Société

Woke : « Il ne devrait pas suffire d'agiter le hochet de l'injustice pour se prévaloir de l'empire du beau, du bon et du bien »

Les mots piégés du débat républicain

Rédigé par Pierre Henry | Jeudi 10 Mars 2022 à 13:25

Après être revenu sur l'origine du mot « woke » et sa balade dans l'actualité, un intervenant nous aide à y voir encore plus clair. Ruben Rabinovitch est psychanalyste et il a publié, en collaboration avec Renaud Large, une note pour la Fondation Jean-Jaurès intitulée « Des hussards noirs de la République à la Chronique des Bridgerton », du nom d’une série Netflix pour adolescents, qui s'intéresse à l'idéologie woke.




Le wokisme est né aux Etats-Unis. Pensez-vous qu'il puisse, en France, réellement passer des sphères politiques à la population tout entière dans sa forme la plus radicale ? Et si c'était le cas, qu'est-ce que vous proposeriez pour le contrer ?

Ruben Rabinovitch : Alors pour le résumer d'un trait, le wokisme met en haut de l'affiche la logique de la domination, le statut de victime, l'essentialisme et les enjeux identitaires de race du genre. S'il est resté un moment circonscrit aux campus de la grande bourgeoisie américaine, le wokisme a depuis essaimé, s'est aguerri et mène désormais une sorte de guérilla culturelle pour imposer ses thèmes auprès de la jeune génération, dans la création artistique – on le voit bien d'ailleurs, si on a la chance de détenir un compte Netflix –, dans le monde de la culture, mais aussi sur les réseaux sociaux et en politique.

Alors, pour ce qu'il en est de l'avenir, je me garderai bien d'en être le prophète. Je ne saurais donc pas vous dire si cette idéologie mortifère finira par gangréner ou non tout l'édifice social. Mais en tout cas, nous ne pouvons que constater que celle-ci gagne du terrain sur le Vieux continent européen. Vous savez, l'Europe, depuis une bonne dizaine de décennies maintenant, ne se trouve jamais aussi originale que lorsqu'elle copie les Etats-Unis. Il y a donc fort à parier que cette nébuleuse idéologique continuera à gagner les cœurs et à mordre sur les âmes des Européens.

Oui, j'entends, mais pour l'instant, quand on pose la question à la population française, 86 % de nos compatriotes ignorent ce que c'est d’être « woke ». Dans un récent article, vous notiez que ce phénomène, encore relativement minoritaire en France, n'en prend pas moins une place de plus en plus prépondérante dans le débat public. Mais d'une certaine manière, ne sont-ce pas les opposants au wokisme qui contribuent à diffuser ce phénomène auquel peu de Français s'intéressent ?

Ruben Rabinovitch : Alors, juste un petit mot. Je ne cite que rarement les sondages, mais puisqu'il faut vivre avec son temps, faisons-le. Le wokisme est particulièrement présent dans la jeune génération qui sera demain, évidemment, aux commandes de la société.

Ensuite, les concepts de racisme systémique, de culture du viol, de privilège blanc, de transphobie, de masculinité toxique et j'en passe, qui infusent dans la presse et le débat public, sont les leurs et non ceux de leurs détracteurs. L'érotisation de la culpabilité, la quête victimaire, l'idolâtrie des identités ou le déni du réel du corps ne me semblent pas être une invention des opposants au wokisme. Mais on peut toujours se tromper.

Selon vous, la pensée woke, littéralement « être éveillé aux injustices » parce que c'est de cela dont il s'agit à l'origine, s'oppose-t-elle à l'universalisme républicain, qui lui-même appelle à rester éveillé, à lutter pour l'égalité ?

Ruben Rabinovitch : Permettez-moi tout d'abord de dire que nous observons quand même, depuis le tournant des années 1980, l'abandon progressif, par la gauche, du combat pour l'émancipation collective et le délaissement des grands récits de transformations sociales, au profit des combats sociétaux et de la défense des dites minorités. Un glissement s'est opéré depuis les revendications sociales collectives vers la satisfaction individualiste de toutes les jouissances. Le discours de l'émancipation sociétale tenu par les couches les plus aisées engendre l'aliénation sociale des gens ordinaires.

Ensuite, je dirais que la fétichisation par les wokistes de ce qu'ils considèrent comme des injustices sociétales permet efficacement d'en faire taire d'autres, à savoir les injustices sociales. Il ne devrait pas suffire d'agiter le hochet de l'injustice pour se prévaloir d'avoir un grand cœur et de se revendiquer de l'empire du beau, du bon et du bien.

Pour ce qu'il en est de la distinction entre le wokisme et l'idéal républicain, l'idéal républicain, lui, en faisant accepter à tous ses constituants d'être les dépositaires, les responsables et les porteurs d'une histoire plus vieille qu'eux, ambitionnent précisément de permettre à des individus épars de constituer un même peuple, unis, solidaires d'un destin commun. Or, à l'inverse, l'idolâtrie identitaire prônée par le wokisme menace et fracture, en tout état de cause, le pacte social.

Parce que, en réalité, pour vous, il fragmente le tissu social en autant de minorités revendicatives et axées autour d'un défaitisme ?

Ruben Rabinovitch : Je dirais en tout cas que le manichéisme wokiste, c'est le royaume du binaire et le donjon du deux, si vous voulez. C'est dominé ou dominant, antiracistes ou racistes, féministes ou machistes, victimes ou bourreaux. C'est une logique ami-ennemi, une logique du « nous contre eux » et qu'on est là devant un univers mental sans contradiction interne, où la nuance est considérée comme l'apanage des pisse-froids. Or, quand un camp politique n'a plus d'adversaire, mais seulement des ennemis, l'empathie pour ses opposants disparaît vite et tous les déchaînements barbares sont alors encouragés au nom de cette même vertu.

Vous vous dites contre le déboulonnage de statues comme celle de Colbert ou de Napoléon. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Ruben Rabinovitch : Alors, je n'ai pas le souvenir de m'être exprimé précisément contre le déboulonnage des statues, n'étant pas personnellement un passionné de mobilier urbain. Mais j'ai par contre considéré que les tenants de la cancel culture, lorsqu'ils cherchent effectivement à faire interdire des films comme Autant en emporte le vent, lorsqu'ils réalisent, comme au Canada, des autodafés de milliers d'ouvrages ou lorsqu'ils déboulonne les statues de Colbert, Napoléon ou Churchill, Lincoln, Jefferson, rappellent une mécanique qui est proche de celle du parti dans 1984, le roman d'Orwell, ou, pour choisir une référence moins fictionnelle, comme ce qui a pu se pratiquer sous la Révolution culturelle maoïste.

Dans le roman d'Orwell, le parti fait main basse sur les archives, fait disparaître certaines figures politiques comme certains événements, et réécrit l'histoire à l'aune de ce qui lui convient. Disons donc ce qui me chiffonne dans la cancel culture et le déboulonnage des statues, de ce point de vue-là, mais ce n’est qu'un symptôme parmi d'autres de cette idéologie, c'est qu'il n'est plus temps d'enseigner l'histoire, mais d'enseigner à l'histoire. Il n'est plus temps de tirer les leçons du passé, mais de faire la leçon au passé et que c'est de ce point de vue-là que le déboulonnage des statues peut avoir quelque chose de symptomatiquement inquiétant.

Disons ensemble qu'il vaut mieux enseigner l'histoire et expliquer le contexte plutôt que de déboulonner et effacer une partie de notre histoire. Mais ce phénomène (du déboulonnage des statues) ne s’est pas passé en métropole...

Ruben Rabinovitch : Ça s'est passé dans nos Outre-mer. Ça s'est passé en Angleterre, ça s'est passé et ça se passe encore aux États-Unis... Je ne tiens pas, si vous voulez, un recensé exact du sort de toutes les statues métropolitaines mais, à mon avis, si ça n'a pas eu lieu, cela ne tardera peut-être pas à avoir lieu. En tout cas, c'est un mouvement qui dépasse le seul cadre français et qui traverse les sociétés occidentales.

NDLR : En juin 2020, la statue de Colbert présente devant l’Assemblée nationale a été taguée pour dénoncer une représentation du ministre de Louis XIV à l’initiative en 1685 du Code noir, qui a légiféré l’esclavage dans les colonies françaises. « Ce qui est interdit, c’est le racisme. Cet homme-là (Colbert) fait l’apologie de la négrophobie », avait alors revendiqué l'auteur de la dégradation Franco Lollia, de la Brigade anti-négrophobie. Il a été condamné pour ces faits un an plus tard à 500 euros d'amende.

*****
Pierre Henry est le président de l’association France Fraternités, à l’initiative de la série « Les mots piégés du débat républicain », disponible également en podcast sur Beur FM.

Lire aussi :
Les mots piégés du débat républicain : à l’assaut du mot « créolisation »
Les mots piégés du débat républicain : à l’assaut du mot « séparatisme »
Les mots piégés du débat républicain : à l’assaut du mot « laïcité »
Les mots piégés du débat républicain : à l’assaut du mot « universalisme »