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Points de vue

Croiser les sources pour mieux comprendre : le cas de la confrérie soufie Alawiyya (1/2)

Rédigé par Manuel Chabry | Vendredi 24 Février 2023 à 11:00

           


Croiser les sources pour mieux comprendre : le cas de la confrérie soufie Alawiyya (1/2)
Le point de vue de l’histoire moderne est-il inutile pour les membres des confréries soufies ? Oui et non. Oui, parce que les voies spirituelles n’ont pas attendu les sciences humaines du XIXe siècle pour être ce qu’elles ont, et que ces sciences, plus encore dans leurs derniers développements « déconstructivistes », aboutissent malheureusement souvent à les réduire à des mythes. Non, parce que chercher, ce n’est pas forcément douter, c’est vouloir comprendre la réalité telle qu’elle est, et comme le faisait remarquer Denis Gril ici, il est possible de « concilier recherche intérieure et académique, même s’il s’agit d’orientations radicalement différentes dans la méthode, l’unité de leur objet (permettant) une approche conciliant ces deux perspectives » ; mais aussi parce qu’un événement historique quelconque, même en apparence anecdotique, est souvent l’expression de réalités plus profondes, de la même façon qu’une photographie en dit souvent plus que de long discours.

Réciproquement, les historiens et les anthropologues peuvent-ils négliger l’histoire des confréries ? Ce serait fort dommage car alors le tableau qu’ils nous dépeindraient ne serait manifestement pas objectif, c’est-à-dire pas conforme à la réalité de son objet. Les historiens de la période coloniale et postcoloniale de l’Algérie se sont surtout intéressés aux mouvements nationalistes. Pourtant, ceux-ci ne se sont développés en Algérie qu’au début du XXe siècle. Or, ce qui existait auparavant mérite tout autant d’être étudié plutôt que d’être rangé dans des catégories rapides et faciles telles que « maraboutisme », « Vieux-Turbans », etc.

Ce sont surtout les militaires, les administrateurs coloniaux, puis les ethnologues qui se sont penchés sur ces questions, mais bien sûr avec quelques biais à la clé. Même si l’objet réel de la spiritualité musulmane est d’une certaine façon en dehors du « scope » de la connaissance scientifique rationnelle, ses formes organisationnelles au XIXe siècle étaient omniprésentes, et modelaient la vie en société des populations de l’Ouest du Maghreb de cette époque. Or, est-il scientifique de décrire un individu ou une société en omettant ce qui, pour lui ou elle, et selon ses propres dires, constitue l’essentiel ?

Croiser les sources pour mieux comprendre : le cas de la confrérie soufie Alawiyya (1/2)
L’histoire de la confrérie algérienne Alawiyya nous fournit un bon exemple de ce que la collecte et l’analyse des sources peuvent amener à la compréhension du phénomène confrérique. Née à Mostaganem en Algérie au début du XXe siècle, issue de la Shâdhiliyya, l’un des principaux ordres soufis, disposant de zaouïas aux quatre coins du monde, elle est à la fois l’une des plus présentes en France, sous différentes appellations, et l’une des mieux connues, notamment grâce au travail de Martin Lings (Un saint soufi du XXe siècle : le cheikh Ahmad Al-‘Alawi, Seuil, 1990). En 1987, une thèse plus approfondie d’un point de vue historique était réalisée par Salah Khelifa (Alawisme et Madanisme, des origines immédiates aux années 50, Université Lyon III).

Depuis, de nombreuses traductions des ouvrages d’Ahmad al-‘Alawî ont été publiées. Pourtant, l’inscription de cette confrérie dans le contexte colonial, et sa proximité dans le temps, en font un cas singulier en termes de documentation, dont les sciences humaines peuvent tirer parti, et, au-delà, l’ensemble des personnes qui s’intéressent, à un titre ou un autre, au parcours des trois cheikhs fondateurs de cet ordre, cheikh Bûzîdî, cheikh al-‘Alawî et cheikh Adda Bentounès, et de leurs disciples.

Avec l’Alawiyya, il est en effet possible de convoquer une multitude de sources historiques et de textes de ou sur la confrérie, d’origines très diverses, ce qui est plutôt rare dans un domaine où l’islamologie doit souvent se contenter de sources purement internes. Chacune amène quelque chose de spécifique à la compréhension du phénomène confrérique.

Les archives privées

Un mot, tout d’abord, des archives privées de la confrérie. Même si elles ne sont pas directement accessibles, elles font l’objet depuis quelques années d’un classement par un archiviste, et le chercheur peut éventuellement consulter ces sources. Salah Khelifa, auteur d’une thèse déjà citée, a pu accéder à l’intégralité de cette documentation, et c’est pourquoi son analyse est irremplaçable.

Croiser les sources pour mieux comprendre : le cas de la confrérie soufie Alawiyya (1/2)

Les sources internes de la confrérie

Les sources internes publiées sont par définition les plus importantes. Ce sont elles qui permettent en quelque sorte de planter le décor. À quoi servirait-il de décrire par le menu les aspects sociaux du soufisme si l’on n’a pas au préalable une conception au moins générale de ce qu’est la voie soufie ?

Le seul véritable « écrivain » parmi les trois maîtres fondateurs est cheikh al-‘Alawî. Cheikh Bûzîdî n’a écrit, pour exprimer ce qu’on appelle les « états spirituels » et les « stations », que des poésies (son Dîwân), qui ont donc, malgré ou plutôt en raison de leur profondeur, un rôle essentiellement interne. Cheikh Adda Bentounès, s’il est le seul des trois à avoir fait des études religieuses « officielles » (à la Zitouna), n’avait pas le temps d’écrire des livres, ayant juste rédigé quelques courts textes ou bien sûr des poèmes, en dehors des nombreux articles de journaux publiés dans le cadre des périodiques de la confrérie.

Cheikh al-‘Alawî est celui qui, par ses écrits, a présenté dans tous ses aspects le soufisme savant de la Shâdhiliyya, le faisant connaître et se faisant lui-même reconnaître par là-même. Parmi ses œuvres, on trouve des traités de soufisme (notamment « Sagesse céleste » et les « Très saintes inspirations »), des ouvrages philosophiques ou cosmologiques, des textes de jurisprudence, sans compter des œuvres diverses de circonstances comme sa « Réponse à l’Occident » (inédite sauf l’introduction), des litanies intégrées aux rites de la confrérie, des poèmes bien sûr, des aphorismes, et même des pamphlets. L’ensemble de son œuvre décrit ce que sont le but poursuivi par les soufis, la connaissance spirituelle (ma‘rifa), et l’ensemble des moyens d’y parvenir, à savoir la tarîqa, la « voie » à proprement parler.

On peut également classer dans les sources internes les ouvrages de présentation de la confrérie : l’un des plus anciens a été écrit par l’un des secrétaires de cheikh al-‘Alawî en 1920. Mais le texte le plus important et le plus riche en informations à cet égard est bien la Rawda al-saniyya de cheikh Adda Bentounès, dans laquelle il publie notamment l’autobiographie inédite de son maître en 1936. L’auteur de la Rawda était certainement le mieux placé pour écrire une biographie de son prédécesseur, car il a commencé très tôt, dès 8 ou 10 ans selon les sources, à fréquenter cheikh Bûzîdî et les disciples.

Il est donc bien naturel qu’il ait une connaissance quasi familiale de son maître, et d’ailleurs il explique dans cette biographie qu’il a tenu à écrire ce livre car il a une vaste connaissance du maître, « dans la maison duquel j’ai été élevé, du lait duquel je me suis alimenté, en compagnie duquel je veillais la nuit et dont je partageais l’intimité la plupart du temps » (al-Rawda al-saniyya fî l-ma’âthir al-‘alâwiyya, Mostaganem, Imprimerie Alaouïa, 1984). Son livre permet ainsi de mieux connaître les idées, l’action et le positionnement de cheikh al-‘Alawî sur nombre de sujets, son caractère, et ses relations avec toutes sortes de personnages. Grâce aux données sur les nombreuses zaouïas existantes, il permet de comprendre les modalités de diffusion de la confrérie.

Nous verrons dans une seconde partie d'autres catégories de sources qui apportent une lecture complémentaire, et permettent donc une meilleure compréhension du sujet.

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Titulaire du diplôme de l’EHESS, Manuel Chabry est chercheur indépendant et traducteur. Il est auteur de l'ouvrage Le Pôle – Histoire de la confrérie soufie Alawiyya, Lulu, 2022.

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