Dirigé par Dounia Bouzar, le Centre de prévention des dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI) a ouvert ses coulisses à la réalisatrice Marie-Castille Mention Schaar pour « Le Ciel attendra », un film en salles depuis mercredi 5 octobre. © CPDSI
Saphirnews : Peut-on parler d'une « méthode Dounia Bouzar » de déradicalisation ?
Dounia Bouzar : Si votre question porte sur l'auteur de cette méthode, alors elle est bien de moi... C'est moi ai été « à la chasse » aux vieilles méthodes, aux méthodes récentes. Tout cela a donné un mélange, une « grande bouillabaisse » sur la base de laquelle nous avons fait des expériences, avec les parents. Nous avons fait une bonne série d'essais, d’erreurs et de réajustements jusqu'à trouver quelque chose qui a bien fonctionné.
Au bout de combien de temps ?
Dounia Bouzar : Assez rapidement car nous étions dans l'urgence. Dès que le numéro vert a été mis en place (fin avril 2014, ndlr), la police a commencé à arrêter les mineurs aux frontières avant qu'ils n'arrivent sur zone. Or ces jeunes voulaient repartir sur le champ ! Leurs parents les surveillaient comme ils pouvaient. Certains dormaient sur le paillasson de leur maison, d'autres mettaient des grelots d'alerte aux fenêtres... L'ambiance était lourde, nous étions tous angoissés et nous avons dû être efficaces très vite. (…) C'était à nos débuts ; nous découvrions le phénomène et nous ne comprenions pas grand chose, nous avons dû travailler à l'instinct.
Comment cela a-t-il commencé ?
Dounia Bouzar : Nous avons commencé par comprendre que les recruteurs de Daesh réussissaient à se faire passer pour une famille de substitution auprès des jeunes. On voyait que les jeunes ne ressentaient plus rien pour leurs frères et sœurs. Il y a des familles où les enfants étaient très proches les uns des autres, dans une forme de fusion complète où ils faisaient des activités ensemble, passaient leurs week-ends ensemble... Même dans ces cas-là, soudain, il n'y avait plus de sentiment de la part du jeune radicalisé, comme si le père et la mère étaient devenus de véritables étrangers, voire des ennemies. Donc, très tôt, nous avons compris que les recruteurs prenaient cette place des parents auprès des jeunes.
Comment une telle conviction s'est-elle établie en vous ?
Dounia Bouzar : Contrairement à d'autres groupes de chercheurs, nous (le CPDSI, ndlr), avons accès aux jeunes avant que leur système cognitif (leur manière de penser et d'agir) ne soit complètement changé, c'est-à-dire avant qu'ils ne soient sur zone. Nous avons accès aux conversations entre les jeunes et les recruteurs de Daesh avec l'aide des parents. Notre étude de ces conversations nous a montré que les recruteurs sont très à l'horizon avec les jeunes. Ils arrivent « masqués » et leur font beaucoup de compliments. Ils passent de longues heures à parler avec eux. Ils font semblant de les comprendre. Dans un de leurs manuels de consignes que nous avons retrouvé, il est dit clairement qu'il faut viser des jeunes un peu seuls, qui ont peu de musulmans autour d'eux et qu'il faut « devenir leur meilleur ami », faire en sorte que le jeune ne puisse plus se passer d'eux. Le jeune parle 50 à 100 fois par jour à ces nouveaux amis virtuels. Leur relation devient très fusionnelle.
Comment, en pratique, vous cherchez une solution ?
Dounia Bouzar : J'ai mon expérience des jeunes en tant qu'ancienne éducatrice. Je vois que le jeune a donné l'autorité parentale aux recruteurs, qu'il se méfie des autres. Puis je constate qu’il n'a plus de sensations, qu'on lui interdit toute activité où il pourrait avoir des sensations : plus de sport sauf durant la période d’entraînement qui précède son départ, plus de musique, plus d'activités artistiques et de loisirs… Le jeune devient « anesthésié », comme disent les parents. De là, je recherche un moyen pour redonner l'autorité parentale aux parents, de même que je recherche un moyen pour que le jeune retrouve des sensations. Je ne le formulais pas de cette manière à l'époque. Instinctivement, je veux détacher le jeune du groupe des recruteurs afin qu'il redevienne un individu.
D'où votre « Madeleine de Proust ». Concrètement, comment naît cette idée ?
Dounia Bouzar : C'est à partir d'un cas précis. Un jour, un papa me fournit un premier élément. Il était désespéré. Un militaire, un catholique non pratiquant qui, face à l'état de sa fille, sombrait dans la déprime. Ce papa me dit que, sans raison précise, il avait fredonné un vieux refrain qu'il chantait à sa fille dans son enfance. Puis il ajoute : « Et voilà que mon robot (c'est ainsi qu'il nommait sa fille) est partie en sanglots, a claqué la porte de sa chambre... » En écoutant ce récit, j'ai eu un déclic. J'ai immédiatement compris ce qui s'était passé. Sur le coup, j'explique au père que sa fille avait ressenti quelque chose. Qu'elle était redevenue elle-même.
Avez-vous décliné ce cas sur d'autres familles ?
Dounia Bouzar : Immédiatement ! Dès le lendemain, j'ai mis toute mon équipe sur le pont avec ordre d'appeler tous les parents pour leur donner une consigne précise. Nous avions près de 400 parents à l'époque. Je les ai tous fait appeler dans les 48h pour leur demander de trouver quelque chose que leur enfant aimait bien lorsqu'il était petit et de le reproduire immédiatement dans les mêmes conditions. Nous étions, à cette époque, comme un corps d'armée sur le pied de guerre : tous solidaires les uns des autres... Chaque parent s'est mobilisé, chacun selon sa situation.
Chacun selon sa réalité familiale ?
Dounia Bouzar : Oui, si vous voulez. Par exemple, Une autre maman qui était juive me dit qu'elle possède une vidéo de la fête de Bar Mitzva de son radicalisé. Je lui demande de mettre la vidéo en boucle ! Un père se souvient qu'il allait, autrefois, le dimanche matin, à la pêche avec son fils radicalisé. Je lui demande de ressortir les canes à pêche. Mais je lui précise de retrouver le même lac ! Les exemples sont nombreux… Ce fut un moment de grande agitation dans les équipes. On me demandait si j'y croyais ; je n'avais pas de réponse. Donc je répondais : on essaie, on verra bien.
Et qu'avez-vous vu ?
Dounia Bouzar : Le retour a été magnifique. Cette méthode présentée et racontée comme je le fais peut paraître idiote. Mais, dans la pratique, elle donne des résultats tout simplement magiques. Nous l'avons appelée « Madeleine de Proust ». La seule vraie difficulté est de la mettre en place naturellement, sans forcer. Les parents qui l'ont mise en pratique ont tous recueilli une réaction de la part de leur enfant radicalisé.
Le souvenir évoqué était-il toujours agréable ?
Dounia Bouzar : Notre consigne était ouverte : « Quelque chose qui rappelle l'enfance, comme un rituel familial. » Il se trouve que toutes les familles ont choisi de rappeler des souvenirs agréables... Devant le succès enregistré, nous avons commencé par attribuer la réussite au fait que le jeune se rappelait de sa sensation quand il était en filiation. Maintenant, en prenant en compte le fait que le basculement dans la radicalité conduit le jeune à ne plus rien ressentir, nous pensons que ce n'est pas seulement le souvenir de la filiation qui explique la réaction du jeune. C'est aussi que la « Madeleine de Proust » amène le jeune à ressentir, de nouveau, quelque chose dans son corps. En renouant avec les sensations dans son corps, il redevient « quelqu'un ».
Qu'entendez-vous par redevenir quelqu'un ?
Dounia Bouzar : Il faut savoir que le basculement dans la radicalité implique plusieurs phénomènes. Il y a le fait de ne plus rien ressentir en tant que personne. Il y a le fait de ne plus exister en tant que personne puisque, petit à petit, le jeune est absorbé par l'identité du groupe dans un processus qui efface sa singularité pour lui donner l'impression qu'il est comme les autres membres du groupe radical, et que ces autres sont comme lui. Progressivement, le jeune cesse donc d'exister ; c'est le groupe qui existe à sa place. La « Madeleine de Proust » ramène le jeune à son corps en lui faisant sentir quelque chose dans son corps. Puisqu'il reprend conscience ainsi de son corps, il redevient un individu et cela rompt la fusion qu'il vivait avec le groupe radical. Donc, pendant quelques instants, il y a comme un réveil, un trouble de son anesthésie, ce qui explique la violence de sa réaction.
Ainsi, votre méthode nécessite forcément le concours de la famille.
Dounia Bouzar : C'est effectivement le premier handicap que nous avons rencontré. Nous y avons été confrontés dans le cas d'une radicalisée qui était suivie depuis 15 ans par les services sociaux au motif d'inceste. L'inceste était généralisé dans cette famille. Nous ne pouvions pas demander à la famille de rappeler les « souvenirs de la petite enfance » ! Ce fut pour nous un grand moment de solitude. Nous avons porté le cas à notre superviseur, le psychologue Serge Hefez (psychiatre spécialiste de la question d'adolescence, Hôpital Pitié-Salpêtrière, Paris, ndlr). Il nous expliqua que notre sujet n'avait jamais été un « enfant » puisqu'il avait toujours été un « objet ». Il nous conseilla de chercher une autre figure qu'il appelle « tuteur de résilience ».
Quelle était cette figure de résilience ?
Dounia Bouzar : Dans la famille, nous avons trouvé qu'une grand-mère n'était pas impliquée dans ces incestes. Avec sa collaboration, nous avons mis la « Madeleine de Proust » en place... Et cela a fonctionné. Ainsi, la « Madeleine de Proust » n'est pas seulement un rappel de souvenirs. Elle est aussi un rappel de moments où l'enfant se sentait en sécurité ; des moments où il considérait ses parents comme des gens qui le protégeaient.
Où se situe alors le rapport avec la radicalisation ?
Dounia Bouzar : Très récemment, les psychologues qui étudient notre méthode nous l'ont expliqué. Ils disent que les recruteurs jihadistes envoient des émotions négatives aux jeunes pour les mettre dans un monde anxiogène leur faisant croire que tous les adultes sont complices ou endormis par les sociétés secrètes complotistes. Ils plongent les jeunes dans une vision paranoïaque du monde en parlant toujours de « complots » contre les musulmans ou contre les peuples... Les recruteurs disent au jeune qu'il est élu pour détenir la vérité dans un monde endormi... C'est avec de telles émotions négatives qu'ils paniquent le jeune qui finit par fuir le monde réel de la société, au point de penser, parfois, que seule une confrontation finale pourra régénérer le monde. N'oublions jamais qu'un terroriste se sent toujours en position de légitime défense !
Les psy disent qu'avec notre méthode, nous envoyons des émotions positives qui ont pour effet de rassurer le jeune ; lui rappeler qu'il n'est pas entouré d'ennemis qui veulent le tuer. Nous allons chercher des émotions qui appartiennent à une époque où le jeune avait confiance en sa famille, où il se sentait en sécurité avec papa, maman, son instituteur... Du coup, c'est plus fort que lui et cela vient contrer le discours jihadistes qui l'a mis en rupture. Nous sommes donc des espèces de négociateurs pour lui rappeler ce temps où il avait confiance.
Les psy disent qu'avec notre méthode, nous envoyons des émotions positives qui ont pour effet de rassurer le jeune ; lui rappeler qu'il n'est pas entouré d'ennemis qui veulent le tuer. Nous allons chercher des émotions qui appartiennent à une époque où le jeune avait confiance en sa famille, où il se sentait en sécurité avec papa, maman, son instituteur... Du coup, c'est plus fort que lui et cela vient contrer le discours jihadistes qui l'a mis en rupture. Nous sommes donc des espèces de négociateurs pour lui rappeler ce temps où il avait confiance.
Au départ, vous ne disposez pas de ces arguments théoriques ?
Dounia Bouzar : Non ! Au départ, je suis mon instinct. Mais je ne savais pas précisément pourquoi cette méthode fonctionnait. Nous savions simplement que la « Madeleine de Proust » rappelait au jeune les sensations qu'il avait lorsqu'il considérait encore ses parents comme des parents. Mais nous n'avions pas compris que cela fonctionnait aussi parce qu'il retrouvait des sensations. Nous avons compris ces éléments d'analyse au fil de nos discussions avec les psychologues. Puis nous avons eu d'autres éléments pour mieux comprendre lorsque nous avons eu des adultes radicalisés.
En fait, ce sont les radicalisés qui inspirent votre méthode.
Dounia Bouzar : Bien sûr ! Notre méthode part des radicalisés. Ce n'est pas Dounia Bouzar qui sait d'avance ce qui est bon pour les autres. C'est plutôt Dounia Bouzar qui s'est remise dans sa peau d'éducatrice et qui a écouté, qui a reçu quantité de choses de la part de parents et de jeunes adultes radicalisés. Par la suite seulement, Dounia Bouzar a reçu des jeunes radicalisés. Souvent, ces gens avaient commencé à se déradicaliser eux-mêmes puis sont venus m'aider pour mettre en place cette méthode afin d'aider d'autres jeunes à s'en sortir, pour, ensemble, faire la chaîne de la vie.
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