La rentrée des classes est de nouveau sous le feu des médias avec, entre autres, l’interdiction du port de l’abaya à l’école. Des chiffres sont avancés, les atteintes à la laïcité seraient sur une pente exponentielle, le danger de l’islam politique serait à l’intérieur des établissements scolaires tout comme il aurait déjà gangréné une partie des institutions du pays.
Derrière les discours médiatiques, il est toujours difficile pour le grand public de prendre du recul face à ce qu’on leur martèle sur les écrans : combien de filles sont finalement concernées ? Et d’établissements ? Quels types de robes sont visées, à partir de quelle amplitude ? Quel(s) comportement(s) associés au vêtement lui donnent-ils un caractère religieux par destination ? Quelle dimension politique les élèves donnent-ils à ce vêtement ? Puisée à quelle(s) source(s), auprès de quelle(s) figure(s) d’autorité ? Qu’est-ce qui qualifie la réalité d’une atteinte à la laïcité si l’on demeure dans le cadre strict de la loi du 15 mars 2004 ?
Cela fait déjà pas mal de questions, et la quasi-totalité des chercheur-e-s qui développent un discours uniquement à charge contre l’islamité visible sont des politistes qui n’ont aucune spécialisation en sociologie des religions. Ils confortent et alimentent les injonctions prescriptives sur l’islamité acceptable et la définition, par le politique, de ce qui relève de la norme islamique en France. Se rajoute à cela la comparaison récurrente de la France et de l’Algérie de la décennie noire, avec la panoplie des anecdotes personnelles que les acteurs médiatiques d’origine algérienne nous ressassent pour prouver que la France serait en passe de tomber entre les mains des islamistes et que les jeunes seraient endoctrinés par les salafistes et les islamistes sévissant sur TikTok.
Le fondement même de la démarche compréhensive telle qu’on l’apprend sur les bancs des facultés de sociologie consiste pourtant à se décentrer de son propre jugement pour mettre à jour les univers de représentation et les systèmes d’attitudes des personnes enquêtées. C’est la base, le b.a-ba de toute la démarche qui permet de mettre à jour ce qui se joue dans les interactions entre les individus et les groupes. Des études sur le rapport au religieux chez les musulmans existent pourtant, des chercheur-e-s poursuivent un long travail de terrain, à l’écart du feu médiatique et du prisme politiste qui gangrène tous les débats sur l’islam français. Ces recherches contrastent fortement avec l’image de jeunes endoctrinés et qui seraient les vecteurs de l’entrisme islamiste et salafiste dans les espaces publics de l’État ou de la vie sociale. Ce qui se noue et se joue dans les représentations et les interactions est toujours plus complexe que ce qu’on en dit dans le temps de l’immédiateté politique et médiatique.
Derrière les discours médiatiques, il est toujours difficile pour le grand public de prendre du recul face à ce qu’on leur martèle sur les écrans : combien de filles sont finalement concernées ? Et d’établissements ? Quels types de robes sont visées, à partir de quelle amplitude ? Quel(s) comportement(s) associés au vêtement lui donnent-ils un caractère religieux par destination ? Quelle dimension politique les élèves donnent-ils à ce vêtement ? Puisée à quelle(s) source(s), auprès de quelle(s) figure(s) d’autorité ? Qu’est-ce qui qualifie la réalité d’une atteinte à la laïcité si l’on demeure dans le cadre strict de la loi du 15 mars 2004 ?
Cela fait déjà pas mal de questions, et la quasi-totalité des chercheur-e-s qui développent un discours uniquement à charge contre l’islamité visible sont des politistes qui n’ont aucune spécialisation en sociologie des religions. Ils confortent et alimentent les injonctions prescriptives sur l’islamité acceptable et la définition, par le politique, de ce qui relève de la norme islamique en France. Se rajoute à cela la comparaison récurrente de la France et de l’Algérie de la décennie noire, avec la panoplie des anecdotes personnelles que les acteurs médiatiques d’origine algérienne nous ressassent pour prouver que la France serait en passe de tomber entre les mains des islamistes et que les jeunes seraient endoctrinés par les salafistes et les islamistes sévissant sur TikTok.
Le fondement même de la démarche compréhensive telle qu’on l’apprend sur les bancs des facultés de sociologie consiste pourtant à se décentrer de son propre jugement pour mettre à jour les univers de représentation et les systèmes d’attitudes des personnes enquêtées. C’est la base, le b.a-ba de toute la démarche qui permet de mettre à jour ce qui se joue dans les interactions entre les individus et les groupes. Des études sur le rapport au religieux chez les musulmans existent pourtant, des chercheur-e-s poursuivent un long travail de terrain, à l’écart du feu médiatique et du prisme politiste qui gangrène tous les débats sur l’islam français. Ces recherches contrastent fortement avec l’image de jeunes endoctrinés et qui seraient les vecteurs de l’entrisme islamiste et salafiste dans les espaces publics de l’État ou de la vie sociale. Ce qui se noue et se joue dans les représentations et les interactions est toujours plus complexe que ce qu’on en dit dans le temps de l’immédiateté politique et médiatique.
La dimension répressive est en passe de prendre le pas sur le bon sens
Aussi, les récentes études sur le rapport des jeunes à la religion indiquent que les adolescents sont plus ouverts sur les questions spirituelles et religieuses que leurs ainés. On peut y voir une manière, chez eux, de compenser la perte de sens et de confiance qu’ils ont dans l’avenir. L’anxiété constitue en effet une réalité chez les jeunes dont un sur cinq souffre ou a souffert de dépression. Tout cela devrait nous questionner sur la posture éducative des adultes. Malheureusement, il semble bien que la dimension répressive est en passe de prendre le pas sur le bon sens.
Dans le domaine du rapport à l’autorité chez les jeunes, nous disposons pourtant de nombreuses études, conduites depuis des dizaines d’années, et dont les dernières en date affirment deux choses. La première est celle de la persistance de la demande d’autorité des jeunes, loin des poncifs sur les générations révoltées. La deuxième réside dans la crise de confiance des jeunes vis-à-vis de l’autorité des adultes ; là où on la pose, de notre point de vue, comme une donnée en soi – les jeunes doivent respecter les aînés pour ce qu’ils sont et la fonction qu’ils exercent – ils manifestent de leur côté l’exigence de réciprocité dans l’exemplarité, ce qui est plutôt salutaire. Sur ce plan, la crise d’autorité qui nous est constamment rabâchée est avant tout le problème des adultes, bien au-delà des erreurs, des fautes et des transgressions que peuvent commettre les jeunes. Cette autorité, les adolescents la mettent à l’épreuve, à leur manière, avec les ressources dont ils disposent. Quoi de plus normal dans cette période de leur vie ?
En face, on propose désormais de passer à la vitesse supérieure en termes de répression sous couvert qu’une partie de ces ados constitueraient de nouvelles légions d’une cinquième colonne en passe de prendre les rênes du pouvoir. C’est vraiment là le signe d’une rupture, celle d’adultes devenus sourds et incapables de dialoguer avec les plus jeunes. Là où ces derniers ont besoin d’écoute, d’accompagnement et surtout de confiance, on leur oppose toujours plus d’injonctions et d’adhésion à des symboles, censés représenter la nation, dignes d’un ésotérisme religieux opaque.
Dans le domaine du rapport à l’autorité chez les jeunes, nous disposons pourtant de nombreuses études, conduites depuis des dizaines d’années, et dont les dernières en date affirment deux choses. La première est celle de la persistance de la demande d’autorité des jeunes, loin des poncifs sur les générations révoltées. La deuxième réside dans la crise de confiance des jeunes vis-à-vis de l’autorité des adultes ; là où on la pose, de notre point de vue, comme une donnée en soi – les jeunes doivent respecter les aînés pour ce qu’ils sont et la fonction qu’ils exercent – ils manifestent de leur côté l’exigence de réciprocité dans l’exemplarité, ce qui est plutôt salutaire. Sur ce plan, la crise d’autorité qui nous est constamment rabâchée est avant tout le problème des adultes, bien au-delà des erreurs, des fautes et des transgressions que peuvent commettre les jeunes. Cette autorité, les adolescents la mettent à l’épreuve, à leur manière, avec les ressources dont ils disposent. Quoi de plus normal dans cette période de leur vie ?
En face, on propose désormais de passer à la vitesse supérieure en termes de répression sous couvert qu’une partie de ces ados constitueraient de nouvelles légions d’une cinquième colonne en passe de prendre les rênes du pouvoir. C’est vraiment là le signe d’une rupture, celle d’adultes devenus sourds et incapables de dialoguer avec les plus jeunes. Là où ces derniers ont besoin d’écoute, d’accompagnement et surtout de confiance, on leur oppose toujours plus d’injonctions et d’adhésion à des symboles, censés représenter la nation, dignes d’un ésotérisme religieux opaque.
Nous sommes en passe de faire payer aux élèves un lourd tribut sur l’autel des lubies adultes
En ce qui concerne les atteintes supposées à la laïcité, toute chose peut devenir religieuse par destination. En voici quelques exemples, au-delà du simple vêtement. Lorsque Pierre et Mohamed, âgés de 15 ans, décideront de lancer une petite mode de la barbichette qui contaminera leurs camarades de classe, qui sera convoqué par la direction de l’établissement pour prouver que sa barbe n’est pas portée pour des raisons religieuses ?
Dans le monde des adultes, la volonté de neutraliser l’expression des convictions religieuses est déjà en marche, il existe déjà plusieurs jurisprudences de tribunaux qui ont eu à trancher la question de la barbe en milieu professionnel. Curieusement, la pratique du Ramadan chez les élèves échappe encore au catalogue des interdits inscrits sur la liste des atteintes à la laïcité. Pourtant, il s’agit bien d’une manifestation d’appartenance religieuse particulièrement ostensible qui a donné, elle aussi, matière à controverse dans le monde des adultes.
C’était le cas lorsque des animateurs de centres de loisirs et de colonies de vacances, observant le jeûne, avaient été démis de leurs fonctions par leur direction sous le double prétexte qu’ils ne seraient pas en pleine capacité d’accompagner correctement les enfants et qu’ils exerceraient, de fait, une pression sur les enfants musulmans pour qu’ils observent eux aussi le jeûne. À chaque fois, les municipalités ont vite fait de se rétracter devant le néant juridique qui se profilait à l’horizon.
De même, un musulman observant a l’habitude d’entrer dans une pièce du pied droit et de la quitter du pied gauche ; à partir du moment où cela est récurrent et visible, c’est potentiellement une manifestation religieuse ostensible. Ce même musulman mange toujours de la main droite, c’est une recommandation religieuse, même s’il est gaucher et, quand il boit de l’eau, il s’assoit s’il peut et il commence par trois gorgées pour humidifier l’œsophage, en prononçant discrètement bismillah, au nom de Dieu.
Imaginons la situation où un professeur voit subitement un groupe d’élèves adopter un comportement spécifique, un geste particulier dans la façon de boire. Va-t-il remonter la situation à sa direction ? Lequel, de Pierre ou de Mohamed, sera convoqué chez le ou la CPE ? Va-t-on interdire certaines positions corporelles ou certains gestes dans la façon de boire sous prétexte que ce serait un geste religieux ? Une bouteille d’eau sera-t-elle considérée comme un signe religieux par destination ? Quid des islamistes dans cette histoire ? Où se cachent-ils ? L’imam de la mosquée, qui enseigne les préceptes du bon comportement religieux musulman depuis des années aux fidèles, sera-t-il expulsable ? Est-il finalement un islamiste caché à l’insu de son plein gré ?
Nous sommes entrés sur un terrain glissant qui risque de confiner à une hystérie collective. Nous sommes en passe de faire payer aux élèves un lourd tribut sur l’autel des lubies adultes. Aussi, il faut bien comprendre comment les choses se passent sur le terrain. Un petit exemple parmi des dizaines sera très explicite à ce propos : dans un lycée professionnel du Nord de la France, au cours de l’année scolaire écoulée, deux élèves entrent en classe en portant chacune une robe T-shirt H&M, l’une grise et l’autre blanche. L’enseignante signale leur tenue aux CPE qui demandent aux élèves, devant leurs camarades, d’ôter leur robe sous peine d’être renvoyées chez elles. Les filles n’ayant pas de tenue de rechange – excusons du peu – elles ont donc été renvoyées chez elles après un appel téléphonique passé aux parents. L’argument avancé par les CPE résidait dans le fait que ces robes constituaient un signe religieux et culturel (sic), non républicain, au vu de sa longueur, de son amplitude et de sa couleur unie : « S’il y avait eu des motifs sur la robe, on aurait estimé que ce n’était pas religieux. »
Aucune question n’a été posée aux filles, il s’agissait d’une injonction pure et simple en direction de deux élèves considérées comme musulmanes sur la base de leur apparence réelle ou supposée à l’islam en fonction de leur nom et/ou de leur apparence physique. Dans la loi commune, cela s’appelle une discrimination sur la base de l’appartenance réelle ou supposée à une religion, une ethnie ou une nation. On laisse donc maintenant la subjectivité du personnel de l’établissement déterminer, d’une façon unilatérale, ce qui relève du religieux, indépendamment de ce qu’affirme ou pas l’élève. Les adultes se perdent un peu trop souvent en enfantillages dignes d’une cour de récréation. Mais l’imagination des ados aura toujours une longueur d’avance et c’est tant mieux !
*****
Omero Marongiu-Perria est sociologue et spécialiste de l'islam français. Il a co-écrit « Qu’est-ce qu’un islam libéral ? » (Atlande, mai 2023).
Lire aussi :
L’abaya et ses impensés
Interdiction des abayas : un lycée en grève contre une « politique islamophobe » qui voile les véritables problèmes de l'école
Interdiction des abayas et qamis : ce que dit la note de service de l'Education nationale
Abayas à l'école : les limites juridiques d'une interdiction générale qui dérange
Interdiction de l'abaya à l'école : le CFCM craint « un précédent grave, dangereux et discriminatoire »
Abayas et qamis à l’école : « Une nouvelle réglementation serait un aveu d’impuissance des pouvoirs publics »
C’était le cas lorsque des animateurs de centres de loisirs et de colonies de vacances, observant le jeûne, avaient été démis de leurs fonctions par leur direction sous le double prétexte qu’ils ne seraient pas en pleine capacité d’accompagner correctement les enfants et qu’ils exerceraient, de fait, une pression sur les enfants musulmans pour qu’ils observent eux aussi le jeûne. À chaque fois, les municipalités ont vite fait de se rétracter devant le néant juridique qui se profilait à l’horizon.
De même, un musulman observant a l’habitude d’entrer dans une pièce du pied droit et de la quitter du pied gauche ; à partir du moment où cela est récurrent et visible, c’est potentiellement une manifestation religieuse ostensible. Ce même musulman mange toujours de la main droite, c’est une recommandation religieuse, même s’il est gaucher et, quand il boit de l’eau, il s’assoit s’il peut et il commence par trois gorgées pour humidifier l’œsophage, en prononçant discrètement bismillah, au nom de Dieu.
Imaginons la situation où un professeur voit subitement un groupe d’élèves adopter un comportement spécifique, un geste particulier dans la façon de boire. Va-t-il remonter la situation à sa direction ? Lequel, de Pierre ou de Mohamed, sera convoqué chez le ou la CPE ? Va-t-on interdire certaines positions corporelles ou certains gestes dans la façon de boire sous prétexte que ce serait un geste religieux ? Une bouteille d’eau sera-t-elle considérée comme un signe religieux par destination ? Quid des islamistes dans cette histoire ? Où se cachent-ils ? L’imam de la mosquée, qui enseigne les préceptes du bon comportement religieux musulman depuis des années aux fidèles, sera-t-il expulsable ? Est-il finalement un islamiste caché à l’insu de son plein gré ?
Nous sommes entrés sur un terrain glissant qui risque de confiner à une hystérie collective. Nous sommes en passe de faire payer aux élèves un lourd tribut sur l’autel des lubies adultes. Aussi, il faut bien comprendre comment les choses se passent sur le terrain. Un petit exemple parmi des dizaines sera très explicite à ce propos : dans un lycée professionnel du Nord de la France, au cours de l’année scolaire écoulée, deux élèves entrent en classe en portant chacune une robe T-shirt H&M, l’une grise et l’autre blanche. L’enseignante signale leur tenue aux CPE qui demandent aux élèves, devant leurs camarades, d’ôter leur robe sous peine d’être renvoyées chez elles. Les filles n’ayant pas de tenue de rechange – excusons du peu – elles ont donc été renvoyées chez elles après un appel téléphonique passé aux parents. L’argument avancé par les CPE résidait dans le fait que ces robes constituaient un signe religieux et culturel (sic), non républicain, au vu de sa longueur, de son amplitude et de sa couleur unie : « S’il y avait eu des motifs sur la robe, on aurait estimé que ce n’était pas religieux. »
Aucune question n’a été posée aux filles, il s’agissait d’une injonction pure et simple en direction de deux élèves considérées comme musulmanes sur la base de leur apparence réelle ou supposée à l’islam en fonction de leur nom et/ou de leur apparence physique. Dans la loi commune, cela s’appelle une discrimination sur la base de l’appartenance réelle ou supposée à une religion, une ethnie ou une nation. On laisse donc maintenant la subjectivité du personnel de l’établissement déterminer, d’une façon unilatérale, ce qui relève du religieux, indépendamment de ce qu’affirme ou pas l’élève. Les adultes se perdent un peu trop souvent en enfantillages dignes d’une cour de récréation. Mais l’imagination des ados aura toujours une longueur d’avance et c’est tant mieux !
*****
Omero Marongiu-Perria est sociologue et spécialiste de l'islam français. Il a co-écrit « Qu’est-ce qu’un islam libéral ? » (Atlande, mai 2023).
Lire aussi :
L’abaya et ses impensés
Interdiction des abayas : un lycée en grève contre une « politique islamophobe » qui voile les véritables problèmes de l'école
Interdiction des abayas et qamis : ce que dit la note de service de l'Education nationale
Abayas à l'école : les limites juridiques d'une interdiction générale qui dérange
Interdiction de l'abaya à l'école : le CFCM craint « un précédent grave, dangereux et discriminatoire »
Abayas et qamis à l’école : « Une nouvelle réglementation serait un aveu d’impuissance des pouvoirs publics »