Un(e) Musulman(e) ne peut rester indifférent(e) devant la souffrance, l’agonie et la mort d’un vieillard. A fortiori quand il s’agit d’un homme de paix et d’une voix qui, fréquemment, s’est élevée en faveur des pauvres et des faibles, au nom de valeurs parmi les plus hautes que les fils et les filles d’Adam ont en partage, quelles que soient la religion ou la philosophie dont ils se réclament. Plusieurs d’entre nous auront même souvent reconnu en Jean-Paul II la douceur (ra’fa), la miséricorde (rahma) et la crainte de Dieu (rahbâniyya) que le Très-Haut, dans le Coran (al-Hadîd - LVII, 27) dit avoir mis dans les cœurs de ceux ayant suivi Jésus. On se souviendra notamment de sa contribution à la fin des dictatures athées en Europe de l’Est, de ses prises de position en faveur des Palestiniens et d’autres peuples opprimés au Moyen-Orient, de la main qu’il tendit à divers responsables politiques ou religieux musulmans, de sa dénonciation de la dérive immorale d’un certain Occident, qu’il s’agisse d’euthanasie, de destruction de la famille ou de formes sauvages d’amour et de sexualité…
Amplifiés par l’orchestration médiatique du religieux que notre époque avide de sensations faciles réclame et en laquelle le Vatican rivalise avantageusement avec les télévangélistes américains, le decorum usuel des cérémonies de la ville du panem et circenses, les pompes des liturgies pontificales, les ors de la basilique Saint-Pierre contribueront assurément à donner aux prochaines funérailles papales un retentissement de loin supérieur à celles, pourtant déjà presque légendaires, de la Princesse Diana. Sous le prétexte, comme par hasard, que le pape est aussi un chef-d’État, on voit déjà les drapeaux mis en berne dans un pays où Marianne joue la vierge offensée à la vue du moindre signe religieux à l’école ! Qui nous contera les paradoxes et les contradictions de la fille aînée de l’Église devenue République catho… laïque ? Ce deuil officiel est à juste titre jugé « disproportionné » par certains milieux soucieux d’une stricte séparation de l’Église et de l’État ! Avant même l’enterrement, des libres-penseurs dénoncent quant à eux l’ « overdose médiatique ».
Aux croyants et croyantes de l’Islam, la religion fait une obligation de ne pas se laisser emporter par l’émotion « universelle », l’exaltation télévisuelle, et de conserver un regard critique sur l’événement. D’un point de vue musulman, comment par exemple ne pas être profondément choqué par la vénération dont la personne du pape ou sa dépouille mortelle font l’objet de la part des catholiques ? Alors que le Sceau des Prophètes – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – et Jésus avant lui ne prétendirent jamais être autre chose que d’humbles serviteurs du Dieu unique, voilà un mortel proclamé « Souverain Pontife », adopté comme « Saint Père » et révéré par ses fidèles tel un « seigneur en deçà de Dieu » (rabb min dûn Allâh). « Il ne leur avait pourtant été ordonné que d’adorer un Dieu unique. Point de dieu sinon Lui ! Glorifié est-Il, au-dessus de ce qu’ils Lui associent ! » (Coran, al-Tawba - IX, 31). Et quand on voit des hommes, des femmes et des enfants s’agenouiller en prière devant le cadavre du pape, on réalise mieux encore la divine sagesse de la prière musulmane des défunts : ne comportant ni inclination ni prosternation devant le mort, elle est un hommage n’impliquant aucun abaissement d’une créature vis-à-vis d’une autre ; en son monothéisme exclusif, elle préserve parfaitement la dignité humaine.
Comme ses prédécesseurs, Jean-Paul II sera inhumé dans la crypte de Saint-Pierre. C’est-à-dire sous la principale église du monde catholique, qui est aussi un immense reliquaire où des Chrétiens de partout viennent en pèlerinage. Notre Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – disait quant à lui : « Mon Dieu, ne fais pas de ma tombe une idole qui soit adorée ! Intense fut la colère de Dieu à l’encontre de gens qui avaient adopté les tombes de leurs prophètes comme lieux de prosternation » (Mâlik, al-Muwatta’, Safar, 85 ; Ibn Hanbal, al-Musnad, t. II, p. 246). « Ceux qui ont vécu avant vous adoptaient les tombes comme lieux de prosternation. Oh non, n’adoptez pas les tombes comme lieux de prosternation. Moi, je vous interdis cela ! » (Muslim, al-Sahîh, Masâjid, 4).
Le successeur de Jean-Paul II sera-t-il « conservateur » comme lui ou « progressiste » ? Les analyses, commentaires et cancans abondent déjà et la controverse enfle. Réservera-t-il un meilleur accueil au mariage des prêtres et à l’ordination des femmes, à la contraception et à l’homosexualité, ou continuera-t-il à bloquer toute avancée dans ces dossiers en lesquels de multiples communautés chrétiennes mêmes, dont certaines officiellement catholiques, ne suivent déjà plus le magistère romain ? Inconfortable situation que celle d’une caste ecclésiale s’autorisant à substituer ses propres innovations doctrinales et canoniques aux enseignements des Écritures révélées sans pour autant accepter de tout céder aux revendications libertaires de la société et des individus dont sa théologie incarnationniste, en ouvrant la porte à la divinisation des hommes, a elle-même produit la sortie de la religion, par auto-apothéose et auto-nomisation ! Rigide, le prochain pontife perdra définitivement toute audience dans l’Occident déchristianisé et le bilan final de la Rome catholique se résumera au fiasco sociétal à l’origine duquel elle aura elle-même été. Ouvert au « progrès » pour sauver l’institution à court terme, il s’éloignera plus encore de certains interdits révélés tels l’homosexualité et, en apportant sa bénédiction à un supplément d’immoralité, précipitera sa perte finale autant qu’il contribuera à la déchéance générale des sociétés d’Occident.
Étrange destin que celui de cette Europe (post-)catholique coincée dans un système ne lui offrant d’autres choix que l’immoralité de citoyens voyous célébrant dans la débauche leur affranchissement vis-à-vis des clercs et, par ailleurs, l’obéissance aux diktats hétéroclites d’une hiérarchie de vieux garçons romains. D’une part, il y a en effet le modèle moderniste, séculier, relativiste, individualiste, de la démocratie libérale et des Droits de l’Homme, qui encourage l’hypertrophie de chaque Ego en lui reconnaissant une liberté quasi-absolue de penser le Bien et le Mal à son envi comme de dire ou, souvent même, de pratiquer, le Vrai, le Juste, le Beau et leurs contraires selon son caprice (hawâ). Incarnationnisme à plus ou moins brève échéance tout aussi dangereux pour une société humaine que l’effet de serre pour le futur de la planète. D’autre part, il y a le modèle de société se revendiquant de l’idéalisme et du moralisme d’un Jean-Paul II que j’ai loués au début de ces quelques réflexions. En plus de principes que les Musulmans et les Musulmanes partagent assurément, ce modèle en comporte malheureusement d’autres, plus ou moins propres à l’Église romaine et, pour certains, particulièrement malsains. Apparaissant rigide et médiéval, ce modèle convainc donc peu. Plus grave, il perpétue à vrai dire le mécanisme qui, en attribuant à une caste de prêtres un pouvoir divin de reformulation de la Norme au-delà des Écritures, ne peut finalement, par dilution obligée du charisme, qu’acccoucher de la dérive de la modernité laïque qu’il dénonce et prétend combattre. Bref, le tonneau des Danaïdes !
Face à la double impasse de l’absence d’avenir d’une populace égarée dans la post-religion de l’Ego et, par ailleurs, de l’impossible retour du passé voulu par une élite sacerdodale sclérosée, l’Islam peut légitimement se présenter comme une alternative. Il continue certes à proclamer les droits imprescriptibles du Dieu transcendant sur l’orientation de l’histoire des fils et des filles d’Adam, tels que définitivement enseignés au monde à travers la Voie du Coran, la Tradition prophétique et l’exemple des Compagnons. Il n’en délègue cependant la gestion à aucune Église, à aucune famille charismatique, à aucune nomenklatura ou ulémaklatura mais, bien plutôt, la confie à la communauté même de Ses serviteurs et servantes, telle qu’animée par les gens de foi et de savoir. Le Très-Haut responsabilise ainsi les croyants et les croyantes les un(e)s vis-à-vis des autres et, finalement, les invitera à rendre compte de leurs actions directement devant Lui. En Se les consacrant à Son service exclusif, Il ne fait pas que les libérer de toute exploitation religieuse de leurs personnes et de leurs biens par d’autres humains mais fonde leur dignité et leur ouvre un avenir de paix, d’équilibre et de sérénité.
La noblesse et le courage de divers combats, les qualités personnelles et les souffrances d’un pape ne peuvent donc pas nous faire oublier la nature préislamique, inégalitaire, idolâtre et associationniste du système religieux qu’il incarnait et promouvait par ailleurs, non plus que les effets pervers de ce système sur l’histoire des deux derniers millénaires. Domination religieuse de la femme par l’homme tout d’abord — et sans, bien entendu, que nos bons missionnaires laïques si soucieux d’égalité des sexes en Islam ne s’en formalisent autrement ! Domination religieuse de millions d’humains par d’autres surtout, proclamés intermédiaires incontournables sur le chemin de Dieu du fait de leur autorité dogmatique, de leurs attributions sacerdotales et des autres pouvoirs canoniques ou sacramentaux, quasiment magiques, par lesquels ils entendent perpétuer leur empire sur les âmes des gens — avec pour conséquences, finalement, l’anti-cléricalisme et le rejet moderne de toute autre religion que celle du Moi.
Frère musulman, sœur musulmane, regarde bien tous ces Monseigneurs et autres cardinaux vêtus de pourpre comme les empereurs romains ou byzantins. Souviens-toi que le Prophète a interdit le port d’habits de cette couleur aux hommes de sa communauté et demande-toi ce qu’il reste, parmi ces « princes de l’Église », comme prêtres et moines dont le Très-Haut dit, dans la sourate al-Mâ’ida (V, 82), qu’ « ils ne se grandissent pas » (lâ yastakbirûna) ! Et puis, surtout, rends grâce à Dieu de cette religion qui, sur le chemin tracé par Muhammad – sur lui la paix ! –, t’a affranchi de toute obligation de passer par de telles « Éminences » et leurs forgeries spirituelles pour ton salut. En ne te soumettant qu’au Très-Haut et te libérant des faux maîtres, l’Islam t’invite en effet, que tu sois homme ou femme, à t’en remettre pleinement et directement à ton Dieu et à cheminer ainsi sur la Voie droite, originelle, pure, inaltérée, qui seule mène au bonheur. « Et lorsque Mes serviteurs t’interrogent sur Moi, Je suis proche. J’exauce l’invocation de l’invocateur lorsqu’il M’invoque. Qu’ils Me répondent donc et qu’ils croient en Moi ! Peut-être seront-ils bien dirigés ! » (Coran, al-Baqara - II, 186).
Cela dit, si un chrétien qui t’est proche te fait part de la tristesse que la mort de son pape lui donne, respecte son deuil, console-le avec de bonnes paroles et tente de l’éclairer avec sagesse. Pourquoi, par exemple, ne lui rapporterais-tu pas les paroles du Prophète – Dieu prie sur lui et lui donne la paix ! – lors de la mort de son fils Ibrâhîm, à moins de deux ans : « L’œil pleure et le cœur est affligé. Nous ne dirons cependant rien qui mécontenterait le Seigneur » ?
Et Dieu est plus savant.