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Points de vue

Ce ne sera pas facile…

Rédigé par Ramadan Tariq | Mardi 9 Novembre 2004 à 00:00

           

La responsabilité des musulmans occidentaux (et africains de la même façon d’ailleurs) est immense et c’est à eux désormais qu’il incombe de s’engager à construire leur avenir. Certains continueront, à n’en point douter, à se définir contre l’Occident, ou « l’autre » ; à se plaindre du fait que l’on n’aime ni l’islam ni les musulmans sous ces latitudes en entretenant ainsi une attitude malsaine de victime ou encore à espérer que leur salut viendra des savants et des penseurs de l’Orient...



 

La responsabilité des musulmans occidentaux (et africains de la même façon d’ailleurs) est immense et c’est à eux désormais qu’il incombe de s’engager à construire leur avenir. Certains continueront, à n’en point douter, à se définir contre l’Occident, ou « l’autre » ; à se plaindre du fait que l’on n’aime ni l’islam ni les musulmans sous ces latitudes en entretenant ainsi une attitude malsaine de victime ou encore à espérer que leur salut viendra des savants et des penseurs de l’Orient... Mais des signes évidents nous montrent aujourd’hui, et notamment parmi les femmes, que les choses changent et que de plus en plus de musulmans sont conscients des défis auxquels ils doivent faire face. Rester musulman en Occident est une épreuve de la foi, de la conscience et de l’intelligence mais il n’y a pas d’autre issue que de se tenir debout et de s’engager. Armé du « besoin de Lui », de l’humilité et de la détermination.

 

Le mouvement de réforme qui est en train de naître a pour principale exigence la connaissance du message global de l’islam, de ses principes universels et des outils offerts à l’être humain pour s’adapter autant que pour changer le monde. Tous les musulmans sont invités, d’abord, à cette étude, à cette initiation, à cette « connaissance de soi ». Cette démarche doit être naturellement continue, approfondie et étendue. Dans le même temps, il ne peut être question de faire l’économie d’étudier le monde occidental, l’histoire de ses sociétés, leurs institutions, leurs cultures aussi bien que leur psychologue collective. C’est le passage obligé pour se sentir chez soi et pour appliquer de façon positive le principe islamique d’intégration de tout ce qui ne s’oppose pas aux interdits et de les considérer comme participant désormais de soi. Ce mouvement de réforme exige une véritable révolution intellectuelle qui permette de se réconcilier avec l’universalité des valeurs islamiques en cessant de  se considérer comme une minorité en marge, tout juste en voie d’adaptation et d’intégration, ne cherchant qu’à se protéger d’un environnement considéré comme dangereux. Les citoyens occidentaux de confession musulmane ont besoin, pour ce faire, de se libérer de leur double complexe d’infériorité : vis-à-vis de l’Occident (de la domination de sa rationalité et de sa technologie) d’une part et vis-à-vis du monde musulman (qui seul semble produire les grands esprits de l’islam parlant arabe ou citant avec tant d’aisance les textes de mémoire) d’autre part. De ces travers il faudra effectivement se libérer en développant en Occident une présence riche, positive et participative qui se doit d’enrichir, de l’intérieur, les débats sur l’universalité des valeurs, la mondialisation, l’éthique ou le sens de la vie dans la modernité. Par ailleurs il est temps de s’engager dans des formations religieuses qui permettent d’accéder à une indépendance d’esprit et à une réflexion de fond sur l’application des principes islamiques en Occident et le sens du fait d’être désormais un musulman européen ou américain. Nous sommes en train d’engager nos premiers pas sur la route mais il reste encore bien de choses à réaliser et bien des obstacles à franchir. L’un de ces derniers justement est la revendication et l’accès des musulmans à leur totale indépendance politique et financière : il leur faut de plus en plus refuser la mainmise, l’ingérence et la surveillance des Etats étrangers comme des gouvernement occidentaux pour offrir une parole libre et crédible. Ils en ont de plus en plus les moyens. Cela ne veut bien sûr pas dire qu’il faut refuser d’être en contact le monde musulman et de s’enrichir mutuellement mais une chose est l’échange autre chose la mise sous tutelle, ici ou ailleurs.

 

Citoyens d’Etats de droits, les musulmans ne sont plus sous la loi des Etats étrangers ou des anciennes colonies et ils doivent refuser un statut de sous-citoyens produit par un pervers néocolonialisme intérieur. Reprendre confiance en soi, en ses valeurs, en son rôle, c’est aussi, dans les faits, revendiquer ses droits et le respect. En s’engageant dans les voies de la réforme de l’éducation, de l’engagement social et politique, de la résistance économique, du dialogue interreligieux ou de la contribution culturelle les citoyens réussiront bien davantage que dans la seule confrontation et la plainte continuelle. C’est une lutte, cela va sans dire, mais pour des principes non contre des hommes... et si les hommes alentours, volontairement ou involontairement, oublient ces principes, la lutte consiste à les leur rappeler et à les faire appliquer, bon gré mal gré. Ainsi la normalisation de la présence musulmane ne sera pas banalisation : leur présence, leur contribution, leur participation devraient montrer la différence non de leur altérité mais de la singulière  richesse qu’ils apportent à leur société.

 

Les musulmans occidentaux auront un rôle décisif dans l’évolution de l’islam mondial par la nature et la complexité des défis qui sont les leurs et en cela leur responsabilité est doublement capitale. En réfléchissant à leur foi, leurs principes et à leur identité au cœur des sociétés industrialisées et sécularisées, ils participent, au premier chef, à la réflexion que le monde musulman doit mener sur son rapport avec le monde contemporain, son ordre et son désordre. Le monde islamique est-il porteur d’une alternative ? A-t-il les moyens de propositions neuves ? Comment engager le débat entre les civilisations ? On a beaucoup critiqué les thèses de Huntington sur le « choc des civilisations » et les penseurs progressistes et optimistes ont, en bloc, rejetés cette prophétie du malheur. Nos multiples visites dans le monde musulman comme dans les sociétés européennes et américaines, notamment après des chocs comme celui de 11 septembre 2001, nous indiquent que si le « clash » n’est pas une réalité, les ingrédients qui pourraient y mener sont bien présents dans les mentalités : d’un côté comme de l’autre la méconnaissance d’autrui (et de soi), l’entretien de caricatures simplistes et sans nuance, le jugement à l’emporte pièce, sans compter des intérêts politiques et géostratégiques contradictoires, sont autant de traits objectifs pouvant mener à la fracture. Or l’avenir du dialogue des civilisations ne se jouera pas, à notre sens, aux frontières géopolitiques de « l’Occident » et de « l’Islam » mais bien plutôt, paradoxalement, au cœur des sociétés européennes et américaines : ici encore, les musulmans occidentaux portent une lourde responsabilité quant à cette exigence d’ouvrir le débat, de le mener de façon sérieuse et profonde, dans l’écoute et l’échange avec leurs concitoyens. Ils peuvent faire en sorte que la fracture soit évitée et que le chemin d’un dialogue équitable, voire d’une réconciliation, se dessine enfin à l’horizon.

 

Ce ne sera pas facile. Les préjugés, le racisme et l’islamophobie sont des expressions tangibles de la difficile réalité des sociétés occidentales et il ne faut pas que les musulmans pensent naïvement que celles-ci disparaîtront si aisément à mesure qu’ils deviendront des citoyens enracinés dans leur société. De plus en plus, et pendant un temps encore conséquent, ils devront s’habituer aux méfaits de la politique sécuritaire, à la discrimination, aux accusations de « double discours » et aux regards torves et malveillants et aux volontés de surveillance et contrôle.[1] La méfiance est si grande et la suspicion si répandue : ils semblent loin encore les temps de la confiance mutuelle. Plutôt que de s’en plaindre tristement, il nous semble qu’il n’est qu’une seule réponse à cet état de fait : s’en tenir à ses convictions, exprimer ses principes et ses espérances, formuler clairement ces remarques comme ces critiques, n’avoir qu’un seul discours (avec les musulmans comme avec ses concitoyens), s’engager dans sa société pour le bien et en partenariats avec tous les êtres humains qui, en conscience, refusent un monde sans conscience. Armé de sa foi et de son esprit critique, refuser le manichéisme et maintenir le cap en cultivant la patience et l’endurance. Il faut rappeler une priorité aux êtres de foi : l’effort et l’initiation spirituelle qui nous ramènent près de notre cœur, à proximité du Transcendant, sont les meilleurs provisions sur la route. Cet enseignement nous apprend la persévérance et nous fait don de la clef du succès : rester debout et ferme face aux colporteurs de préjugés, aux responsables de l’oppression, aux  diffuseurs de la haine en gardant la dignité de savoir dire « Salam ! », « Paix !», et sans relâche poursuivre ses efforts et sa route ; offrir toute la fraternité de son âme et de son humanité aux êtres de conscience, de cœur et d’amour et les inviter à cheminer ensemble. S’éduquer à demeurer un résistant, s’initier à devenir un ami, fidèlement.

 

 

Tariq Ramadan

www.tariqramadan.com

 

Information : lundi 15 novembre 2004 à 21H le site offrira à ses visiteurs une possibilité de dialoguer en direct avec Tariq Ramadan. Ces rendez-vous auront lieu régulièrement sur le site.



[1] Ces volontés s’expriment de différentes façons : par la surveillance des services de sécurité des différents Etats comme par la collaboration avec les gouvernements des pays d’origine.  Le contrôle prend de multiples formes également : cette obsession de « la représentation des musulmans » sur le plan national en est une des manifestations. On est pressé de trouver un interlocuteur que l’on aimerait choisir pour les musulmans de peur qu’émerge une instance qui ne conviendrait pas aux pouvoirs. Or, si la représentation des musulmans est une affaire importante, elle n’est pas prioritaire au point de brûler toutes les étapes de la représentation légitime fondés sur le choix de la base, l’élection, le respect de la diversité et l’indépendance. L’obsession de contrôle dans certains gouvernements ne se soucie guère de la trahison des principes démocratiques. C’est aux musulmans, somme toute, de savoir faire la différence entre « être représentés » et « être contrôlés ».





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