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Livres

Le numérique : une chance pour la lecture ?

Rédigé par Naly Gérard | Vendredi 3 Mai 2013 à 00:00

           

Des millions de textes littéraires à télécharger sur Internet et à lire sur sa tablette électronique ou son ordinateur : voilà le vertige offert par le numérique. L’horizon d’un savoir réellement partagé par tous s’ouvre-t-il à nous ? Petite mise au point sur ce que le numérique fait à la lecture.



Le numérique : une chance pour la lecture ?
Depuis 2008, la société américaine Google numérise les fonds des bibliothèques, dont ceux d’une dizaine de bibliothèques nationales européennes. Actuellement, 15 millions de titres ont été « scannés » pour être mis en ligne.

Ce patrimoine est censé constituer une bibliothèque électronique accessible à tous les internautes. Le rêve de l’Europe des Lumières d’une démocratie du savoir serait-il à portée de main ? On peut en douter.

Déjà, Google a rendu en grande partie payant l’accès à ces fichiers. Et, en réalité, la possibilité de circuler dans les archives de la Bibliothèque nationale de France ne nous fait pas plonger dans les incunables du Moyen Âge, ni découvrir les manuscrits de Proust. Pourquoi ? Nous manquons toujours plus de temps, chacun peut s’en rendre compte.

Le sociologue et philosophe Hartmut Rosa a décrit ce phéno­mène dans son livre Accélération : plus les outils techno­logiques nous font gagner du temps, moins nous en avons… En France, le nombre d’ouvrages que lit un bon lecteur en France (dix par an en moyenne) a donc tendance à baisser.

Il existe un autre problème, et de taille : nous « n’arrivons plus » à lire. L’un des premiers à lancer l’alerte sur le sujet a été le journaliste américain Nicholas Carr. En 2008, dans un article au titre percutant : « Est-ce que Google nous rend idiot ? » (qui a été le point de départ d’un ouvrage sur le même thème), il racontait à partir de sa propre expérience comment l’usage de la Toile amenuise la capacité de lire des livres de papier. L’explication est simple : la lecture numérique façonne notre esprit dans un certain sens.

Utiliser une tablette électronique ne consiste pas seulement à lire sur écran mais aussi à « surfer » dans un environnement numérique où l’on avance à coups de clic sur des liens qui nous emmènent constamment ailleurs, où l’on se laisse diriger par des moteurs de recherche. Cela induit un type de lecture fragmentaire : on passe d’une vidéo à un texte, d’une page Facebook à un tweet, on survole le contenu et on ne lit que des bribes. Cette lecture discontinue surcharge notre esprit d’informations sans liens entre elles, fait perdre le fil de sa pensée et… fait oublier ce que l’on a lu dix minutes plus tôt.

Des troubles de l'attention

Comme le rappelle Nicholas Carr, notre cerveau est un organe plastique qui se modifie en fonction de nos activités : c’est ainsi qu’il peut perdre la faculté de se concentrer longtemps sur un texte, de mémoriser ce qu’il lit et d’avoir une pensée linéaire. Toutes choses que l’habitude de la lecture « profonde » tend au contraire à renforcer.

Des scientifiques le confirment. Ceux du Laboratoire des usages en technologies d’information numérique, dit « Lutin » (qui regroupe notamment les universités Paris VIII, Paris VI et l’UTC de Compiègne) déclarent : « La perte d’habituation au livre de papier rendra probablement difficile la lecture statique, longue, attentive. »

Concrètement, cela se traduit par une multiplication des troubles de l’attention et de la concentration. Des libraires observent déjà ce phénomène. Christine Drugmant, responsable de la librairie La Belle Aventure, à Poitiers, entend régulièrement des clients avouer qu’ils n’arrivent plus à lire. « Ce sont souvent des lecteurs autrefois assidus qui se plaignent de ne plus parvenir à maintenir leur attention sur un roman, précise-t-elle. Ils me demandent conseil pour trouver un livre qui les accro­chera, un polar par exemple, et qui leur permettra en quelque sorte de se rééduquer. »

La situation n’est pas près de changer puisque la lecture numérique est une source de profit, comme le décrit Cédric Biagini dans L’Emprise numérique, qui analyse la dimension politique de la technologie et ses effets sur nos vies. Les industries du numérique telles que Google se livrent une véritable guerre pour contrôler l’attention de l’internaute : il faut que celui-ci « zappe » en permanence d’un site à l’autre, s’exposant au plus de publicités possible, pour générer du chiffre d’affaires.

« L’ordre numérique »

Le philosophe Olivier Rey, dans un article qui critique le livre électroni­que, souligne que cette mutation de la lecture liée à la dynamique de notre société de consommation a des effets profonds. Selon lui, on assiste à la trans­formation « du sujet moderne, qui s’en remettait d’abord à lui-même, en un faisceau mouvant de besoins, d’appétits, d’envies cherchant satisfaction dans ce que le marché [lui] propose ».

Face à ce constat, Cédric Biagini estime que « la question n’est pas tant de savoir si le livre disparaîtra complètement, un peu ou pas du tout », mais de « faire une critique de sa marginalisation croissante au sein de notre culture, et de la disparition du peuple du livre et du monde qu’il avait engendré ».

Certains professionnels du livre refusent la marche forcée vers ce qu’ils nomment « l’ordre numérique », tels ceux qui sont réunis au sein du collectif Livres de papier, à Paris.

Et des lecteurs décident de quitter leur écran pour rejoindre des cercles de lecture comme ceux qu’organise la librairie La Belle Aventure. « Les lecteurs choisissent un auteur dont ils lisent les livres et se réunissent régulièrement pour en parler, explique Christine Drugmant. Nous veillons à ce que les échanges soient pleins de respect pour qu’une parole personnelle et engagée émerge. En partageant ses émotions, on retrouve le sens de la lecture. Des liens intimes se tissent entre des personnes qui ne se connaissaient pas : c’est le pouvoir de la littérature. »

Les livres créent des liens humains tangibles plutôt que des liens numériques, n’est-ce pas une chose qui les rend irremplaçables ?

En savoir plus :
Accélération. Une critique sociale du temps, Hartmut Rosa, La Découverte, 2010, 480 p., 27,90 €.
Internet rend-il bête ? Réapprendre à lire et à penser dans un monde fragmenté, Nicholas Carr, Robert-Laffont, 2011, 320 p., 20,50 €
L’Emprise numérique. Comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies, Cédric Biagini, L’Échappée, 2012, 448 p., 14 €
Nouveau dispositif dans la fabrique du dernier homme, Olivier Rey, Conférence, nº 34, 2012, 496 p., 30 €





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