Les limites de la "laïcité positive"
Lorsque, le 20 décembre 2007, le président de la République, Nicolas Sarkozy, intronisé chanoine honoraire de la basilique du Latran, prend la parole à Rome, nul ne se doute du tollé que ses paroles vont provoquer en France. Son hommage aux "croyants", sa critique de la "laïcité à la française" qu'il aimerait voir remplacer par une "laïcité positive" vont heurter les consciences ancrées dans l'idée que le religieux relève de la sphère privée et ne saurait être érigé en qualité citoyenne, encore moins par le chef d'un Etat laïque et républicain. Des formules chocs, telles que la phrase sur la supériorité supposée du curé sur l'instituteur, vont contribuer à discréditer ce discours.
Un an et quelques discours plus tard - en Arabie saoudite, en janvier, au dîner du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), en février ou devant le pape Benoît XVI, en septembre -, la passion est retombée. S'il a remisé les affirmations les plus controversées, M. Sarkozy a pourtant persisté sur le fond. Mais à l'exception de quelques figures érigées en défenseurs d'une laïcité de combat, francs-maçons et libres penseurs, ses détracteurs n'ont eu que peu d'écho dans l'opinion publique. L'accueil que la République a réservé au pape, lors de sa visite en France, ou l'hommage national voulu par le chef de l'Etat à une religieuse, Soeur Emmanuelle, au cours d'une messe en octobre à Paris, n'ont guère suscité de réactions, démontrant à la fois une certaine tolérance et une indifférence au fait religieux.
En dépit de ses discours, et malgré les craintes affichées par les membres les plus ardents du camp laïque, il faut dire que M. Sarkozy n'a pas touché aux équilibres institutionnels ou législatifs qui fondent la laïcité en France. La loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l'Etat est demeurée inchangée. Et l'annonce du chef de l'Etat, en janvier, qu'il entendait faire entrer au Conseil économique, social et environnemental des religieux ne s'est pas encore concrétisée.
S'il n'a rien changé dans les textes, son discours est arrivé à un moment particulier dans le débat sur la place des religions dans les pays européens, ce qui pourrait expliquer son relatif "accommodement" à la société française. Deux phénomènes traversent aujourd'hui les sociétés occidentales : une sécularisation massive marquée par un affaiblissement des "vieilles" religions présentes en Europe et l'apparition de "nouvelles" croyances, notamment l'islam. Cette nouvelle réalité n'est pas sans effet sur l'image et la place octroyée aux religions (ou celle qu'elles s'octroient) dans la sphère publique. Entre concurrence et surenchère, les fidèles des diverses confessions affichent plus fortement leurs identités. Le Vatican, par la voix du cardinal français Jean-Louis Tauran, responsable du dialogue interreligieux, a reconnu le 27 novembre : "ce sont les musulmans qui, devenus en Europe une minorité importante, ont demandé de l'espace pour Dieu dans la société".
INCULTURE RELIGIEUSE ET PLURALISME
La France est à cet égard un "modèle" : elle est l'un des pays les plus sécularisés d'Europe avec, selon les sondages, une proportion de non-croyants évaluée entre 30 % et 40 % de la population et une pratique religieuse, chez les catholiques, en baisse constante. Dans le même temps, elle accueille aussi une des communautés musulmanes les plus importantes d'Europe. Normatif, à l'image du judaïsme, l'islam s'installe avec des codes et des règles visibles qui, régulièrement, heurtent le tissu social ; d'où la perception générale d'un "retour du religieux". Dans le même temps, les revendications identitaires les plus radicales, ressenties comme des intrusions inacceptables du religieux dans l'espace public, sont régulièrement corrigées par la loi ou la justice, chargées au passage de définir les nouveaux équilibres.
Sur le terrain, slalomant parfois avec les obligations de la loi de 1905, les pouvoirs publics répondent aux besoins exprimés par les croyants : aide à la création de mosquées, ouverture de carrés musulmans dans les cimetières, sauvegarde d'églises, relations officielles dans le cadre de l'instance de dialogue entre l'Etat et l'Eglise catholique. Les nouvelles générations, caractérisées par une grande inculture religieuse et une exposition au pluralisme des croyances, ont un rapport décomplexé au fait religieux et ne partagent pas forcément les crispations de leurs aînés sur ce sujet.
Désormais minoritaires et plurielles, les religions paraissent incapables d'imposer leurs vues, au niveau politique ou sociétal. Un siècle après la loi de 1905, "la séparation des Eglises et de l'Etat étant définitivement assurée tant au plan juridique que sociologique, il devient possible de prendre explicitement en compte, sans renier la laïcité, les apports spirituels, éducatifs, sociaux et culturels des religions", estime avec d'autres le chercheur Jean-Paul Willaime dans Le Retour du religieux dans la sphère publique (éd. Olivétan, 110 p., 14 euros).
Certains, au sein des religions, jouent de cette dialectique pour s'autoriser une présence accrue dans les débats de société et mettre en musique la "laïcité positive" de M. Sarkozy. Lors des récentes Semaines sociales, un rassemblement de catholiques à Lyon, des intervenants ont, à la suite de M. Sarkozy, présenté les croyants comme "des porteurs de sens dans une société qui n'en a plus guère". Des hommes politiques, de gauche et de droite, revendiquent régulièrement leurs liens avec les "pasteurs". Lors d'un colloque consacré au cardinal Lustiger, à Paris, le maire (PS) d'Evry, Manuel Valls, a reconnu l'intérêt qu'il trouvait à être "interpellé" par les religieux.
Conscients qu'ils doivent se faire plus persuasifs qu'autoritaires, et abandonner le seul registre de la morale (notamment sexuelle), les responsables religieux tentent donc avec plus ou moins d'audience et de succès de "donner à penser". Toutes confessions confondues, ils entendent, par exemple, peser sur les débats liés à la révision des lois de bioéthique, en rappelant leur "vision anthropologique de l'homme". L'ère de la "laïcité positive" aurait donc commencé avant le discours du Latran, même s'il est indéniable que le chef de l'Etat a conforté des prises de parole plus audacieuses, suscitant le risque pour certains de confondre participation aux débats de la cité et organisation de la cité. Au final pourtant, ce sont sans doute les ségrégations sociales, urbaines ou culturelles, plus que les identités religieuses, même réaffirmées avec radicalisme ou provocation, qui mettent en péril l'idéal républicain.
Stéphanie Le Bars
Courriel :
lebars@lemonde.fr
© Le Monde 20 décembre 2008
Lorsque, le 20 décembre 2007, le président de la République, Nicolas Sarkozy, intronisé chanoine honoraire de la basilique du Latran, prend la parole à Rome, nul ne se doute du tollé que ses paroles vont provoquer en France. Son hommage aux "croyants", sa critique de la "laïcité à la française" qu'il aimerait voir remplacer par une "laïcité positive" vont heurter les consciences ancrées dans l'idée que le religieux relève de la sphère privée et ne saurait être érigé en qualité citoyenne, encore moins par le chef d'un Etat laïque et républicain. Des formules chocs, telles que la phrase sur la supériorité supposée du curé sur l'instituteur, vont contribuer à discréditer ce discours.
Un an et quelques discours plus tard - en Arabie saoudite, en janvier, au dîner du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), en février ou devant le pape Benoît XVI, en septembre -, la passion est retombée. S'il a remisé les affirmations les plus controversées, M. Sarkozy a pourtant persisté sur le fond. Mais à l'exception de quelques figures érigées en défenseurs d'une laïcité de combat, francs-maçons et libres penseurs, ses détracteurs n'ont eu que peu d'écho dans l'opinion publique. L'accueil que la République a réservé au pape, lors de sa visite en France, ou l'hommage national voulu par le chef de l'Etat à une religieuse, Soeur Emmanuelle, au cours d'une messe en octobre à Paris, n'ont guère suscité de réactions, démontrant à la fois une certaine tolérance et une indifférence au fait religieux.
En dépit de ses discours, et malgré les craintes affichées par les membres les plus ardents du camp laïque, il faut dire que M. Sarkozy n'a pas touché aux équilibres institutionnels ou législatifs qui fondent la laïcité en France. La loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l'Etat est demeurée inchangée. Et l'annonce du chef de l'Etat, en janvier, qu'il entendait faire entrer au Conseil économique, social et environnemental des religieux ne s'est pas encore concrétisée.
S'il n'a rien changé dans les textes, son discours est arrivé à un moment particulier dans le débat sur la place des religions dans les pays européens, ce qui pourrait expliquer son relatif "accommodement" à la société française. Deux phénomènes traversent aujourd'hui les sociétés occidentales : une sécularisation massive marquée par un affaiblissement des "vieilles" religions présentes en Europe et l'apparition de "nouvelles" croyances, notamment l'islam. Cette nouvelle réalité n'est pas sans effet sur l'image et la place octroyée aux religions (ou celle qu'elles s'octroient) dans la sphère publique. Entre concurrence et surenchère, les fidèles des diverses confessions affichent plus fortement leurs identités. Le Vatican, par la voix du cardinal français Jean-Louis Tauran, responsable du dialogue interreligieux, a reconnu le 27 novembre : "ce sont les musulmans qui, devenus en Europe une minorité importante, ont demandé de l'espace pour Dieu dans la société".
INCULTURE RELIGIEUSE ET PLURALISME
La France est à cet égard un "modèle" : elle est l'un des pays les plus sécularisés d'Europe avec, selon les sondages, une proportion de non-croyants évaluée entre 30 % et 40 % de la population et une pratique religieuse, chez les catholiques, en baisse constante. Dans le même temps, elle accueille aussi une des communautés musulmanes les plus importantes d'Europe. Normatif, à l'image du judaïsme, l'islam s'installe avec des codes et des règles visibles qui, régulièrement, heurtent le tissu social ; d'où la perception générale d'un "retour du religieux". Dans le même temps, les revendications identitaires les plus radicales, ressenties comme des intrusions inacceptables du religieux dans l'espace public, sont régulièrement corrigées par la loi ou la justice, chargées au passage de définir les nouveaux équilibres.
Sur le terrain, slalomant parfois avec les obligations de la loi de 1905, les pouvoirs publics répondent aux besoins exprimés par les croyants : aide à la création de mosquées, ouverture de carrés musulmans dans les cimetières, sauvegarde d'églises, relations officielles dans le cadre de l'instance de dialogue entre l'Etat et l'Eglise catholique. Les nouvelles générations, caractérisées par une grande inculture religieuse et une exposition au pluralisme des croyances, ont un rapport décomplexé au fait religieux et ne partagent pas forcément les crispations de leurs aînés sur ce sujet.
Désormais minoritaires et plurielles, les religions paraissent incapables d'imposer leurs vues, au niveau politique ou sociétal. Un siècle après la loi de 1905, "la séparation des Eglises et de l'Etat étant définitivement assurée tant au plan juridique que sociologique, il devient possible de prendre explicitement en compte, sans renier la laïcité, les apports spirituels, éducatifs, sociaux et culturels des religions", estime avec d'autres le chercheur Jean-Paul Willaime dans Le Retour du religieux dans la sphère publique (éd. Olivétan, 110 p., 14 euros).
Certains, au sein des religions, jouent de cette dialectique pour s'autoriser une présence accrue dans les débats de société et mettre en musique la "laïcité positive" de M. Sarkozy. Lors des récentes Semaines sociales, un rassemblement de catholiques à Lyon, des intervenants ont, à la suite de M. Sarkozy, présenté les croyants comme "des porteurs de sens dans une société qui n'en a plus guère". Des hommes politiques, de gauche et de droite, revendiquent régulièrement leurs liens avec les "pasteurs". Lors d'un colloque consacré au cardinal Lustiger, à Paris, le maire (PS) d'Evry, Manuel Valls, a reconnu l'intérêt qu'il trouvait à être "interpellé" par les religieux.
Conscients qu'ils doivent se faire plus persuasifs qu'autoritaires, et abandonner le seul registre de la morale (notamment sexuelle), les responsables religieux tentent donc avec plus ou moins d'audience et de succès de "donner à penser". Toutes confessions confondues, ils entendent, par exemple, peser sur les débats liés à la révision des lois de bioéthique, en rappelant leur "vision anthropologique de l'homme". L'ère de la "laïcité positive" aurait donc commencé avant le discours du Latran, même s'il est indéniable que le chef de l'Etat a conforté des prises de parole plus audacieuses, suscitant le risque pour certains de confondre participation aux débats de la cité et organisation de la cité. Au final pourtant, ce sont sans doute les ségrégations sociales, urbaines ou culturelles, plus que les identités religieuses, même réaffirmées avec radicalisme ou provocation, qui mettent en péril l'idéal républicain.
Stéphanie Le Bars
Courriel :
lebars@lemonde.fr
© Le Monde 20 décembre 2008