C’est une histoire française au carrefour du particulier et de l’universel, écrite dans les règles de l’art par un historien de qualité (maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales), spécialiste d’histoire nord-américaine (États-Unis), ce qui s’avère dans le cas présent particulièrement utile à titre comparatif. Mais c’est aussi une histoire inspirée au moins en partie par le vécu de l’auteur, en raison de sa double ascendance, française et sénégalaise. Le ton est d’ailleurs donné en avant-propos, sous la forme d’une brève et superbe nouvelle (pp. 9-15), « Les sœurs », écrite par la romancière Marie Ndiaye, sœur de l’auteur : ou les deux façons, aussi éprouvantes l’une que l’autre, de vivre le regard de l’autre quand on est métis : l’agressive ou la résignée.
Cela dit, il s’agit d’un vrai livre d’historien sur un sujet jusqu’à présent peu ou pas abordé sous cette forme : l’histoire d’une « situation sociale » qui n’est ni celle d’une classe, d’un État, d’une caste ou d’une communauté, mais celle d’une minorité : comment la définir, sinon comme un groupe de personnes « ayant en partage, nolens volens, l’expérience sociale d’être généralement considérées comme noires » (p. 24). L’ouvrage, à jour des publications relatives de près ou de loin au sujet, est fondé sur des sources nombreuses, quantitatives et qualitatives, écrites et orales. Son souci de relier le passé au présent, et de constamment comprendre l’un par l’autre et réciproquement, en fait à proprement parler une œuvre accomplie de « socio-histoire ».
Le premier chapitre, le plus « théorique » selon l’auteur, c’est-à-dire celui où il s’interroge sur les concepts, a pour objet d’approcher au plus près la notion de « Noir », d’apprécier ses acceptions possibles et de retracer l’histoire de leur usage en France. La condition noire est celle d’une « minorité, concept plus utile que ceux, qui prêtent à confusion, de “peuple” ou de “communauté” ». Être noir en France n’implique en effet pas une communauté, car toutes les nuances sociales, culturelles, politiques, économiques, religieuses, et j’en passe, s’y retrouvent ; la couleur n’est que le plus petit dénominateur commun qui relie entre eux les membres de ce groupe social, et pourtant cela a compté, et cela continue de jouer un rôle important. On appréciera tout particulièrement les pages qui s’interrogent sur « l’invisibilité » paradoxale des Noirs dans les sciences sociales françaises jusqu’à une période récente (pp. 62-69), alors que se dire noir n’est pas faire du « communautarisme », comme l’ont entonné naguère les médias. L’auteur passe en revue les façons détournées et souvent faussées d’aborder la question, par des termes qui chaque fois ont pris la partie pour le tout : tels que « esclave », « indigène », « colonisé », « immigré » ou « issu de l’immigration ».
Cela lui donne l’occasion d’analyser l’évolution dans les sciences sociales de la notion controversée de « race », et de préciser l’usage qui en est fait dans son livre. En étudiant les différences de position quant à la race par les chercheurs américains et français, l’auteur aurait pu insister davantage sur la non-coïncidence conceptuelle du mot dans les deux langues. Aux États-Unis, la « race » est devenue une catégorie statistique comme une autre, qui met sur le même plan des données relevant de champs très différents : la couleur (black), la famille linguistique (les latinos ou hispaniques), l’autochtonie (les Indiens), l’origine (les Caucasiens)... En outre, désormais chacun est libre de se définir par une ou plusieurs races de son choix. En France, en revanche, le concept de race renvoie directement au racisme biologique donc, en tant que tel, est rejeté comme intolérable. Pap Ndiaye essaie de trouver un moyen terme en constatant une évidence : le fait que les races, biologiquement, n’existent pas, n’a pas supprimé le « racisme » : autrement dit, le bannissement de principe de la catégorie « race » n’empêche pas le mot de jouer son rôle comme représentation sociale : comment parler de « discrimination raciale » sans admettre minimalement que le concept continue néanmoins d’exister dans les imaginaires ? Il rejette, ce faisant, la position de Gérard Noiriel, pour qui accepter le fait racial serait, du même coup, menacer la priorité absolue de l’étude des disparités sociales. Sa position est en revanche proche de celle des frères Fassin, pour qui : « La question sociale est aussi une question raciale », tout comme « la question raciale est aussi une question sociale » (1).
Parler des Noirs est se référer à des personnes dont l’« apparence » est d’être noires, et non point dont l’« essence » serait d’être noires. C’est donc une catégorie imaginée. Et pourtant la question des identités noires existe. Cette complexité permettrait d’expliquer en partie pourquoi l’étude des Noirs en France a été si peu abordée. Le fait est que l’histoire des Noirs de France n’existait pas en tant que telle. C’est aussi la raison pour laquelle Pap Ndiaye revendique de faire l’histoire non pas des Noirs, mais de la « condition noire ». À part le dernier chapitre qui traite des « formes de solidarité entre Noirs », le livre traite essentiellement de la façon dont les autres Français regardent les Français noirs, ou dont, de leur côté, les Noirs se sentent regardés. Cela demeure à la base des identités imbriquées revendiquées par les Noirs eux-mêmes : Français, certes, avec la complexité habituelle de l’« identité nationale » faite d’une combinatoire sociale, culturelle, professionnelle, religieuse, etc. Mais Français revendiquant fortement une référence régionale (martiniquaise...), ethnique (ouolof, mandingue...), voire nationale (sénégalaise, ivoirienne...), bref tout ce qui, par leur histoire ou leur imaginaire, les lie à leur couleur, assumée comme « noire » ou « métisse ». Au demeurant, le fait me paraît caractéristique de toute minorité nationale discriminée, c’est-à-dire de groupes faussement considérés par les autres comme « essentiellement » différents : l’étude de Pap Ndiaye appelle d’évidence la comparaison avec le concept de « Français juifs » (de nom ? de religion ? de culture ? de revendication ?) – la consonance du nom jouant en somme un rôle analogue à celui de la couleur de l’épiderme –, la très vaste littérature sur le sujet aurait pu lui suggérer des analogies.
On retrouve cette façon d’aborder la question dans le deuxième chapitre, qui s’intéresse précisément à l’apparence pigmentaire, peut-être à la fois le plus précis et le plus déroutant pour les lecteurs français. Pap Ndiaye aborde la question du « colorisme », c’est-à-dire les distinctions et hiérarchies sociales qui ont existé depuis l’esclavage entre les Noirs selon leur degré de mélanine. Cette hiérarchie a été codifiée aux Amériques, aussi bien dans les îles qu’au Brésil ou aux États-Unis. Cette norme chromatique du corps a été en quelque sorte intégrée par les Noirs eux-mêmes, qui pratiquent toute une série de stratégies d’éclaircissement. Ceci a été exploré aux États-Unis, dans les Caraïbes et en Afrique même. Mais ces formes d’aliénation mélanique des « gens de couleur » sont ici pour la première fois abordées pour la France, avec ses balancements historiques : de la recherche du teint clair à la revendication récente du « black is beautiful ». Il en ressort une vérité simple, là encore du domaine du ressenti, mais pas seulement, car la question de la couleur – et de ses nuances – joue un rôle social et professionnel : être noir est toujours en France une préoccupation, un souci, par contraste avec le fait d’être blanc qui est dans l’hexagone une évidence à laquelle on ne pense guère.
Le troisième chapitre entreprend l’histoire stricto sensu des populations noires de France depuis le XVIIIe siècle. C’est probablement le moins original, car des travaux spécifiques existent déjà sur la question. La bibliographie et l’iconographie sont désormais assez riches, qu’il s’agisse de l’histoire des Noirs au temps de l’esclavage aussi bien dans les îles qu’en métropole, de celle des « tirailleurs » des deux guerres mondiales, puis de l’immigration noire dominante seulement depuis les années 1980 (bien étudiée désormais par Patrick Weil et Gérard Noiriel). L’originalité de la recherche est de centrer l’étude, y compris au temps de l’esclavage, non pas dans les îles mais sur la France métropolitaine où, dès l’origine, l’histoire des activités professionnelles fut loin de se limiter à l’esclavage. On a ainsi pour la première fois, en une petite centaine de pages (pp. 111-189), une synthèse à la pointe de la documentation existante, sur l’histoire de l’arrivée, du travail et du traitement des Noirs en France des origines à nos jours. C’est une façon efficace de démontrer l’intégration évidente et permanente du « national » et du « colonial », que l’historiographie du « colonial » et du « postcolonial » impose désormais d’aborder de concert.
Le quatrième chapitre a pour objet, a contrario, de faire l’histoire du racisme antinoir face à cette montée de la présence noire. Celui-ci a été méconnu dans l’hexagone. Le beau livre de l’historien américain William Cohen écrit sur la question en 1980 et traduit l’année suivante chez Gallimard (Français et Africains. Les Noirs dans le regard des Blancs) fut à l’époque très mal accueilli en France où l’on n’était pas encore prêt à entendre ces vérités. À la différence de Robert Paxton dressant le procès de Vichy qui ne put être récusé, Cohen fut même accusé par la presse de l’époque de « flagrant délire historique » en fantasmant le racisme français : il faut noter qu’à l’époque, compte tenu de l’arrivée massive des travailleurs maghrébins depuis la Seconde Guerre mondiale (l’arrivée des travailleurs subsahariens ne faisait que commencer), c’est contre les Arabes que se manifestait le racisme, alors que les Français étaient plutôt fiers de se différencier des Américains par leur absence supposée de racisme antinoir. Or William Cohen m’a lui-même raconté qu’il avait a priori partagé la même idée, et que son hypothèse, en entreprenant l’ouvrage, était de montrer que la France, à la différence des États-Unis, avait ignoré le racisme antinoir. Ce sont ses recherches qui l’ont convaincu du contraire... Pap Ndiaye rappelle les différentes facettes de ce racisme depuis le siècle des Lumières, suivi au XIXe siècle de la construction racialisée du monde, du racisme « scientifique » au racisme culturel. Il en arrive surtout à ce qui n’avait encore été qu’effleuré jusqu’au travail récent d’Emmanuelle Saada sur le racisme colonial (Cohen s’arrêtait aux années 1880) : le racisme antinoir des XXe et XXIe siècles, jusqu’aux variantes contemporaines postcoloniales. L’expression en est imagée, du « tirailleur » (phénomène désormais bien étudié par des travaux notamment américains) au « sauvageon », du prolétaire à la chanteuse noire, du Français à l’immigré sans papiers. Une place particulière est accordée au sport, essentiel aujourd’hui dans la représentation des personnes et des collectifs : le corps du sportif, le corps social de l’équipe offrent autant de perspectives d’interprétation dans des registres racialisés.
Le cinquième chapitre aborde l’histoire immédiate de la discrimination raciale. Il explique pour quelles raisons on est passé actuellement, aussi bien en France qu’aux États-Unis, de la lutte antiraciste, jusqu’alors classique, à la lutte antidiscriminatoire. En comparant l’évolution des législations américaine et française sur la question, en mettant en regard les témoignages des personnes discriminées, il explique les facteurs en jeu et les raisons de leur attitude et de leurs réactions. Il analyse la portée et s’interroge sur l’efficacité des politiques actuelles. Enfin il prend parti, plaidant pour l’utilisation mesurée et intelligente de techniques statistiques afin d’établir la discrimination comme un fait social : il est impossible de le contrer sans tenter de le mesurer, tout en pointant les limites et les prudences à observer. Ce faisant, Pap Ndiaye rejoint les positions du CRAN (Conseil représentatif des associations noires de France) dont il est un membre actif du conseil scientifique. Sont d’ailleurs publiés en annexes les résultats du sondage TNSD-Sofres, baromètre des discriminations, mené pour le compte du CRAN en janvier 2007 (pp. 371-379). C’est une question actuellement brûlante où il ne craint pas de prendre une position claire mais en même temps mesurée et solidement argumentée. Je dois dire que, de mon point de vue, pour les mêmes raisons, il prêche une convaincue. Mais on sait que les avis diffèrent sur la question.
Enfin, le dernier chapitre s’intéresse à l’évolution de l’attitude des Noirs eux-mêmes face à la position qui leur est faite dans leur propre pays. Enfin, les Noirs deviennent les principaux acteurs du livre (même si, auparavant, d’assez nombreuses interviews nourrissent les développements). Pap Ndiaye fait démarrer à l’Entre-deux-guerres l’origine des formes de solidarité qui se sont successivement exprimées, à partir du mouvement de la négritude « inventé » de concert, depuis le début des années 1930, par les jeunes intellectuels antillais et africains, au premier chef Aimé Césaire et Léopold Senghor. Il suit les différentes formes de mouvements associatifs nés de l’immigration massive à partir des années 1970-1980. Il y a eu une phase d’« identité épaisse » fondée sur les origines et les cultures, complexifiée par la distinction, voire la rupture entre les Français noirs des Antilles et les immigrés d’origine africaine directe. On se retrouve aujourd’hui face à une « identité fine » faite des expériences et des intérêts communs, en dépit de l’extrême variété de la société française noire. Le plus petit dénominateur commun, mais il demeure prégnant, est celui non plus tant de la couleur que de la discrimination. C’est la question actuelle, c’est d’une certaine façon le sujet principal du livre tout entier.
De ce point de vue, approfondir les analogies avec la question juive lui aurait sans doute permis d’affiner les raisons d’une déviation déplorable qu’il aborde sans tabou, celle de l’« antisémitisme noir » qui, venu des États-Unis, attribue aux « financiers juifs » un rôle important dans la traite négrière (pp. 343-346) ; la reprise en France par quelques énergumènes (Dieudonné et consorts) de ces sottises ne relèverait-elle pas davantage, chez nous, compte tenu des séquelles de notre histoire (de l’esclavage colonial comme de la Shoah), d’une « concurrence » malsaine entre discriminés ou susceptibles de l’être ?
Ce livre est à la fois dense et riche, alliant le travail de synthèse des travaux existants aux enquêtes et à la réflexion personnelles. Il est d’une lecture fluide. Il puise dans le passé pour comprendre le présent. Choisissant un ordre thématique plutôt que chronologique, ce qui lui permet de poser constamment des questions auxquelles il répond avec simplicité et parfaite honnêteté intellectuelle, il énonce clairement des données complexes. On pourra ne pas être d’accord avec certaines de ses convictions, on ne peut nier la solidité des hypothèses qui les sous-tendent. Bref, comme le conclut l’auteur, cette étude traduit, sur le cas précisément argumenté de l’histoire en durée des Français noirs de France, « une manière obstinée de penser le singulier et l’universel de l’expérience noire dans la condition humaine ». C’est une œuvre rare, qui sait allier l’analyse scientifique au vécu personnel, et manier l’histoire aussi bien que les réalités sociales contemporaines. C’est aussi une jolie réussite éditoriale, car c’est un ouvrage qui peut être lu avec autant d’intérêt par un spécialiste que par l’« honnête homme » amateur d’une « vulgarisation scientifique » de qualité. Et c’est assez rare pour être souligné.
Note :
1. Didier et Éric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale, Paris, La Découverte, 2006, « Introduction ».
Analyses et comptes rendus :
Ndiaye, Pap – La Condition noire. Essai sur une minorité française. Paris, Calmann-Lévy, 2008, 436 p., bibl., index.
Source :
Catherine Coquery-Vidrovitch, « Ndiaye, Pap – La condition noire », Cahiers d'études africaines [En ligne] , 201 | 2011 , mis en ligne le 26 avril 2011. URL : http://etudesafricaines.revues.org/14258
Cela dit, il s’agit d’un vrai livre d’historien sur un sujet jusqu’à présent peu ou pas abordé sous cette forme : l’histoire d’une « situation sociale » qui n’est ni celle d’une classe, d’un État, d’une caste ou d’une communauté, mais celle d’une minorité : comment la définir, sinon comme un groupe de personnes « ayant en partage, nolens volens, l’expérience sociale d’être généralement considérées comme noires » (p. 24). L’ouvrage, à jour des publications relatives de près ou de loin au sujet, est fondé sur des sources nombreuses, quantitatives et qualitatives, écrites et orales. Son souci de relier le passé au présent, et de constamment comprendre l’un par l’autre et réciproquement, en fait à proprement parler une œuvre accomplie de « socio-histoire ».
Le premier chapitre, le plus « théorique » selon l’auteur, c’est-à-dire celui où il s’interroge sur les concepts, a pour objet d’approcher au plus près la notion de « Noir », d’apprécier ses acceptions possibles et de retracer l’histoire de leur usage en France. La condition noire est celle d’une « minorité, concept plus utile que ceux, qui prêtent à confusion, de “peuple” ou de “communauté” ». Être noir en France n’implique en effet pas une communauté, car toutes les nuances sociales, culturelles, politiques, économiques, religieuses, et j’en passe, s’y retrouvent ; la couleur n’est que le plus petit dénominateur commun qui relie entre eux les membres de ce groupe social, et pourtant cela a compté, et cela continue de jouer un rôle important. On appréciera tout particulièrement les pages qui s’interrogent sur « l’invisibilité » paradoxale des Noirs dans les sciences sociales françaises jusqu’à une période récente (pp. 62-69), alors que se dire noir n’est pas faire du « communautarisme », comme l’ont entonné naguère les médias. L’auteur passe en revue les façons détournées et souvent faussées d’aborder la question, par des termes qui chaque fois ont pris la partie pour le tout : tels que « esclave », « indigène », « colonisé », « immigré » ou « issu de l’immigration ».
Cela lui donne l’occasion d’analyser l’évolution dans les sciences sociales de la notion controversée de « race », et de préciser l’usage qui en est fait dans son livre. En étudiant les différences de position quant à la race par les chercheurs américains et français, l’auteur aurait pu insister davantage sur la non-coïncidence conceptuelle du mot dans les deux langues. Aux États-Unis, la « race » est devenue une catégorie statistique comme une autre, qui met sur le même plan des données relevant de champs très différents : la couleur (black), la famille linguistique (les latinos ou hispaniques), l’autochtonie (les Indiens), l’origine (les Caucasiens)... En outre, désormais chacun est libre de se définir par une ou plusieurs races de son choix. En France, en revanche, le concept de race renvoie directement au racisme biologique donc, en tant que tel, est rejeté comme intolérable. Pap Ndiaye essaie de trouver un moyen terme en constatant une évidence : le fait que les races, biologiquement, n’existent pas, n’a pas supprimé le « racisme » : autrement dit, le bannissement de principe de la catégorie « race » n’empêche pas le mot de jouer son rôle comme représentation sociale : comment parler de « discrimination raciale » sans admettre minimalement que le concept continue néanmoins d’exister dans les imaginaires ? Il rejette, ce faisant, la position de Gérard Noiriel, pour qui accepter le fait racial serait, du même coup, menacer la priorité absolue de l’étude des disparités sociales. Sa position est en revanche proche de celle des frères Fassin, pour qui : « La question sociale est aussi une question raciale », tout comme « la question raciale est aussi une question sociale » (1).
Parler des Noirs est se référer à des personnes dont l’« apparence » est d’être noires, et non point dont l’« essence » serait d’être noires. C’est donc une catégorie imaginée. Et pourtant la question des identités noires existe. Cette complexité permettrait d’expliquer en partie pourquoi l’étude des Noirs en France a été si peu abordée. Le fait est que l’histoire des Noirs de France n’existait pas en tant que telle. C’est aussi la raison pour laquelle Pap Ndiaye revendique de faire l’histoire non pas des Noirs, mais de la « condition noire ». À part le dernier chapitre qui traite des « formes de solidarité entre Noirs », le livre traite essentiellement de la façon dont les autres Français regardent les Français noirs, ou dont, de leur côté, les Noirs se sentent regardés. Cela demeure à la base des identités imbriquées revendiquées par les Noirs eux-mêmes : Français, certes, avec la complexité habituelle de l’« identité nationale » faite d’une combinatoire sociale, culturelle, professionnelle, religieuse, etc. Mais Français revendiquant fortement une référence régionale (martiniquaise...), ethnique (ouolof, mandingue...), voire nationale (sénégalaise, ivoirienne...), bref tout ce qui, par leur histoire ou leur imaginaire, les lie à leur couleur, assumée comme « noire » ou « métisse ». Au demeurant, le fait me paraît caractéristique de toute minorité nationale discriminée, c’est-à-dire de groupes faussement considérés par les autres comme « essentiellement » différents : l’étude de Pap Ndiaye appelle d’évidence la comparaison avec le concept de « Français juifs » (de nom ? de religion ? de culture ? de revendication ?) – la consonance du nom jouant en somme un rôle analogue à celui de la couleur de l’épiderme –, la très vaste littérature sur le sujet aurait pu lui suggérer des analogies.
On retrouve cette façon d’aborder la question dans le deuxième chapitre, qui s’intéresse précisément à l’apparence pigmentaire, peut-être à la fois le plus précis et le plus déroutant pour les lecteurs français. Pap Ndiaye aborde la question du « colorisme », c’est-à-dire les distinctions et hiérarchies sociales qui ont existé depuis l’esclavage entre les Noirs selon leur degré de mélanine. Cette hiérarchie a été codifiée aux Amériques, aussi bien dans les îles qu’au Brésil ou aux États-Unis. Cette norme chromatique du corps a été en quelque sorte intégrée par les Noirs eux-mêmes, qui pratiquent toute une série de stratégies d’éclaircissement. Ceci a été exploré aux États-Unis, dans les Caraïbes et en Afrique même. Mais ces formes d’aliénation mélanique des « gens de couleur » sont ici pour la première fois abordées pour la France, avec ses balancements historiques : de la recherche du teint clair à la revendication récente du « black is beautiful ». Il en ressort une vérité simple, là encore du domaine du ressenti, mais pas seulement, car la question de la couleur – et de ses nuances – joue un rôle social et professionnel : être noir est toujours en France une préoccupation, un souci, par contraste avec le fait d’être blanc qui est dans l’hexagone une évidence à laquelle on ne pense guère.
Le troisième chapitre entreprend l’histoire stricto sensu des populations noires de France depuis le XVIIIe siècle. C’est probablement le moins original, car des travaux spécifiques existent déjà sur la question. La bibliographie et l’iconographie sont désormais assez riches, qu’il s’agisse de l’histoire des Noirs au temps de l’esclavage aussi bien dans les îles qu’en métropole, de celle des « tirailleurs » des deux guerres mondiales, puis de l’immigration noire dominante seulement depuis les années 1980 (bien étudiée désormais par Patrick Weil et Gérard Noiriel). L’originalité de la recherche est de centrer l’étude, y compris au temps de l’esclavage, non pas dans les îles mais sur la France métropolitaine où, dès l’origine, l’histoire des activités professionnelles fut loin de se limiter à l’esclavage. On a ainsi pour la première fois, en une petite centaine de pages (pp. 111-189), une synthèse à la pointe de la documentation existante, sur l’histoire de l’arrivée, du travail et du traitement des Noirs en France des origines à nos jours. C’est une façon efficace de démontrer l’intégration évidente et permanente du « national » et du « colonial », que l’historiographie du « colonial » et du « postcolonial » impose désormais d’aborder de concert.
Le quatrième chapitre a pour objet, a contrario, de faire l’histoire du racisme antinoir face à cette montée de la présence noire. Celui-ci a été méconnu dans l’hexagone. Le beau livre de l’historien américain William Cohen écrit sur la question en 1980 et traduit l’année suivante chez Gallimard (Français et Africains. Les Noirs dans le regard des Blancs) fut à l’époque très mal accueilli en France où l’on n’était pas encore prêt à entendre ces vérités. À la différence de Robert Paxton dressant le procès de Vichy qui ne put être récusé, Cohen fut même accusé par la presse de l’époque de « flagrant délire historique » en fantasmant le racisme français : il faut noter qu’à l’époque, compte tenu de l’arrivée massive des travailleurs maghrébins depuis la Seconde Guerre mondiale (l’arrivée des travailleurs subsahariens ne faisait que commencer), c’est contre les Arabes que se manifestait le racisme, alors que les Français étaient plutôt fiers de se différencier des Américains par leur absence supposée de racisme antinoir. Or William Cohen m’a lui-même raconté qu’il avait a priori partagé la même idée, et que son hypothèse, en entreprenant l’ouvrage, était de montrer que la France, à la différence des États-Unis, avait ignoré le racisme antinoir. Ce sont ses recherches qui l’ont convaincu du contraire... Pap Ndiaye rappelle les différentes facettes de ce racisme depuis le siècle des Lumières, suivi au XIXe siècle de la construction racialisée du monde, du racisme « scientifique » au racisme culturel. Il en arrive surtout à ce qui n’avait encore été qu’effleuré jusqu’au travail récent d’Emmanuelle Saada sur le racisme colonial (Cohen s’arrêtait aux années 1880) : le racisme antinoir des XXe et XXIe siècles, jusqu’aux variantes contemporaines postcoloniales. L’expression en est imagée, du « tirailleur » (phénomène désormais bien étudié par des travaux notamment américains) au « sauvageon », du prolétaire à la chanteuse noire, du Français à l’immigré sans papiers. Une place particulière est accordée au sport, essentiel aujourd’hui dans la représentation des personnes et des collectifs : le corps du sportif, le corps social de l’équipe offrent autant de perspectives d’interprétation dans des registres racialisés.
Le cinquième chapitre aborde l’histoire immédiate de la discrimination raciale. Il explique pour quelles raisons on est passé actuellement, aussi bien en France qu’aux États-Unis, de la lutte antiraciste, jusqu’alors classique, à la lutte antidiscriminatoire. En comparant l’évolution des législations américaine et française sur la question, en mettant en regard les témoignages des personnes discriminées, il explique les facteurs en jeu et les raisons de leur attitude et de leurs réactions. Il analyse la portée et s’interroge sur l’efficacité des politiques actuelles. Enfin il prend parti, plaidant pour l’utilisation mesurée et intelligente de techniques statistiques afin d’établir la discrimination comme un fait social : il est impossible de le contrer sans tenter de le mesurer, tout en pointant les limites et les prudences à observer. Ce faisant, Pap Ndiaye rejoint les positions du CRAN (Conseil représentatif des associations noires de France) dont il est un membre actif du conseil scientifique. Sont d’ailleurs publiés en annexes les résultats du sondage TNSD-Sofres, baromètre des discriminations, mené pour le compte du CRAN en janvier 2007 (pp. 371-379). C’est une question actuellement brûlante où il ne craint pas de prendre une position claire mais en même temps mesurée et solidement argumentée. Je dois dire que, de mon point de vue, pour les mêmes raisons, il prêche une convaincue. Mais on sait que les avis diffèrent sur la question.
Enfin, le dernier chapitre s’intéresse à l’évolution de l’attitude des Noirs eux-mêmes face à la position qui leur est faite dans leur propre pays. Enfin, les Noirs deviennent les principaux acteurs du livre (même si, auparavant, d’assez nombreuses interviews nourrissent les développements). Pap Ndiaye fait démarrer à l’Entre-deux-guerres l’origine des formes de solidarité qui se sont successivement exprimées, à partir du mouvement de la négritude « inventé » de concert, depuis le début des années 1930, par les jeunes intellectuels antillais et africains, au premier chef Aimé Césaire et Léopold Senghor. Il suit les différentes formes de mouvements associatifs nés de l’immigration massive à partir des années 1970-1980. Il y a eu une phase d’« identité épaisse » fondée sur les origines et les cultures, complexifiée par la distinction, voire la rupture entre les Français noirs des Antilles et les immigrés d’origine africaine directe. On se retrouve aujourd’hui face à une « identité fine » faite des expériences et des intérêts communs, en dépit de l’extrême variété de la société française noire. Le plus petit dénominateur commun, mais il demeure prégnant, est celui non plus tant de la couleur que de la discrimination. C’est la question actuelle, c’est d’une certaine façon le sujet principal du livre tout entier.
De ce point de vue, approfondir les analogies avec la question juive lui aurait sans doute permis d’affiner les raisons d’une déviation déplorable qu’il aborde sans tabou, celle de l’« antisémitisme noir » qui, venu des États-Unis, attribue aux « financiers juifs » un rôle important dans la traite négrière (pp. 343-346) ; la reprise en France par quelques énergumènes (Dieudonné et consorts) de ces sottises ne relèverait-elle pas davantage, chez nous, compte tenu des séquelles de notre histoire (de l’esclavage colonial comme de la Shoah), d’une « concurrence » malsaine entre discriminés ou susceptibles de l’être ?
Ce livre est à la fois dense et riche, alliant le travail de synthèse des travaux existants aux enquêtes et à la réflexion personnelles. Il est d’une lecture fluide. Il puise dans le passé pour comprendre le présent. Choisissant un ordre thématique plutôt que chronologique, ce qui lui permet de poser constamment des questions auxquelles il répond avec simplicité et parfaite honnêteté intellectuelle, il énonce clairement des données complexes. On pourra ne pas être d’accord avec certaines de ses convictions, on ne peut nier la solidité des hypothèses qui les sous-tendent. Bref, comme le conclut l’auteur, cette étude traduit, sur le cas précisément argumenté de l’histoire en durée des Français noirs de France, « une manière obstinée de penser le singulier et l’universel de l’expérience noire dans la condition humaine ». C’est une œuvre rare, qui sait allier l’analyse scientifique au vécu personnel, et manier l’histoire aussi bien que les réalités sociales contemporaines. C’est aussi une jolie réussite éditoriale, car c’est un ouvrage qui peut être lu avec autant d’intérêt par un spécialiste que par l’« honnête homme » amateur d’une « vulgarisation scientifique » de qualité. Et c’est assez rare pour être souligné.
Note :
1. Didier et Éric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale, Paris, La Découverte, 2006, « Introduction ».
Analyses et comptes rendus :
Ndiaye, Pap – La Condition noire. Essai sur une minorité française. Paris, Calmann-Lévy, 2008, 436 p., bibl., index.
Source :
Catherine Coquery-Vidrovitch, « Ndiaye, Pap – La condition noire », Cahiers d'études africaines [En ligne] , 201 | 2011 , mis en ligne le 26 avril 2011. URL : http://etudesafricaines.revues.org/14258