L’appel lancé par Tariq Ramadan sur la suspension et le report de l’application des sanctions pénales existant dans la tradition musulmane depuis toujours, mérite d’être discuté malgré tout désaccord possible sur le fond ou la forme que nous pourrions émettre. L’esprit d’anathème qui s’est manifesté d’une manière farouche dans le monde musulman contre ce texte, demeure injustifiable. Un débat de fond est nécessaire pour dépassionner et dépasser les limites de la polémique.
Bien que je ne sois pas d’accord sur la nécessité et l’efficacité des moratoires dans le processus du renouveau du droit musulman, je reste très attaché au droit d’expression et au développement du débat intellectuel et de la diversité au sein des penseurs de l’islam aujourd’hui. Je propose une première contribution introductive au débat à travers quelques objections mais aussi propositions, relatives à la question des « Houdoud », faussement interprétée par châtiments corporels.
En effet, il ne faut pas se fier à l’usage pénal du mot « Houdoud », à savoir les principales catégories de châtiments corporels, la condamnation à mort, la décapitation de la main, le fouettement, et le talion. Car, même quand il s’agit d’évoquer directement une de ces sanctions physiques, le terme « Houdoud » ne leur est pas attribué. Par ailleurs, ce terme est accordé à la question du jeûne du Ramadan (58/4, 2/187), ou au problème de l’héritage (4/13, 4/14), ou encore au divorce (2/229-230, 65/1). Il désigne dans l’usage juridique les limites du licite et de l’illicite. Mais il convient aussi de revenir sur le sens global, à savoir les prescriptions divines dans tous les domaines de la religion y compris le domaine de la foi et de l’éthique, mais aussi les autres domaines de la vie ( 9/97, et 112). Le Had, singulier de Houdoud est cette ligne conductrice vers la bonté et le bonheur qui délimite l’action du bien et du mal du croyant. Le sens pénal des Houdoud ne figure que dans quelques paroles prophétiques à titre de spécification et non pour but de généralisation. L’excessif emploie pénal du terme Houdoud ne peut substituer à son sens profond et fondamental. Observer les prescriptions et lois divines est le pilier de la religiosité en islam.
Les châtiments corporels dans le Coran ne sont exprimés que dans cinq versets parmi plus de six mille versets. Cela ne diminue en rien leur existence mais relativise leur importance. Bien qu’ils demeurent admis dans les littératures juridiques, les châtiments corporels n’ont été appliqués que très rarement dans l’histoire de l’islam. Le moratoire semble exister de fait depuis des siècles, et peu de jurisprudences appartenant au dit monde musulman pratiquent les châtiments corporels aujourd’hui, à l’exception de la condamnation à mort, pratiquée même dans le pays modèle de libéralisme, démocratie et droits de l’homme, celui des USA. La prison a remplacé les châtiments corporels. Elle a été introduite depuis le Khalife Omar. Le dédommagement financier « al Gharam » peut substituer à la sanction de l’amputation de la main en cas de vol. Cette sanction financière peut même être considérée comme prioritaire sur l’amputation et sur la prison. C’est ce que nous rapporte Ibn Rochd de la part des savants de Koufa dans son fameux livre juridique Malikite « Bidayat al Moujtahid wa Nihayat al mouqtasid ». Quant au célèbre exégète et rapporteur de Hadith Ibn Abbas, il ne suggère aucune sanction contre le vol commis pour subvenir à des nécessités nutritives élémentaires. La recherche du renouveau dans l’interprétation de l’application des châtiments corporels n’est donc pas étrangère à la culture musulmane, et l’exemple de la suspension du Khalife Omar de la pénalité physique contre le vol ne fait pas l’exception. Il y a bien d’autres exemples à revoir tels que dans la biographie du Khalife Ali ou des savants de l’Andalousie.
Le malaise apparent dans l’application cache de véritables déficits de conceptualisations nouvelles. Il faut privilégier la production fondamentale nouvelle sur toute démarche protestataire. L’application de la charia dans un sens juridique étroit et non civilisationnel est un faux débat. La Charia dans le lexique du Coran n’est autre que la voie de l’unicité divine, celle qui a été confirmée par tous les messagers de Dieu. C’est pourquoi la charia est employée au pluriel. Elle est attribuée à toutes les nations ayant réceptionné les messages divins « A chacun d’entre vous, nous avons prescrit une loi et une voie »(Coran 5/48). De plus nous confondons souvent Charia ( la loi divine) et Fiqh (production juridique humaine). Il convient de désacraliser cette production en préservant les limites et séparations nécessaires entre sources immuables du droit (Charia) et le droit lui-même (Fiqh), variable par ses références historiques. Nous devons réduire le monopole des Fuqaha (juristes musulmans) du mot charia, pour qu’il retrouve pleinement son sens éthique global. L’application de la Charia de nos jours implique de nouvelles réflexions à la fois autour du Texte fondateur, le Coran, et des textes fondés dans le patrimoine islamique.
On ne peut pas à la fois suspendre et débattre, car suspendre est déjà une position. C’est une position contre-productive, d’optique et d’horizon plutôt polémiques, et d’esprit incitant à la paresse et l’esquive, face aux complexités des débats de fond. La méthode du report des débats trouve ses origines musulmanes dans l’école de « Al Mourji’a » ou « les reporteurs ». C’est une vieille tendance théologique apparue dès le premier siècle de l’Hégire, et qui consiste à rejeter toute implication dans le débat fondateur de la théologie, à savoir le statut du croyant pêcheur.
Pour cette école il n’appartient qu’à Allah de juger la bonté ou non d’un acte. Par conséquent, elle estime que les humains doivent reporter toute évaluation morale au jour du jugement dernier. Cette école a ainsi admis toute déviation pratique car elle ne peut influencer le parcours du croyant. Elle est l’ancêtre de ce que les « journalistes-sociologues » (ou « sociologue-journalistes ») appellent aujourd’hui « l’islam libéral » ; cette doctrine qui accorde peu d’importance à la concordance entre la foi et l’action, et selon laquelle nous pouvons être de bons croyants avec peu de pratiques rituelles ou morales. Par ailleurs, c’est en affrontant à la fois des questionnements internes tels que l’imamat et le croyant pêcheur, et des questions externes telles que la prédestination et la théorie de l’émanation, que des écoles théologiques ont vu le jour, fondant et transmettant l’esprit de l’unicité et son rapport avec l’unité morale humaine. Il serait donc profitable aujourd’hui de confronter directement la question des châtiments corporels sans songer aucunement à la reporter.
De plus, face à l’immensité des problèmes d’ordre pratique et d’application en rapport avec les normes et valeurs religieuses, il n’est pas possible de procéder par la mise en place des moratoires. Il faut rappeler que la pratique religieuse musulmane vise à la réalisation d’un ensemble de finalités et d’objectifs éthiques fondamentaux appelés Maqasid, tels que la préservation de la vie, de la dignité humaine, de l’intérêt public, de la liberté de conscience et de la liberté religieuse, etc. Or, et c’est gravissime, ces finalités fondamentalement inhérentes à la pratique, et qui reposent sur l’individuel et le collectif, sont aujourd’hui compromises voire pratiquement anéanties. Si on applique la méthode des moratoires à l’ensemble des défaillances des Maqasid dans la pratique religieuse, on suspendrait le pèlerinage à La Mecque parce que ses conditions actuelles ne permettent plus une large consultation (Choura) des différentes composantes de la communauté. On en ferait de même avec l’office du vendredi dont la finalité de débat sur les questions d’actualité n’est plus assurée, etc. Et de fil en aiguille, au nom de la contrainte qui pèse sur la Oumma, on peut imaginer la suspension de toute sorte de code pénal. Dans l’esprit juridique du moratoire, il est nécessaire de prévoir des alternatives qui accompagneraient la suspension. Celle-là, étant temporaire et non définitive, elle ne peut garantir la non reprise du jugement initial. Les moratoires sont appliqués surtout dans le droit international, pour ainsi accompagner la diplomatie par des allègements et facilitations dans les relations internationales. Dans le cas d’une pratique religieuse, il convient d’interroger et interpeller l’intelligence des érudits pour mieux contextualiser la religiosité selon les nouvelles avancées humaines, les besoins, et les contraintes dans la vie du fidèle.
Derrière les petits voleurs et délinquants existe tout un système politique, social et économique corrompu et non respectueux des valeurs de justice et d’équité. Il faut viser la réforme de ce système pour espérer changer les comportements des mœurs dans la société. Les questions pressantes, en matière de droit musulman, invitent à de nouvelles créativités, donc aux nouvelles contributions aux débats autour du renouveau, et excluent tout esprit de revendication militante exclusive et toute dérive d’instrumentalisation politicienne ou sectaire. Dans le monde de la pensée musulmane contemporaine, la question des châtiments corporels n’est pas nouvelle. Elle a interpellé depuis les premières générations des savants et responsables politiques musulmans, et renvoyé à de nouvelles alternatives, qui n’ont cessé d’évoluer. Il existe aujourd’hui des centaines de centres, instituts et conseils de recherche religieuse islamique et de Fatwa dans lesquels des travaux ont été effectués sur la question. Nous avons besoin d’effectuer le bilan de ces recherches et d’étudier leurs résultats d’une manière critique et appliquée qui conviendrait à la réalité diverse des musulmans d’aujourd’hui.
Donc à vos plumes les penseurs de l’islam « Que ceux qui convoitent le Paradis entrent en compétition » Coran 83/26