La posture du comité d’experts de l’ONU qui interroge la loi de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public en dit long sur le malaise qui règne autour de l’objet mal identifié « islam ». En effet, certains acteurs ont bien du mal à faire la différence entre ce qui relève de la liberté de conscience (et la liberté de manifester ses convictions), normalement garantie par le droit européen, par le droit français et notamment à travers la laïcité, et ce qui révèle au mieux d’un dysfonctionnement individuel et, au pire, d’un début de processus de radicalisation (autrement dit, un surinvestissement de la loi divine qui peut mener à estimer légitime le recours à la violence pour remettre en cause l’ordre établi).
Sans critères, on assiste à deux types de dysfonctionnements qui sont les deux faces de la même pièce : une gestion laxiste, acceptant de musulmans des comportements qu’on n’accepterait de personne d’autre, ou une gestion discriminante, refusant aux musulmans des droits pourtant garantis à tous les citoyens. Ces deux types de dysfonctionnements se retrouvent dans des espaces très divers : entreprises, collèges, lycées, foyers éducatifs, gestions d’équipes de salariés... Ceux qui adoptent une gestion laxiste légitiment leur vision en expliquant que l’on doit « respecter la différence de la religion musulmane ». Ceux qui adoptent une gestion discriminante légitiment leur vision en expliquant que « l’islam doit évoluer et s’adapter ».
Les deux camps, qui appartiennent globalement à des mouvances idéologiques distinctes et s’affrontent à coup d’injonctions publiques, nourrissent au fond des représentations négatives communes sur cette religion, les uns pensant qu’il faut la tolérer, les autres pensant qu’il faut s’en protéger. Les experts de l’ONU appartiennent probablement au premier camp : ils pensent probablement « respecter l’islam » en expliquant que la loi de 2010 entrave la liberté de conscience des musulmans.
Pourtant, est-ce que considérer que l’islam interdit aux femmes de montrer leur visage relève vraiment du respect de cette religion ? Valider l’interprétation des wahhabites, qui prétendent que les musulmanes doivent être masquées, uniformes, sans visage et sans contours identitaires, relève-t-il vraiment de l’application des droits de l’homme ? L’objectif des radicaux est justement de détruire les individualités pour renforcer la fusion des membres au sein du groupe radical.
Sans critères, on assiste à deux types de dysfonctionnements qui sont les deux faces de la même pièce : une gestion laxiste, acceptant de musulmans des comportements qu’on n’accepterait de personne d’autre, ou une gestion discriminante, refusant aux musulmans des droits pourtant garantis à tous les citoyens. Ces deux types de dysfonctionnements se retrouvent dans des espaces très divers : entreprises, collèges, lycées, foyers éducatifs, gestions d’équipes de salariés... Ceux qui adoptent une gestion laxiste légitiment leur vision en expliquant que l’on doit « respecter la différence de la religion musulmane ». Ceux qui adoptent une gestion discriminante légitiment leur vision en expliquant que « l’islam doit évoluer et s’adapter ».
Les deux camps, qui appartiennent globalement à des mouvances idéologiques distinctes et s’affrontent à coup d’injonctions publiques, nourrissent au fond des représentations négatives communes sur cette religion, les uns pensant qu’il faut la tolérer, les autres pensant qu’il faut s’en protéger. Les experts de l’ONU appartiennent probablement au premier camp : ils pensent probablement « respecter l’islam » en expliquant que la loi de 2010 entrave la liberté de conscience des musulmans.
Pourtant, est-ce que considérer que l’islam interdit aux femmes de montrer leur visage relève vraiment du respect de cette religion ? Valider l’interprétation des wahhabites, qui prétendent que les musulmanes doivent être masquées, uniformes, sans visage et sans contours identitaires, relève-t-il vraiment de l’application des droits de l’homme ? L’objectif des radicaux est justement de détruire les individualités pour renforcer la fusion des membres au sein du groupe radical.
Non, ce n’est pas une histoire de centimètres carrés qui sépare le foulard du niqab, c’est une vision du monde
C’est assez surprenant de se retrouver dans un débat aussi paradoxal : d’un côté, des musulmanes bac + 8, souvent porteuses des valeurs d’égalité hommes-femmes, qui choisissent de porter un hijab (foulard couvrant les cheveux et le cou) sont suspectées au mieux de faire du prosélytisme pour la soumission des femmes, au pire d’être un peu islamistes. Alors qu’elles voudraient s’engager au sein de la société française pour des idéaux citoyens républicains, elles sont discriminées à l’emploi, parfois entravées dans leur accès aux services publics, et surtout ralenties dans leur volonté de se rendre utiles au niveau associatif.
C’est une spécificité française, que je rappelle dans l’étude qui va paraître Français radicalisés - L’enquête, ce que nous apprend le suivi de 1 000 jeunes radicalisés (Editions de l’Atelier, novembre 2018) : « Il y a un réel problème d’exercice de la citoyenneté des musulmans en France, et notamment des femmes, dans la mesure où la "visibilité" de leur islam les entrave dans leur demande de participation à la société. La comparaison européenne réalisée par Danièle Joly et de Khursheed Wadia (Muslim Women and Power, Political and Civic Engagement in West European Societies, Gender and Politics, 2017) met en avant le fait que le tissu associatif français est majoritairement financé par de l’argent public (et non par des fondations privées comme c’est le cas dans d’autres pays européens) et que les commanditaires de ces instances publiques exigent une "invisibilité musulmane" comme garantie d’adhésion aux "valeurs de la République", au mépris des lois françaises gérant la liberté de manifester sa conviction, et cela malgré le travail important de l’Observatoire de la laïcité, dirigé par Jean-Louis Bianco, qui a édité de nombreux guides à la disposition des élus pour rappeler le cadre légal de la laïcité. »
De l’autre, des voix de juristes européens s’élèvent pour estimer que la loi interdisant la dissimulation du visage discriminerait les femmes voulant porter le niqab, alors que leur vision du monde wahhabite consiste à considérer que leur rôle de femmes se réduit à celui de mères, que participer à une société démocratique reviendrait à « faire du shirk » (autrement dit, à devenir complice d’une conception où l’on place les députés au même niveau que Dieu puisqu’ils font des lois…), qu’accéder à la culture reviendrait à aimer du taghout (à apprécier des productions artistiques humaines et non divines) ou encore que fréquenter des non-wahhabites enfreindrait leur sacro-saint principe de al-wala wal-barra (le principe de l’alliance et du désaveu, qui décide qu’il ne faut pas parler aux athées, aux juifs, aux chrétiens et aux musulmans non wahhabites, au mépris du fondement abrahamique).
Il est donc surprenant de voir que les garants des droits de l’homme se lèvent pour défendre une perception de la femme musulmane wahhabite qui considère la société française comme un lieu démoniaque dont il faut se protéger, et que les femmes à la fois musulmanes et françaises, de cœur, de culture et de valeurs républicaines, ne puissent toujours pas être considérées comme des citoyennes à part entière. Redisons le tout net : non, ce n’est pas une histoire de centimètres carrés qui sépare le foulard du niqab, c’est une vision du monde.
C’est une spécificité française, que je rappelle dans l’étude qui va paraître Français radicalisés - L’enquête, ce que nous apprend le suivi de 1 000 jeunes radicalisés (Editions de l’Atelier, novembre 2018) : « Il y a un réel problème d’exercice de la citoyenneté des musulmans en France, et notamment des femmes, dans la mesure où la "visibilité" de leur islam les entrave dans leur demande de participation à la société. La comparaison européenne réalisée par Danièle Joly et de Khursheed Wadia (Muslim Women and Power, Political and Civic Engagement in West European Societies, Gender and Politics, 2017) met en avant le fait que le tissu associatif français est majoritairement financé par de l’argent public (et non par des fondations privées comme c’est le cas dans d’autres pays européens) et que les commanditaires de ces instances publiques exigent une "invisibilité musulmane" comme garantie d’adhésion aux "valeurs de la République", au mépris des lois françaises gérant la liberté de manifester sa conviction, et cela malgré le travail important de l’Observatoire de la laïcité, dirigé par Jean-Louis Bianco, qui a édité de nombreux guides à la disposition des élus pour rappeler le cadre légal de la laïcité. »
De l’autre, des voix de juristes européens s’élèvent pour estimer que la loi interdisant la dissimulation du visage discriminerait les femmes voulant porter le niqab, alors que leur vision du monde wahhabite consiste à considérer que leur rôle de femmes se réduit à celui de mères, que participer à une société démocratique reviendrait à « faire du shirk » (autrement dit, à devenir complice d’une conception où l’on place les députés au même niveau que Dieu puisqu’ils font des lois…), qu’accéder à la culture reviendrait à aimer du taghout (à apprécier des productions artistiques humaines et non divines) ou encore que fréquenter des non-wahhabites enfreindrait leur sacro-saint principe de al-wala wal-barra (le principe de l’alliance et du désaveu, qui décide qu’il ne faut pas parler aux athées, aux juifs, aux chrétiens et aux musulmans non wahhabites, au mépris du fondement abrahamique).
Il est donc surprenant de voir que les garants des droits de l’homme se lèvent pour défendre une perception de la femme musulmane wahhabite qui considère la société française comme un lieu démoniaque dont il faut se protéger, et que les femmes à la fois musulmanes et françaises, de cœur, de culture et de valeurs républicaines, ne puissent toujours pas être considérées comme des citoyennes à part entière. Redisons le tout net : non, ce n’est pas une histoire de centimètres carrés qui sépare le foulard du niqab, c’est une vision du monde.
Refuser que des comportements de rupture avec le contrat social sont présentés comme de simples applications automatiques de l’islam
Ne pas réagir quand un salarié refuse de serrer la main des femmes, quand un collégien crache par terre en prétendant que l’islam lui interdit d’avaler sa salive pendant le Ramadan, quand un père coupe les têtes des poupées en prétendant que l’islam interdit les images…. ne relève pas du respect de l’islam mais dévoile des perceptions inconscientes qui perçoivent l’islam comme une religion par essence archaïque.
Si un père chrétien coupait la tête des poupées de son bébé, le juge des affaires matrimoniales lui demanderait gentiment de se soumettre à une expertise psychologique car il diagnostiquerait son comportement comme un dysfonctionnement et ne le validerait pas comme le produit de sa religion, quoi qu’il en dise. Il n’y aurait pas de « mutuel du croire partagé », comme dirait Danièle Hervieu-Léger. Chacun saurait, qu’il soit croyant ou non, que la religion chrétienne n’oblige pas à effacer le visage des poupées d’enfants…
Les wahhabites connaissent la difficulté des interlocuteurs politiques et institutionnels à se positionner : ils présentent leurs comportements de rupture avec le contrat social comme si ces derniers étaient de simples applications automatiques de l’islam, au pied de la lettre. Progressivement, ils redéfinissent les interprétations de l’islam et wahhabisent l’Europe, étouffant progressivement les autres musulmans.
Si un père chrétien coupait la tête des poupées de son bébé, le juge des affaires matrimoniales lui demanderait gentiment de se soumettre à une expertise psychologique car il diagnostiquerait son comportement comme un dysfonctionnement et ne le validerait pas comme le produit de sa religion, quoi qu’il en dise. Il n’y aurait pas de « mutuel du croire partagé », comme dirait Danièle Hervieu-Léger. Chacun saurait, qu’il soit croyant ou non, que la religion chrétienne n’oblige pas à effacer le visage des poupées d’enfants…
Les wahhabites connaissent la difficulté des interlocuteurs politiques et institutionnels à se positionner : ils présentent leurs comportements de rupture avec le contrat social comme si ces derniers étaient de simples applications automatiques de l’islam, au pied de la lettre. Progressivement, ils redéfinissent les interprétations de l’islam et wahhabisent l’Europe, étouffant progressivement les autres musulmans.
Dans certains quartiers, lorsqu’on croise une jeune femme voilée habillée de façon classique, qui a échappé au niqab et au jilbab, qui a donc gardé son identité, on ne peut s’empêcher de la fixer avec admiration : « C’est une résistante, une héroïne, une féministe qui doit être si forte ! » Lorsqu’on sait qu’elle va être taxée d’islamiste quelques minutes plus tard en descendant de son bus, le paradoxe de la situation nous serre la gorge. Va-t-elle continuer à croire en cette République qui doit assurer l’égalité et la fraternité entre les citoyens, quelles que soient les convictions ? Ou va-t-elle se fondre dans le groupe qui lui dit : « Mais ma sœur, comment oses-tu montrer tes bras et parler à des kouffars (mécréants) ? Ils n’ont rien de commun avec toi… »
L’amalgame entre musulmans et radicaux profite toujours aux radicaux de tous bords. Chacun a besoin de la haine de l’autre pour exister. Les extrémismes se nourrissent mutuellement. Une seule sortie pour échapper à cette vision binaire : former les professionnels pour qu’ils puissent appliquer les mêmes critères de gestion aux musulmans qu’aux autres citoyens, tout simplement, sans tomber dans le laxisme ni la discrimination. C’est la meilleure manière de considérer tous les citoyens de manière égale. Et de les respecter.
*****
Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, est directrice scientifique du Cabinet Bouzar-Expertises-Cultes et Cultures. Elle est l’auteure prochainement de Français radicalisés - L’enquête, ce que nous révèle le suivi de 1 000 jeunes (Éditions de l’Atelier, novembre 2018).
Lire aussi :
La loi de 2010 sur le voile intégral n’a rien à voir avec la laïcité !
Un comité de l’ONU condamne la France pour l’interdiction du niqab
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Dounia Bouzar, anthropologue du fait religieux, est directrice scientifique du Cabinet Bouzar-Expertises-Cultes et Cultures. Elle est l’auteure prochainement de Français radicalisés - L’enquête, ce que nous révèle le suivi de 1 000 jeunes (Éditions de l’Atelier, novembre 2018).
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