Alors qu'elle s'apprête à rendre son dernier rapport annuel, la Halde, présidée par Eric Molinié, a préconisé le 28 mars dernier, « d'examiner l'opportunité d'étendre les obligations de neutralité qui s'imposent dans les structures publiques, aux structures privées des secteurs social, médico-social, ou de la petite enfance chargées d'une mission de service public ou d'intérêt général ».
Par rapport à d'autres délibérations de l'institution, celle-ci est passée presque inaperçue. Il est vrai qu'elle était accompagnée d'un communiqué de presse rassurant: il s'agit d'aborder « l'expression religieuse, sous l'angle du droit des discriminations et de la promotion de l'égalité dans le champ de l'emploi conformément à ses missions ». Autrement dit, quelques petits aménagements, mûris au terme d'un débat consensuel et dépassionné, ayant pour objectif un meilleur « vivre ensemble fondé sur notre pacte républicain ».
Pourtant, tout porte à croire que cette délibération sonne la fin de l'indépendance de l'institution, et amorce le déclin de la lutte contre certaines discriminations en France. C'est pourquoi, nous, agents du service juridique de la Halde, ne pouvons passer sous silence les bizarreries, les paradoxes, les sous-entendus et les effets de cette délibération qui conduit ce qui reste de la haute autorité dans une impasse.
D'abord les bizarreries. Il est pour le moins curieux, dans le contexte actuel, d'appeler à «dépasser la nature passionnée des débats médiatiques». Il est encore plus bizarre d'appeler cela un débat «médiatique», alors qu'il a été lancé par le gouvernement en pleine période électorale. La précaution de langage peut paraître sage; elle s'avère suspecte.
Tout aussi suspecte est la nécessité impérieuse de préconiser, dans le contexte actuel, des solutions qui figurent dans de nombreux rapports rendus aux pouvoirs publics. Pour mémoire le rapport de la Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République a été remis au Président de la République en 2003.
Ensuite, les paradoxes. Il est paradoxal de constater qu'en 2010, seulement 2 % des réclamations reçues par la Halde soulevaient des questions de discriminations religieuses, et de prendre l'initiative d'engager, malgré cela, un débat dans lequel la lutte contre les discriminations a tout à perdre.
Il est tout aussi paradoxal, de s'aventurer sur ce terrain glissant tout en constatant que «la loi permet de résoudre 95 % et 98 % des cas».
Paradoxal encore, le fait d'ouvrir cette « boîte de Pandore » et de proposer l'extension du principe de neutralité aux salariés des services publics gérés par des structures privées, alors qu'en 6 ans d'existence, la Halde n'a pas été saisie de cas litigieux. Cette disproportion est d'autant plus flagrante que ces chiffres doivent être rapprochés d'un autre: 30 % de saisines de la Halde concernent la discrimination fondée sur l'origine... Il ne faudrait pas que l'arbre de la laïcité cache la forêt de la discrimination raciale!
Paradoxale enfin, l'idée d'étendre la portée du principe de neutralité au-delà de son périmètre habituel au moment où les gouvernements successifs s'attachent consciencieusement à démantibuler les services publics et à privatiser le statut des personnels qui y sont affectés. Tout ceci laisse d'autant plus perplexe que la délibération repose sur plusieurs sous-entendus qu'il convient de dissiper.
Premier sous-entendu : le fait religieux poserait un problème dans l'entreprise. La délibération n'est pourtant étayée par aucune donnée chiffrée permettant d'établir la recrudescence du phénomène ou le niveau qu'il atteint. Les travaux des sociologues sur la question ne manquent pourtant pas. La Halde constate même l'inverse: « les participants aux différentes consultations organisées par la haute autorité (...) relèvent que les questions liées à la manifestation du fait religieux dans l'entreprise (...) sont peu fréquentes et le plus souvent résolues sans difficulté particulière». Pourquoi dans ce cas affirmer que «les entreprises (...) consultées nous disent que c'est une question qui monte ? » (E. Molinié, France Inter, 29 mars 2011) et prendre le risque, non seulement d'alimenter le débat politique et électoraliste actuel « sans tabou » (E. Molinié, Le Mondre.fr 29 mars 2011), mais aussi d'accréditer l'idée qu'il existe bel et bien un problème qu'il convient de régler ?
Deuxième sous-entendu : le problème est essentiellement posé par la pratique de la religion musulmane, sur laquelle s'appuient la plupart des exemples cités dans la presse. Dans le contexte actuel, le risque de stigmatisation d'une partie de la population française, en fonction de ses convictions religieuses, est certain.
Troisième sous-entendu : l'extension des obligations de neutralité est l'adjuvant indispensable à la privatisation des services publics. « Il y a un moment où on pourrait avoir un service public qui n'est plus du tout assuré par des fonctionnaires, mais par des agents du privé, et à ce moment-là, quid de la neutralité ? » (E. Molinié, RTL, 29 mars 2011). Selon nous, la question mériterait toutefois d'être retournée: « Quid du service public ? », « Quid des droits des salariés perdant leur statut protecteur et conservant malgré tout les sujétions qui lui étaient liées ? »
Quatrième sous-entendu : en recommandant « d'examiner l'opportunité d'étendre les obligations de neutralité », le Président de la haute autorité préconise, en réalité, l'extension du principe de laïcité en France et son application à plusieurs centaines de milliers de salariés relevant du secteur privé exerçant « de près ou de loin (sic), de manière implicite (sic) ou explicite une mission de service public ou d'intérêt général (sic) » (Le Monde.fr, 29 mars 2011).
Dernier sous-entendu : sous « l'organisation d'un dialogue permanent » prônée dans la délibération du Collège, « une nouvelle loi » (E. Molinié, Le Monde.fr, précité)!
Comment croire que ces curiosités, bizarreries, paradoxes et autres sous-entendus ne sont pas de nature à produire des effets pervers? Sur un plan juridique, nous en constatons déjà deux.
D'abord un recul du droit. Au-delà des approximations juridiques touchant au service public (qu'est-ce qu'un salarié exerçant de loin et implicitement une mission d'intérêt général?), il est dangereux de considérer, comme le fait le Président de la haute autorité, que « la stricte application du droit ne répond pas toujours aux questions sociétales » (E. Molinié, Le Figaro, 29 mars 2011). Or, faut-il le rappeler, en matière de lutte contre les discriminations, première mission de la Halde, le droit protège le salarié discriminé, notamment en raison de ses convictions religieuses.
Ensuite un recul des libertés fondamentales. Etendre le principe de laïcité à des centaines de milliers de salariés qui pour l'instant n'y sont pas soumis revient à aggraver les discriminations à l'embauche et dans l'emploi en organisant une discrimination sur les convictions légitimée par la loi. Cela revient à mettre sur pieds une discrimination d'Etat... à l'initiative de la Halde !
Le mélange des rôles est pour le moins troublant et en rien conforme aux missions de la Halde et à son indépendance. On comprend ainsi pourquoi cette recommandation qui a été adressée au gouvernement a été suivie... par l'UMP qui l'a immédiatement intégrée dans ses 26 propositions sur la laïcité.
Piètre testament laissé par la Halde qui disparaîtra officiellement le 1er mai 2011. Les 6 années d'activité de l'institution méritaient mieux.
Par rapport à d'autres délibérations de l'institution, celle-ci est passée presque inaperçue. Il est vrai qu'elle était accompagnée d'un communiqué de presse rassurant: il s'agit d'aborder « l'expression religieuse, sous l'angle du droit des discriminations et de la promotion de l'égalité dans le champ de l'emploi conformément à ses missions ». Autrement dit, quelques petits aménagements, mûris au terme d'un débat consensuel et dépassionné, ayant pour objectif un meilleur « vivre ensemble fondé sur notre pacte républicain ».
Pourtant, tout porte à croire que cette délibération sonne la fin de l'indépendance de l'institution, et amorce le déclin de la lutte contre certaines discriminations en France. C'est pourquoi, nous, agents du service juridique de la Halde, ne pouvons passer sous silence les bizarreries, les paradoxes, les sous-entendus et les effets de cette délibération qui conduit ce qui reste de la haute autorité dans une impasse.
D'abord les bizarreries. Il est pour le moins curieux, dans le contexte actuel, d'appeler à «dépasser la nature passionnée des débats médiatiques». Il est encore plus bizarre d'appeler cela un débat «médiatique», alors qu'il a été lancé par le gouvernement en pleine période électorale. La précaution de langage peut paraître sage; elle s'avère suspecte.
Tout aussi suspecte est la nécessité impérieuse de préconiser, dans le contexte actuel, des solutions qui figurent dans de nombreux rapports rendus aux pouvoirs publics. Pour mémoire le rapport de la Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République a été remis au Président de la République en 2003.
Ensuite, les paradoxes. Il est paradoxal de constater qu'en 2010, seulement 2 % des réclamations reçues par la Halde soulevaient des questions de discriminations religieuses, et de prendre l'initiative d'engager, malgré cela, un débat dans lequel la lutte contre les discriminations a tout à perdre.
Il est tout aussi paradoxal, de s'aventurer sur ce terrain glissant tout en constatant que «la loi permet de résoudre 95 % et 98 % des cas».
Paradoxal encore, le fait d'ouvrir cette « boîte de Pandore » et de proposer l'extension du principe de neutralité aux salariés des services publics gérés par des structures privées, alors qu'en 6 ans d'existence, la Halde n'a pas été saisie de cas litigieux. Cette disproportion est d'autant plus flagrante que ces chiffres doivent être rapprochés d'un autre: 30 % de saisines de la Halde concernent la discrimination fondée sur l'origine... Il ne faudrait pas que l'arbre de la laïcité cache la forêt de la discrimination raciale!
Paradoxale enfin, l'idée d'étendre la portée du principe de neutralité au-delà de son périmètre habituel au moment où les gouvernements successifs s'attachent consciencieusement à démantibuler les services publics et à privatiser le statut des personnels qui y sont affectés. Tout ceci laisse d'autant plus perplexe que la délibération repose sur plusieurs sous-entendus qu'il convient de dissiper.
Premier sous-entendu : le fait religieux poserait un problème dans l'entreprise. La délibération n'est pourtant étayée par aucune donnée chiffrée permettant d'établir la recrudescence du phénomène ou le niveau qu'il atteint. Les travaux des sociologues sur la question ne manquent pourtant pas. La Halde constate même l'inverse: « les participants aux différentes consultations organisées par la haute autorité (...) relèvent que les questions liées à la manifestation du fait religieux dans l'entreprise (...) sont peu fréquentes et le plus souvent résolues sans difficulté particulière». Pourquoi dans ce cas affirmer que «les entreprises (...) consultées nous disent que c'est une question qui monte ? » (E. Molinié, France Inter, 29 mars 2011) et prendre le risque, non seulement d'alimenter le débat politique et électoraliste actuel « sans tabou » (E. Molinié, Le Mondre.fr 29 mars 2011), mais aussi d'accréditer l'idée qu'il existe bel et bien un problème qu'il convient de régler ?
Deuxième sous-entendu : le problème est essentiellement posé par la pratique de la religion musulmane, sur laquelle s'appuient la plupart des exemples cités dans la presse. Dans le contexte actuel, le risque de stigmatisation d'une partie de la population française, en fonction de ses convictions religieuses, est certain.
Troisième sous-entendu : l'extension des obligations de neutralité est l'adjuvant indispensable à la privatisation des services publics. « Il y a un moment où on pourrait avoir un service public qui n'est plus du tout assuré par des fonctionnaires, mais par des agents du privé, et à ce moment-là, quid de la neutralité ? » (E. Molinié, RTL, 29 mars 2011). Selon nous, la question mériterait toutefois d'être retournée: « Quid du service public ? », « Quid des droits des salariés perdant leur statut protecteur et conservant malgré tout les sujétions qui lui étaient liées ? »
Quatrième sous-entendu : en recommandant « d'examiner l'opportunité d'étendre les obligations de neutralité », le Président de la haute autorité préconise, en réalité, l'extension du principe de laïcité en France et son application à plusieurs centaines de milliers de salariés relevant du secteur privé exerçant « de près ou de loin (sic), de manière implicite (sic) ou explicite une mission de service public ou d'intérêt général (sic) » (Le Monde.fr, 29 mars 2011).
Dernier sous-entendu : sous « l'organisation d'un dialogue permanent » prônée dans la délibération du Collège, « une nouvelle loi » (E. Molinié, Le Monde.fr, précité)!
Comment croire que ces curiosités, bizarreries, paradoxes et autres sous-entendus ne sont pas de nature à produire des effets pervers? Sur un plan juridique, nous en constatons déjà deux.
D'abord un recul du droit. Au-delà des approximations juridiques touchant au service public (qu'est-ce qu'un salarié exerçant de loin et implicitement une mission d'intérêt général?), il est dangereux de considérer, comme le fait le Président de la haute autorité, que « la stricte application du droit ne répond pas toujours aux questions sociétales » (E. Molinié, Le Figaro, 29 mars 2011). Or, faut-il le rappeler, en matière de lutte contre les discriminations, première mission de la Halde, le droit protège le salarié discriminé, notamment en raison de ses convictions religieuses.
Ensuite un recul des libertés fondamentales. Etendre le principe de laïcité à des centaines de milliers de salariés qui pour l'instant n'y sont pas soumis revient à aggraver les discriminations à l'embauche et dans l'emploi en organisant une discrimination sur les convictions légitimée par la loi. Cela revient à mettre sur pieds une discrimination d'Etat... à l'initiative de la Halde !
Le mélange des rôles est pour le moins troublant et en rien conforme aux missions de la Halde et à son indépendance. On comprend ainsi pourquoi cette recommandation qui a été adressée au gouvernement a été suivie... par l'UMP qui l'a immédiatement intégrée dans ses 26 propositions sur la laïcité.
Piètre testament laissé par la Halde qui disparaîtra officiellement le 1er mai 2011. Les 6 années d'activité de l'institution méritaient mieux.