Un rapport d’enquête dirigé par Dounia Bouzar (anthropologue et membre du Conseil Français du Culte Musulman) auprès d’associations musulmanes françaises est au centre d’une controverse. Madame Bouzar a dû publier une mise au point en réaction aux commentaires que son rapport a suscités dans la presse française. Nous avons voulu en savoir un peu plus.
SaphirNet.info : En quoi consiste cette étude commandée par l’IHESI ?
Dounia Bouzar : l’IHESI est l’Institut des Hautes Etudes de la Sécurité Intérieure. Suite à un appel d’offres de cet organisme sur la manière dont est vécu l’Islam chez les Français d’origine marocaine, algérienne et tunisienne, j’ai proposé de me concentrer sur les Musulmans nés en France. Par souci de confiance et de rigueur, l’anonymat des douze associations étudiées en île de France, Rhône-Alpes et Nord est préservé, avec l’accord de l’IHESI. Les associations auprès desquelles j’ai enquêté étaient au courant de cette recherche.
Votre silence pendant le débat sur le foulard n’est pas passé inaperçu. Et vous revenez à la une de grands médias avec un travail sur les associations. Quelle explication faut-il voir ?
Dounia Bouzar : Je pourrais évoquer plusieurs raisons et notamment vous raconter comment les médias ne voulaient plus de moi… , mais il y a autre chose : je ne me retrouvais plus dans ce débat où chacun envoyait des clichés à la figure de l’autre. Face aux discours véhiculés, il m’a semblé que nous étions dans une impasse. J’ai essayé de comprendre comment on en était arrivé là, à ce dialogue de sourds. J’en ai profité, à travers l’étude que je menais déjà pour l’IHESI, pour trouver des éléments pour échapper à ces débats qui, finalement, ne permettaient pas d’ouvrir de nouvelles perspectives de sortie de crise.
Ne craignez-vous pas néanmoins que ce travail-là puisse être récupéré par ceux qui dénigrent l’Islam et les Musulmans ?
Dounia Bouzar : Tout d’abord, cet article n’est qu’un élément de mon enquête. Au mois de septembre, le rapport sera terminé et le discours institutionnel sera autant interrogé que celui des leaders musulmans ! Pour revenir à cet article, je souhaiterais clarifier les orientations que je veux donner à ce travail. Il ne s’agit en aucun cas de dénigrer ni les uns ni les autres, mais d’interroger simplement les discours et ce qu’ils produisent. Au lieu de se poser la question de savoir si « les autres » vont l’utiliser contre « nous », ne vaudrait-il pas mieux nous demander si les résultats non définitifs de ce travail ne pourraient pas nous aider à sortir de l’impasse dans laquelle on veut « nous » enfermer. J’espère que ces réflexions seront prises et discutées au sein des différentes composantes de la communauté musulmane. A ce propos d’ailleurs, suite à la parution de l’entretien du Figaro, et du parti pris de la dépêche de l’AFP, un certain nombre de leaders musulmans m’ont appelée et renouvelé leur confiance, en me disant que cela leur posait des vrais questions, et tout ceci malgré les jeux médiatiques. A nous de continuer ce questionnement.
Certains y ont vu une critique du discours de Tariq Ramadan…
Dounia Bouzar : Les gens ne veulent voir que ce qu’ils ont envie de voir ! Dans mon travail, il n’est nullement question de Tariq Ramadan lui-même. Il s’agit de comprendre comment son discours est écouté, entendu, interprété, et appliqué. Lorsque j’ai constaté que des leaders qui se retrouvent tous dans son discours, le vivent et le transmettent si différemment sur leurs terrains associatifs, cela m’a interrogé… C’est cela que je relate dans mon article. Encore une fois, je le reprécise : il faut attendre la fin de mon rapport pour voir la globalité de la réflexion.
Le Monde interprète votre travail comme un revirement et y voit un peu d’ironie de votre part sur certains propos de leaders musulmans.
Dounia Bouzar : En ce qui concerne « l’ironie » que l‘on me prête, c’est mal me connaître…Quant au revirement, je dirais plus que c’est une continuité dans la réflexion. J’ai toujours soutenu le combat des Musulmanes qui repassaient par les Textes sacrés pour faire valoir leurs droits. Je trouvais qu’elles arrachaient aux hommes le monopole de parler au nom de Dieu. Cette étude m’a ouvert les yeux sur les aspects limités et dangereux de chercher des réponses toutes faites dans le Texte. Cela amène de nombreuses Musulmanes à aller chercher des solutions prêtes à consommer au lieu de réfléchir sur la manière dont elles utilisent les Textes. L’Islam devient du « prêt à penser »… On recherche un Islam aussi parfait qu’abstrait en se disant que les autres Musulmans n’ont pas bien compris leurs textes. Pourtant, ils ont fait comme nous, en leur temps et en leur lieu : ils ont reçu et compris le message divin en fonction de ce qu’ils étaient dans leur contexte… A nous d’en faire autant dans une société laïque.
Qu’est-ce que cela implique ?
Dounia Bouzar : Cela implique de comprendre que derrière le côté juridique de la laïcité, il y a aussi une dimension philosophique, qu’on pourrait résumer en disant que c’est la garantie, pour un enfant en construction, d’avoir accès à plusieurs visions du monde pour pouvoir se construire et choisir qui il veut être. C’est là que certains discours m’interrogent, au niveau éducatif. Ils prônent des valeurs modernes mais ils partent du principe qu’elles sont déjà dans le Texte. Pousser les jeunes à vivre dans la modernité est une très bonne chose, leur montrer qu’il n’y a aucune incompatibilité entre leur religion et la modernité aussi, mais partir du principe qu’une religion, quelle qu’elle soit, puisse « fabriquer » à « elle seule » des valeurs modernes résultant des combats de l’humanité est une contre vérité. C’est de l’idéologie. Les exemples sont nombreux.
Qu’est-ce qui vous questionne dans cette relation aux Textes ?
Dounia Bouzar : Ce type de relation aux Textes entraîne la négation de tous les facteurs extra-religieux qui interviennent dans la construction d’un individu et d’une société. Que nous, croyants, estimions que tout se réalise « grâce à Dieu » est une chose, mais faire passer l’idée qu’une religion a tout inventé me paraît vraiment dangereux, à la fois pour l’épanouissement des individus eux-mêmes, pour l’harmonie de notre société, et même pour la grandeur de la religion en question. Au niveau sociétal, cela ne respecte pas « l’aspect philosophique » de la laïcité, puisque cela impose une conception du monde strictement musulmane, étant donné que toutes les valeurs et tous les concepts sont censés se trouver dans nos Textes sacrés. Même au niveau spirituel, ce type de relation aux Textes n’est pas satisfaisant, puisqu’il entraîne une certaine position passive. On cherche « des recettes », des « schémas de conduite », au lieu de rentrer en dialogue avec le message divin à partir de ce qu’on est ici et maintenant, pour en entendre et en comprendre de nouvelles dimensions, parce que justement nous nous sommes construits nous-mêmes dans de nouvelles dimensions.
En quoi ces variables extra-religieuses vous semblent-elles si importantes ?
Dounia Bouzar : Qu’est-ce qui fait qu’une Tchadienne et une Parisienne, en lisant le même Texte, ne vont pas comprendre la même chose ? Pourquoi, en ce qui concerne le verset sur la polygamie, vont-elles l’interpréter de manière différente ? Pourquoi la jeune fille parisienne va-t-elle évoquer le Hadith « La recherche du savoir est une obligation pour tout Musulman et pour toute Musulmane » alors qu’il est pratiquement inconnu de la jeune tchadienne qui lutte contre la famine…. Si ce n’est l’importance de la prise en compte des variables extra-religieuses dans la lecture et l’interprétation du texte. Et pour appréhender de nouvelles dimensions du message divin qui nous aideraient en ce nouveau monde, peut-être faut-il d’abord accepter l’idée d’être à la fois des produits et des acteurs de ce nouveau monde. Peut-être, au fond, que s’assumer comme « être vivant à part entière avec tout ce qui nous constitue » est un préalable pour accéder à l’immensité des sens que Dieu met à notre disposition, dans nos textes mais aussi dans nos cœurs. Ce qui revient à dire qu’il faut qu’on se reconnaisse comme des Sujets avant tout, êtres humains résultants d’un niveau économique, social, culturel, et d’une histoire particulière, familiale et sociétale.
Comment allez-vous intégrer ces nouvelles données au soutien que vous accordez aux jeunes filles dans leurs combats…
Dounia Bouzar : Jusque là, je pensais que naître en France était une garantie, parce qu’on était socialisé dans une culture où l’on avait appris à dire « je », surtout pour nous les femmes. Sortir du fonctionnement clanique qui nous assigne à une place prédéterminée semblait ouvrir de nouvelles perspectives de réappropriation des textes musulmans. Mais je m’aperçois que ce n’est pas si simple, parce que d’autres pressions nous assignent à des places prédéterminées, soit en nous déniant notre dimension religieuse, soit en nous enfermant et en nous réduisant dedans. Il suffit de voir d’ailleurs le nombre de jeunes filles musulmanes qui prennent la parole, c’est dérisoire… A cela, il faut ajouter qu’à chaque fois que l’on veut bien nous donner la parole, c’est pour parler du foulard ! Quelle perspective ! Au lieu de plonger dans le Coran pour savoir si nous avons le droit de nous épiler les sourcils ou pas, nous ferions mieux d’étudier l’Histoire des différentes civilisations et de l’évolution des sociétés pour trouver notre espace afin de nous déterminer librement, au-delà de toutes les pensées uniques.
Propos recueillis par Amara Bamba