Connectez-vous S'inscrire

Points de vue

Dix ans après la révolution, la Tunisie face à l'inertie

Rédigé par Gianguglielmo Lozato | Samedi 20 Mars 2021 à 11:30

           


Dix ans après la révolution, la Tunisie face à l'inertie
Le Printemps arabe vient de « fêter » ses dix ans. Pour autant, est-il vraiment arrivé à maturation totale en Tunisie, le point de départ d’un mouvement qui a échoué en Egypte ou encore en Syrie ? Au pays de Bourguiba, qui célèbre les 65 ans de son indépendance le 20 mars, les attentes ont été proportionnelles à l'onde de choc. Les déceptions aussi.

En se déplaçant du Nord-Ouest au Sud-Est, de la région dite 08 à Ghomrassen, Ben Ghardane ou Zarzis, le territoire tunisien laisse prédominer un sentiment d'inachevé. Nous assistons à une succession d'improbables éléments paysagers, comme l'édification de bidonvilles ou le tracé de routes sinueuses disputant la vedette à des assemblages architecturaux plus conventionnels, à des autoroutes comme celle reliant la capitale à Bizerte. Un panorama national devenu patchwork. A l'image des villas luxueuses du Grand Tunis cohabitant avec des plages de moins en moins bien entretenues depuis 2016. L'agglomération tunisoise qui offre cette vision jusqu'à Tunis intra-muros en confrontant la sérénité du quartier La Fayette au délabrement de celui de la délégation Hay Zouhour. La Tunisie disharmonieuse post-révolution commence à se figer en une nation aux inégalités amplifiées, où des villes comme Gafsa ou Jendouba (à l'infrastructure hospitalière désastreuse) respirent le désœuvrement, s'opposant à l'effervescence djerbienne ou à l'activité de la localité de Sfax.

Dix ans après la révolution, la Tunisie face à l'inertie
Cette impression de mise en jachère, accentuée par la baisse d'activité du secteur touristique vital, n'est pas que d'ordre logistique. L'espace de vie tunisien a lui aussi été accaparé par la désolation. Le vaste chantier sociétal se manifeste depuis les concours de recrutement – lorsqu'il y en a – pris d'assaut pour quelques misérables candidatures acceptées, jusqu'au défilé des vendeurs de cigarettes à la sauvette.

La précarité a pignon sur rue et même les cireurs de chaussures, alors en nette diminution depuis le début de ce siècle, réinvestissent l'espace public. Cette fragilité est perceptible selon l'appartenance à une tranche d'âge peu élevée, et une territorialité sélective, plus clivante qu'avant la Révolution du Jasmin. Le tout conduit à une microéconomie tronquée. Constat amer vécus par tous les citoyens, constatés par les détenteurs d'un commerce.

Au restaurant El Kods, en plein centre-ville de Tunis, situé symboliquement rue de la Liberté en face de la mosquée Fatha, la deuxième plus importante de la ville, les frères Lazghab (trois restaurateurs aidés de leur frère épicier) affirment remonter une pente, mais trop lente et trop ponctuelle, entravée par le coronavirus. Même constat d'atonie chez Adel Mansouri, homme fort du restaurant Semaphaur à l'entrée du souk. Chacun est contraint de s'adapter, vendeurs comme acheteurs, surtout avec la viande rouge victime de sa cherté et de ses difficultés d'acheminement.

Une dynamique de l'échec et de l'attentisme qui effraie Rania Harrabi, très active responsable de formation chez Elvi, une école de management et commerce basée à Nabeul. Les jeunes, elle les encadre fermement au quotidien. Cependant, le mauvais présage de l'exode guette : « Les jeunes doivent être conscients qu'ils constituent un potentiel de développement énorme et qu'ils doivent surmonter les obstacles à leur cohésion dans la société. »

Après cet aspect théorique introductif, l'enseignante poursuit son exposé en préconisant une initiation impérative au long terme, en encourageant à penser à l'entreprenariat. Dans le même temps, elle rappelle le statut privilégié du Cap Bon, région où elle est installée : « Le gouvernorat de Nabeul dispose d'un littoral de 180 kilomètres, il y a le tourisme balnéaire, la pêche, l'artisanat », en nous précisant que le taux de chômage est inférieur à la moyenne nationale (10 % au lieu de 16 %), d'où un taux de pauvreté plus faible, conjugué à une part d'activité agricole et industrielle. Sans compter les efforts d'instruction. Alors le Cap Bon, bon exemple pour le reste du pays du Jasmin, fleur qui y prolifère?

Alors pour un changement d'échelle, que faire ? Les problèmes persistent, se relaient ou pratiquent une intersection préjudiciable. Une installation durable est redoutée à juste titre.

La solution pour s'en sortir relève de la débrouille, de l'informel. Puis du clientélisme ayant permis l'étalement d'une corruption consacrée autrefois à une sphère plus précise vers une nébuleuse aux ramifications plus nombreuses. La démocratie est hélas un apprentissage à tous les niveaux et de la corruption aussi. Cette démocratisation va de pair avec une pratique politicienne instable. L'agora s'affirme de plus en plus comme un espace de télescopages après avoir été un espace de rencontres, de dialectique puis de monologues. Avec pour illustrations les luttes intestines au sein du Parti destourien libre (PDL).

En Tunisie, le système de gouvernance monocaméral devrait pourtant faciliter les choses. Mais il n'en est rien à cause d'un horizon politique trop mosaïqué, comme en Italie. La crise institutionnelle est bien là, avec la crise de représentativité comme avec Ennahdha tantôt plébiscité, tantôt honni quand la religion, tout comme en France, est envisagé trop promptement comme sujet polémique dans les débats. Les effets d'annonce à l'américaine ou les invectives dignes de la vie politique algérienne actuelle apparaissent.

De l'amène contestation à l'amère constatation

La Tunisie est presque au bord de la faillite. Cette instabilité décourage les investisseurs étrangers. Les jeunes tunisiens doivent être sensibilisés plus tôt aux opportunités de formation, surtout dans un pays arabe sans pétrole où chercher à prôner l'innovation serait salvateur. « Nous avons plein de matière grise et parfois nous-mêmes sommes trop fatalistes », dit Houcine Ounis, originaire de Gabès, cet ingénieur de formation qui, en l'espace de deux ans, a pu exercer en France puis à la Commission européenne à Bruxelles. La révolution numérique était-elle trop ambitieuse ? Il suffira juste de la recentrer, avec les nouvelles technologies porteuses d'espoirs et peut-être cette fois-ci non porteuse d'échecs à venir.

La Tunisie stagne, à l'image de l'inertie de son appareil politique régi par un président dont le mutisme inquiétant fait penser à une forme moderne de Ponce Pilate. L'arène politique se perd en palabres interminables, en tiraillements entre laïcs et conservateurs, attisés par le regard de médias étrangers pas souvent complaisants.

Dix ans après la révolution, la Tunisie face à l'inertie
La vie économique se place le plus couramment sur l'itinéraire affairiste, Daech ayant déjà joué les recruteurs, la proximité de la Libye où règne le chaos n'arrangeant rien.

Pour lutter contre le chômage endémique, la corruption la vraie classe politique tunisienne aura à veiller sur une organisation plus équitable du territoire. Le prochain défi sera de s'occuper des jeunes actifs, avec formation, information, apprentissage accentué des langues vivantes et propositions concrètes d'emploi. Domaines politique et économiques seront donc étroitement et dangereusement liés. Au lieu de se contenter de penser au quotidien, ce seront les urgences macroéconomiques qu'il faudra satisfaire.

Pour résumer le moral national, le paysage audiovisuel traduit cet état de transition, notamment dans le domaine musical où la bonne humeur de Tlili Gafsi, Abderrazag El Khliou, Lotfi Bouchnak, Cheba Ibtissem puis a laissé la place à la perplexité de Bendir Man, de Neshez. Lorsque l'on observe le vidéoclip de Mustapha Dallegi, « Bottiya », le tunisien actuel semble comme le chanteur en question suivant la jeune figurante du clip : en train de suivre un parcours fléché pour comprendre le mode d'emploi. Ce sera peut-être l'art plus que le divertissement qui aura le dernier mot pour mettre en relief la créativité pour l'instant ascendante quoique inorganisée du pays, et ce mot de la fin la cinéaste Awatef Ridene, réalisatrice du récent long métrage « Maddalena » l'exprime ainsi : « Il y a des porteurs d'espoir mais, actuellement, le cinéma est leur pourvoyeur d'oxygène. »

*****
Gianguglielmo Lozato est professeur d'italien et auteur de recherches universitaires sur le football italien en tant que phénomène de société. Il est auteur de l'essai Italie et Tunisie entre miroir réfléchissant et miroir déformant (Editions Saint Honoré, 2021).




SOUTENEZ UNE PRESSE INDÉPENDANTE PAR UN DON DÉFISCALISÉ !