Image extraite de la vidéo « La grotte d’Elie au mont Carmel », présentée dans le cadre de l’exposition « Lieux saints partagés », au musée de l’Histoire de l’immigration, par Manoël Pénicaud.
La religion est un chemin de transformation personnelle. Lorsque quelqu’un est spirituel, il ne vit pas seulement pour lui-même mais surtout pour autrui. Ce service désintéressé à l’autre, enseigné dans nos Écritures saintes, c’est cela le don – selon son sens moral plutôt que matériel.
L’exemple nous est donné par Dieu Lui-même dans son don de la Torah aux enfants d’Israël. Ce cadeau gratuit – fondation de notre vie de la naissance à la mort, et même au-delà – est appelé en hébreu mattana (don, cadeau) – qu’on retrouve dans le verbe natan (donner, offrir) – de la racine sémitique exclusivement hébraïque n-t-n. De même, Dieu accorde la vie à toutes Ses créatures, gratuitement, sans conditions aucunes, qu’elles soient méritantes ou non.
Ainsi, il nous est demandé de fonder nos vertus morales sur celles de Dieu. Essentiellement sur Ses « 13 attributs de miséricorde » qu’Il a enseignés à Moïse (Exode 34:6-7) – telles que la miséricorde, la clémence, la patience, la tempérance, la bienveillance, l’équité, etc. Et nos Sages de commenter (T. Sôṭa 14a) : « Comme Il est Raḥûm (Miséricordieux), sois toi aussi raḥûm ; comme Il est Ḥannûn (Clément), sois toi aussi ḥannûn ; etc. »
Cette incarnation des vertus divines se concrétise d’abord dans l’acte de charité envers autrui. Il est dit (T. Sukka 49b) que la gemîlat ḥasadîm – i.e. la charité effectuée « avec son corps (be-gûfô) », c’est-à-dire en offrant son temps, sa présence, sa connaissance, ses conseils, son aide physique, etc., additionnellement à son obole matérielle (mamônô) – est plus méritante que la ṣedaqa – i.e. la charité qui consiste uniquement en un don d’argent ou de denrées. La plus grande des charités étant de faire sortir quelqu’un définitivement de la pauvreté.
Le don peut aussi prendre la forme de l’hospitalité (hakhnasat ôreḥîm), vertu cardinale de notre patriarche Abraham. Cet accueil de l’autre, souvent étranger et allogène, inclut le gîte et le couvert. Notre tradition enseigne ainsi (T. Shabbat 127a) : « L’hospitalité est plus grande que l’accueil de la Shekhîna (la Présence divine). »
N’est-il pas affirmé dans le Midrash (Bemidbar Rabba 23, Eliyyahu Rabba 10) et la Mishna (M. Sanhédrîn 4:5) : « Tout celui qui sauve une personne, c’est comme s’il avait sauvé le monde. » ? Et son contraire (ibid.) : « Tout celui qui tue une personne, c’est comme s’il avait détruit le monde. » Ainsi, nous sommes tous liés, tous unis par nos liens d’humanité. Quand un être humain meurt, c’est nous tous qui mourons.
Car ultimement, c’est la « Règle d’or » que la Torah nous demande de suivre, comme l’illustre cette anecdote avec Hillel l’Ancien (T. Shabbat 31a) : Quelqu’un a demandé à Hillel (Ier siècle avant notre ère) de résumer la Torah en se tenant sur un seul pied. Celui-ci dit alors : « Ce que tu détestes, ne le fais pas à ton prochain. Ceci est toute la Torah, le reste n’est que son commentaire, vas donc étudier. » C’est-à-dire qu’il n’y a pas de différence entre soi-même et autrui, tous deux sont également l’œuvre des mains de Dieu. Nuire à son prochain, c’est nuire à soi-même, c’est nuire à la Shekhîna (la Présence divine). Ce message d’Hillel l’Ancien n’est que la version plus accessible du commandement d’aimer autrui comme soi-même (Lévitique 19:18). L’autre est un autre moi-même ; quand j’aime l’autre, en fait je m’aime. Et je ne peux véritablement aimer l’autre que si je peux m’aimer moi-même d’abord, c’est-à-dire aimer ma véritable nature divine, qui est Dieu Lui-même. Ce don ultime de soi dans le service à autrui est le sens profond du titre de « mamlekhet kôhanîm (nation de prêtres) » que le Seigneur a attribué aux enfants d’Israël (Exode 19:6).
Rappelons la signification spirituelle du jeûne (ṣôm) selon la Torah : en s’abstenant de manger et de boire, c’est comme si nous nous offrions nous-même en sacrifice (qorban) à Dieu. Plutôt que de faire porter le joug de l’offrande ultime à un animal à cause de nos imperfections morales, c’est nous-mêmes que nous allons sacrifier par l’immolation de nos parties nobles : notre sang (du fait de ne pas boire) et notre graisse (du fait de ne pas manger). Ainsi, nous devenons des kôhanîm (prêtres) au service du Seigneur.
Cela nous amène à considérer le don ultime dans le cheminement spirituel : mourir à soi-même. C’est-à-dire faire lâcher prise à notre ego, enlever cette idole du temple de notre cœur afin que s’y dévoile la Présence divine. Comme Dieu le dit à propos de l’orgueilleux (gass-rûaḥ, littéralement « grossier d’esprit ») : « lui et Moi ne pouvons coexister dans tout l’Univers » (T. Sôṭa 5a). Cette nécessité est exprimée dans une petite supplique dite à la fin de la prière rituelle, plusieurs fois par jour : « Que mon ego (nafshî, littéralement « mon âme ») soit envers tous comme de la poussière. »
C’est cela mourir à soi-même – perdre une vie illusoire pour gagner une vie véritable – ainsi que nous le demande le verset (Deutéronome 30:19) : « Tu choisiras la Vie » – ici, « la Vie » avec un V majuscule. Ainsi nos Sages enseignent (T. Berakhôt 18a-b) : « Les justes (ṣaddîqîm) même morts sont appelés vivants, et les impies (resha‘îm) même vivants sont appelés morts. » Telle est la vertu archétypale de notre patriarche Jacob, en allusion dans le verset (Genèse 25:27) : « Jacob était un homme simple résidant sous les tentes. » Selon l’enseignement (T. Berakhôt 63b, T. Shabbat 83b, etc.) : « La Torah ne s’accomplit qu’en celui qui se tue lui-même sur elle ; comme il est écrit (Nombres 19:14) : “Voici la Torah de l’Homme qui meurt sous la tente”. »
Le don suprême, c’est le don de l’amour (ahava). Notre tradition enseigne (T. Yôma 9b) que la rédemption messianique à venir sera fondée sur l’amour inconditionnel – ahavat ḥinnam (littéralement « amour gratuit »).
Le don donne du sens à notre existence ici-bas. La bienveillance et la compassion (ḥesed we-raḥamîm) seront le ciment éternel du paradigme messianique mondial émergeant. Que s’accomplisse en nous le verset des Psaumes (133:1) : « Qu’il est bon et qu’il est agréable le séjour des frères ensemble. »
*****
Rabbin orthodoxe, Gabriel Hagaï est enseignant-chercheur, philologue et paléographe-codicologue. Co-auteur avec Ghaleb Bencheikh, Emmanuel Pisani et Catherine Kintzler de La Laïcité aux éclats (entretiens avec Sabine Le Blanc, éd. Les Unpertinents, mai 2018).
L’exemple nous est donné par Dieu Lui-même dans son don de la Torah aux enfants d’Israël. Ce cadeau gratuit – fondation de notre vie de la naissance à la mort, et même au-delà – est appelé en hébreu mattana (don, cadeau) – qu’on retrouve dans le verbe natan (donner, offrir) – de la racine sémitique exclusivement hébraïque n-t-n. De même, Dieu accorde la vie à toutes Ses créatures, gratuitement, sans conditions aucunes, qu’elles soient méritantes ou non.
Ainsi, il nous est demandé de fonder nos vertus morales sur celles de Dieu. Essentiellement sur Ses « 13 attributs de miséricorde » qu’Il a enseignés à Moïse (Exode 34:6-7) – telles que la miséricorde, la clémence, la patience, la tempérance, la bienveillance, l’équité, etc. Et nos Sages de commenter (T. Sôṭa 14a) : « Comme Il est Raḥûm (Miséricordieux), sois toi aussi raḥûm ; comme Il est Ḥannûn (Clément), sois toi aussi ḥannûn ; etc. »
Cette incarnation des vertus divines se concrétise d’abord dans l’acte de charité envers autrui. Il est dit (T. Sukka 49b) que la gemîlat ḥasadîm – i.e. la charité effectuée « avec son corps (be-gûfô) », c’est-à-dire en offrant son temps, sa présence, sa connaissance, ses conseils, son aide physique, etc., additionnellement à son obole matérielle (mamônô) – est plus méritante que la ṣedaqa – i.e. la charité qui consiste uniquement en un don d’argent ou de denrées. La plus grande des charités étant de faire sortir quelqu’un définitivement de la pauvreté.
Le don peut aussi prendre la forme de l’hospitalité (hakhnasat ôreḥîm), vertu cardinale de notre patriarche Abraham. Cet accueil de l’autre, souvent étranger et allogène, inclut le gîte et le couvert. Notre tradition enseigne ainsi (T. Shabbat 127a) : « L’hospitalité est plus grande que l’accueil de la Shekhîna (la Présence divine). »
N’est-il pas affirmé dans le Midrash (Bemidbar Rabba 23, Eliyyahu Rabba 10) et la Mishna (M. Sanhédrîn 4:5) : « Tout celui qui sauve une personne, c’est comme s’il avait sauvé le monde. » ? Et son contraire (ibid.) : « Tout celui qui tue une personne, c’est comme s’il avait détruit le monde. » Ainsi, nous sommes tous liés, tous unis par nos liens d’humanité. Quand un être humain meurt, c’est nous tous qui mourons.
Car ultimement, c’est la « Règle d’or » que la Torah nous demande de suivre, comme l’illustre cette anecdote avec Hillel l’Ancien (T. Shabbat 31a) : Quelqu’un a demandé à Hillel (Ier siècle avant notre ère) de résumer la Torah en se tenant sur un seul pied. Celui-ci dit alors : « Ce que tu détestes, ne le fais pas à ton prochain. Ceci est toute la Torah, le reste n’est que son commentaire, vas donc étudier. » C’est-à-dire qu’il n’y a pas de différence entre soi-même et autrui, tous deux sont également l’œuvre des mains de Dieu. Nuire à son prochain, c’est nuire à soi-même, c’est nuire à la Shekhîna (la Présence divine). Ce message d’Hillel l’Ancien n’est que la version plus accessible du commandement d’aimer autrui comme soi-même (Lévitique 19:18). L’autre est un autre moi-même ; quand j’aime l’autre, en fait je m’aime. Et je ne peux véritablement aimer l’autre que si je peux m’aimer moi-même d’abord, c’est-à-dire aimer ma véritable nature divine, qui est Dieu Lui-même. Ce don ultime de soi dans le service à autrui est le sens profond du titre de « mamlekhet kôhanîm (nation de prêtres) » que le Seigneur a attribué aux enfants d’Israël (Exode 19:6).
Rappelons la signification spirituelle du jeûne (ṣôm) selon la Torah : en s’abstenant de manger et de boire, c’est comme si nous nous offrions nous-même en sacrifice (qorban) à Dieu. Plutôt que de faire porter le joug de l’offrande ultime à un animal à cause de nos imperfections morales, c’est nous-mêmes que nous allons sacrifier par l’immolation de nos parties nobles : notre sang (du fait de ne pas boire) et notre graisse (du fait de ne pas manger). Ainsi, nous devenons des kôhanîm (prêtres) au service du Seigneur.
Cela nous amène à considérer le don ultime dans le cheminement spirituel : mourir à soi-même. C’est-à-dire faire lâcher prise à notre ego, enlever cette idole du temple de notre cœur afin que s’y dévoile la Présence divine. Comme Dieu le dit à propos de l’orgueilleux (gass-rûaḥ, littéralement « grossier d’esprit ») : « lui et Moi ne pouvons coexister dans tout l’Univers » (T. Sôṭa 5a). Cette nécessité est exprimée dans une petite supplique dite à la fin de la prière rituelle, plusieurs fois par jour : « Que mon ego (nafshî, littéralement « mon âme ») soit envers tous comme de la poussière. »
C’est cela mourir à soi-même – perdre une vie illusoire pour gagner une vie véritable – ainsi que nous le demande le verset (Deutéronome 30:19) : « Tu choisiras la Vie » – ici, « la Vie » avec un V majuscule. Ainsi nos Sages enseignent (T. Berakhôt 18a-b) : « Les justes (ṣaddîqîm) même morts sont appelés vivants, et les impies (resha‘îm) même vivants sont appelés morts. » Telle est la vertu archétypale de notre patriarche Jacob, en allusion dans le verset (Genèse 25:27) : « Jacob était un homme simple résidant sous les tentes. » Selon l’enseignement (T. Berakhôt 63b, T. Shabbat 83b, etc.) : « La Torah ne s’accomplit qu’en celui qui se tue lui-même sur elle ; comme il est écrit (Nombres 19:14) : “Voici la Torah de l’Homme qui meurt sous la tente”. »
Le don suprême, c’est le don de l’amour (ahava). Notre tradition enseigne (T. Yôma 9b) que la rédemption messianique à venir sera fondée sur l’amour inconditionnel – ahavat ḥinnam (littéralement « amour gratuit »).
Le don donne du sens à notre existence ici-bas. La bienveillance et la compassion (ḥesed we-raḥamîm) seront le ciment éternel du paradigme messianique mondial émergeant. Que s’accomplisse en nous le verset des Psaumes (133:1) : « Qu’il est bon et qu’il est agréable le séjour des frères ensemble. »
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