anthologie de textes tirés du recueil le plus ancien de hadiths chiites, al-Kâfî de al-Kulaynî (864-941), permettra une connaissance plus directe de l’Imam, qui est une figure centrale de la pensée et de la spiritualité de cette tradition religieuse. Cependant, pour les chiites irakiens aussi bien qu’iraniens et libanais, la chaîne des imams s’est interrompue en 874, lorsque le douzième d’entre eux entra en occultation. Son rôle a alors été assumé progressivement par les savants religieux (le clergé), comme l’illustre magistralement Rainer Brunner. Contrairement aux Iraniens, l’Ayatollah Al-Sistani, qui est à la tête de l’institution plutôt informelle de la marja‘iyya, s’oppose à une implication directe des religieux en politique, privilégiant une posture au-dessus de la mêlée.
Ainsi, l’école de Nadjaf, haut lieu de formation chiite, dont Alessandro Cancian retrace l’histoire, s’est tenue à l’écart de l’option révolutionnaire prôné par Khomeini en Iran. Si l’idéologie khomeyniste peut être lue comme une réactivation de la notion ancienne du jihad, obtenue en sacrifiant le « décalage eschatologique » imposé par la disparition de l’Imam, c’est justement ce décalage eschatologique qui, à notre avis, peut sauvegarder une expérience religieuse authentique, en la préservant d’une politisation totale. Sans oublier l’importante présence sunnite (40 % de la population), il est évident que l’aspect le plus décisif, dans la perspective des relations islamo-chrétienne, sera la rencontre avec Al-Sistani, étant donné l’absence d’une personnalité sunnite d’envergure comparable.
À cet égard, une anthologie de textes tirés du recueil le plus ancien de hadiths chiites, al-Kâfî de al-Kulaynî (864-941), permettra une connaissance plus directe de l’Imam, qui est une figure centrale de la pensée et de la spiritualité de cette tradition religieuse. Cependant, pour les chiites irakiens aussi bien qu’iraniens et libanais, la chaîne des imams s’est interrompue en 874, lorsque le douzième d’entre eux entra en occultation. Son rôle a alors été assumé progressivement par les savants religieux (le clergé), comme l’illustre magistralement Rainer Brunner. Contrairement aux Iraniens, l’Ayatollah Al-Sistani, qui est à la tête de l’institution plutôt informelle de la marja‘iyya, s’oppose à une implication directe des religieux en politique, privilégiant une posture au-dessus de la mêlée.
Ainsi, l’école de Nadjaf, haut lieu de formation chiite, dont Alessandro Cancian retrace l’histoire, s’est tenue à l’écart de l’option révolutionnaire prôné par Khomeini en Iran. Si l’idéologie khomeyniste peut être lue comme une réactivation de la notion ancienne du jihad, obtenue en sacrifiant le « décalage eschatologique » imposé par la disparition de l’Imam, c’est justement ce décalage eschatologique qui, à notre avis, peut sauvegarder une expérience religieuse authentique, en la préservant d’une politisation totale. Sans oublier l’importante présence sunnite (40 % de la population), il est évident que l’aspect le plus décisif, dans la perspective des relations islamo-chrétienne, sera la rencontre avec Al-Sistani, étant donné l’absence d’une personnalité sunnite d’envergure comparable.
Une crise sans fin
Aussi bien la rencontre avec le clergé local que le dialogue avec le monde musulman auront lieu dans un contexte dramatique. Après les décennies sanglantes de Saddam Hussein, qui se sont déroulées dans un état de guerre presque ininterrompu, et après l’invasion américaine de 2003, l’Irak n’est jamais vraiment parvenu à trouver un équilibre, se trouvant divisé sur le plan religieux (sunnites contre chiites) aussi bien qu’ethnique (Arabes contre Kurdes) et soumis à la tutelle gênante de deux partenaires incompatibles : les États Unis et l’Iran. L’historien Pierre-Jean Luizard explique comment l’Irak moderne s’est en fait constitué comme un « État contre la société ».
Objectivement, il n’existe aucune raison pour que ce pays, parmi les principaux producteurs de pétrole au monde, ne se relève pas d’une détérioration apparemment inexorable, aux niveaux à la fois humain et écologique. Cette détérioration a finalement conduit à de nouvelles protestations révolutionnaires, qui ont trouvé sur une autre place Tahrir du monde arabe leur lieu d’expression. Si la Covid a momentanément réduit au silence les manifestants de Bagdad, on peut parier que le mécontentement contre la corruption et l’absence de perspectives ne tardera à se manifester de nouveau, même si un projet politique alternatif peine à émerger.
L’article de Riccardo Redaelli, qui a longtemps travaillé sur le terrain en Irak, dénonce l’hubris impériale qui poussa George Bush à une guerre où tout « ce qui ce qui pouvait tourner mal a mal tourné », tandis qu'Ibrahim al-Marashi problématise la notion de « Sunnistan Irakien », fondée sur le présupposé erroné que les clivages religieux sont l’élément primordial et immuable de l’histoire du pays. Andrea Plebani (en italien) revient en revanche sur la centralité d’al-Sistani du point de vue politique, mettant en relief les inconnues dans les enjeux de sa succession qui interviendra inévitablement dans les prochaines années.
Objectivement, il n’existe aucune raison pour que ce pays, parmi les principaux producteurs de pétrole au monde, ne se relève pas d’une détérioration apparemment inexorable, aux niveaux à la fois humain et écologique. Cette détérioration a finalement conduit à de nouvelles protestations révolutionnaires, qui ont trouvé sur une autre place Tahrir du monde arabe leur lieu d’expression. Si la Covid a momentanément réduit au silence les manifestants de Bagdad, on peut parier que le mécontentement contre la corruption et l’absence de perspectives ne tardera à se manifester de nouveau, même si un projet politique alternatif peine à émerger.
L’article de Riccardo Redaelli, qui a longtemps travaillé sur le terrain en Irak, dénonce l’hubris impériale qui poussa George Bush à une guerre où tout « ce qui ce qui pouvait tourner mal a mal tourné », tandis qu'Ibrahim al-Marashi problématise la notion de « Sunnistan Irakien », fondée sur le présupposé erroné que les clivages religieux sont l’élément primordial et immuable de l’histoire du pays. Andrea Plebani (en italien) revient en revanche sur la centralité d’al-Sistani du point de vue politique, mettant en relief les inconnues dans les enjeux de sa succession qui interviendra inévitablement dans les prochaines années.
L’ami de Dieu
Les problèmes qui attendent le pape François sont donc simplement énormes, alors que certains d’entre eux, notamment le domaine politique, ne relèvent pas directement d’une compétence ecclésiale. Plus on les regarde de près, plus ils apparaissent insurmontables. Il est alors utile de revenir au début de l’histoire qui, millénaire après millénaire, mène jusqu’au 266e successeur de Pierre.
C’est justement en Irak, à Ur des Chaldéens, que Dieu choisit un « Araméen prêt à périr », Abraham, pour un projet apparemment incompréhensible. Il le fit sortir, sur les traces de son père, vers Harran, dans le nord de la Mésopotamie, où, après plusieurs années, Il se révéla à lui, en lui demandant d’abandonner une deuxième fois la terre où il s’était établi. C’est le début de l’histoire du Salut. Qui, humainement parlant, aurait parié sur ce chef bédouin, âgé et sans enfant ? Pourtant, aujourd’hui, chrétiens, juifs et musulmans l’honorent tous avec le titre de « ami de Dieu », un sobriquet qui – cas unique – se retrouve dans l’Ancien Testament (2 Chroniques 20,7), dans le Nouveau Testament (Jacques 2, 23) et dans le Coran (4, 125). C’est vers lui, qui sut « espérer contre toute espérance » (Roumains 4, 18), qu’il faut regarder pour comprendre les raisons profondes de ce voyage.
*****
Docteur en études orientales à l’Université Ca' Foscari de Venise, Martino Diez est directeur scientifique de la Fondation internationale Oasis et enseignant-chercheur en langue et littérature arabe à l'Université catholique de Milan. Première parution de l’article dans Oasis le 1er mars 2021.
Lire aussi :
Avec Fratelli Tutti, le pape inscrit l'urgence de la fraternité dans une encyclique adressée à l'humanité
Après sa visite au Maroc, le pape loue la différence : « Dieu a permis cela »
De l'église à la mosquée, l'appel du pape à la miséricorde en Centrafrique
C’est justement en Irak, à Ur des Chaldéens, que Dieu choisit un « Araméen prêt à périr », Abraham, pour un projet apparemment incompréhensible. Il le fit sortir, sur les traces de son père, vers Harran, dans le nord de la Mésopotamie, où, après plusieurs années, Il se révéla à lui, en lui demandant d’abandonner une deuxième fois la terre où il s’était établi. C’est le début de l’histoire du Salut. Qui, humainement parlant, aurait parié sur ce chef bédouin, âgé et sans enfant ? Pourtant, aujourd’hui, chrétiens, juifs et musulmans l’honorent tous avec le titre de « ami de Dieu », un sobriquet qui – cas unique – se retrouve dans l’Ancien Testament (2 Chroniques 20,7), dans le Nouveau Testament (Jacques 2, 23) et dans le Coran (4, 125). C’est vers lui, qui sut « espérer contre toute espérance » (Roumains 4, 18), qu’il faut regarder pour comprendre les raisons profondes de ce voyage.
*****
Docteur en études orientales à l’Université Ca' Foscari de Venise, Martino Diez est directeur scientifique de la Fondation internationale Oasis et enseignant-chercheur en langue et littérature arabe à l'Université catholique de Milan. Première parution de l’article dans Oasis le 1er mars 2021.
Lire aussi :
Avec Fratelli Tutti, le pape inscrit l'urgence de la fraternité dans une encyclique adressée à l'humanité
Après sa visite au Maroc, le pape loue la différence : « Dieu a permis cela »
De l'église à la mosquée, l'appel du pape à la miséricorde en Centrafrique