Présentation de l'éditeur
Un village de Justes où l'installation d'un entrepreneur prénommé Yassine déclenche les pires rumeurs, jusqu'à un incendie ; une fanfare étudiante où Jonas, appelé « le Juif », est sommé de « bouffer » un cœur de porc ; une mère rom accusée à tort de frapper son enfant ; deux jeunes hommes noirs lynchés lors d’une fête de village…
À travers une sélection d'histoires singulières, ce livre donne la parole aux victimes de racisme, invisibilisées et toujours assignées à la « discrétion ». Toutes décrivent à quel point le racisme, l'antisémitisme et l'islamophobie se diffusent dans la société, percutent les corps, s'immiscent dans les quotidiens, fragilisent les intimités. Quels circuits cette haine a-t-elle empruntés ? Où sont les responsabilités politiques ? Et pour chaque agression, chaque insulte, comment la justice réagit-elle ?
Ces enquêtes, publiées initialement dans la série de Mediapart « Chroniques de la haine ordinaire », sont suivies d’entretiens inédits avec des spécialistes (sociologues, historien·nes, etc.) qui éclairent la mécanique raciste et donnent des pistes pour la combattre. Dix journalistes et collaborateurs réguliers de Mediapart signent cet ouvrage sous la direction de Mathilde Mathieu, responsable du service Société.
À travers une sélection d'histoires singulières, ce livre donne la parole aux victimes de racisme, invisibilisées et toujours assignées à la « discrétion ». Toutes décrivent à quel point le racisme, l'antisémitisme et l'islamophobie se diffusent dans la société, percutent les corps, s'immiscent dans les quotidiens, fragilisent les intimités. Quels circuits cette haine a-t-elle empruntés ? Où sont les responsabilités politiques ? Et pour chaque agression, chaque insulte, comment la justice réagit-elle ?
Ces enquêtes, publiées initialement dans la série de Mediapart « Chroniques de la haine ordinaire », sont suivies d’entretiens inédits avec des spécialistes (sociologues, historien·nes, etc.) qui éclairent la mécanique raciste et donnent des pistes pour la combattre. Dix journalistes et collaborateurs réguliers de Mediapart signent cet ouvrage sous la direction de Mathilde Mathieu, responsable du service Société.
Extraits tirés de l'avant-propos du livre
Qui connaît ce chiffre ? En France, plus d’un million de personnes par an sont victimes d’actes racistes, qu’il s’agisse de violences ou d’injures, de menaces ou de discriminations. Chaque mois, 100 000 vies sont visées en raison d’une prétendue race, d’une origine réelle ou supposée, d’une religion affichée ou non. Ce vent mauvais n’a pas été mesuré au doigt mouillé, mais grâce à une vaste enquête de « victimation » menée par l’Insee en partenariat avec la justice et la police nationale, peu suspectes d’exagération. Mais si le racisme fait plus d’un million de victimes, où sont passées les masses de témoignages ? les récits de vies détruites, entravées, abîmées ? les visages ?
Dans les grands médias, ces voix sont tout simplement étouffées : au mieux, leurs histoires indiffèrent ; au pire, elles incommodent ; de plus en plus, elles sont niées et délégitimées, notamment sur les chaînes de Vincent Bolloré. L’animateur Cyril Hanouna peut bien inviter des femmes voilées ou des « Gitans » dans son émission, c’est pour mieux jeter leur vécu en pâture et le passer à la moulinette des préjugés les plus crasses, dont l’expression décomplexée est organisée en direct live.
À cet égard, la dernière campagne présidentielle a été un désastre. Si la parole des minorités est corsetée depuis longtemps déjà, celle des responsables d’extrême droite n’a jamais paru aussi débridée devant les caméras, avec retransmission en temps réel de leurs meetings et notabilisation en accéléré sur les plateaux télé. Cet « effet ciseau » a rendu, pendant des mois, la vision des chaînes d’information en continu insupportable à des millions de Français·es, assaillis via les écrans dans les cafés et jusque dans leur salon.
C’est dans ce contexte, alors que des sondeurs impressionnés par la poussée du candidat Zemmour se mettaient à le tester au second tour, qu’en janvier 2022 Mediapart s’est lancé dans une série de reportages, baptisée « Chroniques de la haine ordinaire ». Pendant que des médias débattaient du « sauvetage » de Juifs par Pétain, de la francisation des prénoms jugés trop « africains » ou de la prohibition du foulard sur les trottoirs, nous nous sommes efforcés d’aller à la rencontre de femmes, d’hommes et d’enfants victimes de racisme, d’antisémitisme et d’islamophobie dans leur quotidien, celui des salles de classe et des fêtes de village, des mosquées et des synagogues, des rayons H&M et des open spaces, des vestiaires et des conversations Facebook. Qu’advient-il quand le racisme « d’en haut » rencontre celui « d’en bas » ? Quels dégâts sur les corps, les intimités, les trajectoires ?
Dans ce livre, nous avons rassemblé treize récits, parmi les plus frappants recueillis au fil d’un an et demi de travail, qui racontent un empoisonnement quotidien ou un basculement soudain : ils nous emmènent par exemple dans une fête de village qui vire au lynchage de deux jeunes Noirs, simplement venus boire une bière ; dans les soirées d’une fanfare étudiante où un musicien devient « le Juif » ; dans un magasin où une vendeuse est chassée par une vieille dame qui veut lui arracher son voile ; dans l’album photo d’une artiste franco-mongole qui voulait avoir l’air la plus blanche possible ; dans un « village de Justes » qui a jadis sauvé des Juifs, mais où l’installation d’un entrepreneur prénommé Yassine déclenche les pires rumeurs, jusqu’à un incendie…
Pour chaque histoire ou presque, il a fallu convaincre les victimes de nous parler. À quoi bon raconter ? Aucune, quasiment, n’avait déposé plainte, toutes s’astreignaient au maximum de discrétion par peur des conséquences, sinon des représailles, pour « ne pas mettre de l’huile sur le feu », pour tenter simplement « d’oublier » et « passer à autre chose ». Sans doute parce que cette assignation au silence est une seconde violence, elles ont finalement accepté de se confier et de révéler l’étendue de leurs blessures, pas toujours physiques : préjudices financiers, isolement, dépression, chômage et, pour une mère rom accusée à tort de maltraitances, le placement en foyer du bébé qu’elle allaitait. Le racisme, au fond, est toujours un processus de dés humanisation – Éric Zemmour n’a-t-il pas déclaré en février 2023 : « Les robots, (c’est) mieux que les étrangers » ?
Dans les grands médias, ces voix sont tout simplement étouffées : au mieux, leurs histoires indiffèrent ; au pire, elles incommodent ; de plus en plus, elles sont niées et délégitimées, notamment sur les chaînes de Vincent Bolloré. L’animateur Cyril Hanouna peut bien inviter des femmes voilées ou des « Gitans » dans son émission, c’est pour mieux jeter leur vécu en pâture et le passer à la moulinette des préjugés les plus crasses, dont l’expression décomplexée est organisée en direct live.
À cet égard, la dernière campagne présidentielle a été un désastre. Si la parole des minorités est corsetée depuis longtemps déjà, celle des responsables d’extrême droite n’a jamais paru aussi débridée devant les caméras, avec retransmission en temps réel de leurs meetings et notabilisation en accéléré sur les plateaux télé. Cet « effet ciseau » a rendu, pendant des mois, la vision des chaînes d’information en continu insupportable à des millions de Français·es, assaillis via les écrans dans les cafés et jusque dans leur salon.
C’est dans ce contexte, alors que des sondeurs impressionnés par la poussée du candidat Zemmour se mettaient à le tester au second tour, qu’en janvier 2022 Mediapart s’est lancé dans une série de reportages, baptisée « Chroniques de la haine ordinaire ». Pendant que des médias débattaient du « sauvetage » de Juifs par Pétain, de la francisation des prénoms jugés trop « africains » ou de la prohibition du foulard sur les trottoirs, nous nous sommes efforcés d’aller à la rencontre de femmes, d’hommes et d’enfants victimes de racisme, d’antisémitisme et d’islamophobie dans leur quotidien, celui des salles de classe et des fêtes de village, des mosquées et des synagogues, des rayons H&M et des open spaces, des vestiaires et des conversations Facebook. Qu’advient-il quand le racisme « d’en haut » rencontre celui « d’en bas » ? Quels dégâts sur les corps, les intimités, les trajectoires ?
Dans ce livre, nous avons rassemblé treize récits, parmi les plus frappants recueillis au fil d’un an et demi de travail, qui racontent un empoisonnement quotidien ou un basculement soudain : ils nous emmènent par exemple dans une fête de village qui vire au lynchage de deux jeunes Noirs, simplement venus boire une bière ; dans les soirées d’une fanfare étudiante où un musicien devient « le Juif » ; dans un magasin où une vendeuse est chassée par une vieille dame qui veut lui arracher son voile ; dans l’album photo d’une artiste franco-mongole qui voulait avoir l’air la plus blanche possible ; dans un « village de Justes » qui a jadis sauvé des Juifs, mais où l’installation d’un entrepreneur prénommé Yassine déclenche les pires rumeurs, jusqu’à un incendie…
Pour chaque histoire ou presque, il a fallu convaincre les victimes de nous parler. À quoi bon raconter ? Aucune, quasiment, n’avait déposé plainte, toutes s’astreignaient au maximum de discrétion par peur des conséquences, sinon des représailles, pour « ne pas mettre de l’huile sur le feu », pour tenter simplement « d’oublier » et « passer à autre chose ». Sans doute parce que cette assignation au silence est une seconde violence, elles ont finalement accepté de se confier et de révéler l’étendue de leurs blessures, pas toujours physiques : préjudices financiers, isolement, dépression, chômage et, pour une mère rom accusée à tort de maltraitances, le placement en foyer du bébé qu’elle allaitait. Le racisme, au fond, est toujours un processus de dés humanisation – Éric Zemmour n’a-t-il pas déclaré en février 2023 : « Les robots, (c’est) mieux que les étrangers » ?
Avec ce livre, il s’agit donc de participer à rendre toute leur dignité aux intéressé·es, si souvent accusé·es de « pleurnicher », d’« étaler leurs souffrances » : de « jouer les victimes », en résumé. Il s’agit aussi de répliquer pied à pied, témoignage après témoignage, à tous ceux qui, à l’image de Renaud Camus, théoricien du concept raciste de « grand remplacement », se moquent de la discrimination « ennemie suprême » de l’époque, « devenue le crime entre les crimes ». Une assertion ridicule au regard des statistiques judiciaires : pas même 1 000 condamnations prononcées en 2021 pour des infractions « à caractère raciste » ou « commises avec la circonstance aggravante de racisme ». Il s’agit, enfin, de répondre à ceux, moins mal intentionnés peutêtre, qui voudraient encore cantonner ces violences à la rubrique « faits divers », leur déniant tout caractère systémique.
Pour accompagner ces témoignages, nous donnons la parole, dans des entretiens inédits, à treize « experts », historien·nes ou sociologues, chercheurs et chercheuses en sciences politiques ou de l’éducation. Non pour analyser en surplomb des « cas » qui leur seraient soumis – il n’y aurait rien de pire que de jouer les entomologistes –, mais pour inscrire ces récits particuliers dans l’histoire longue de l’antisémitisme, de la laïcité, de la colonisation ou de l’esclavage ; pour décrypter la manière dont l’école, les ministères de l’Intérieur ou de la Justice non seulement négligent le traitement des discriminations (se contentant de « l’écume »), mais contribuent dans une certaine mesure à reproduire impensés coloniaux et racisme ; pour pointer des responsabilités politiques et interpeller les gauches
Car la situation est officiellement « alarmante », pour reprendre le diagnostic posé en juillet 2022 par l’institution chargée de conseiller le gouvernement sur « la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie ». (…) Une bonne nouvelle s’est en apparence glissée dans (son dernier) rapport : l’« indice de la tolérance », qui mesure depuis 1990 l’évolution des préjugés à l’encontre des minorités dans l’opinion, ne s’effondre pas – la tendance serait même à une légère amélioration. Pour la CNCDH, néanmoins, cette progression globale ne doit pas occulter le fait que l’expression des préjugés « se renouvelle, se diversifie, voire s’intensifie (dans certains contextes) », à l’antenne « de grands médias » notamment, où ils sont « complaisamment » étalés. Et « cette dynamique médiatique », s’alarme l’institution, « s’alimente de plus en plus fréquemment à la sphère politique ».
En effet, entre le lancement des « Chroniques de la haine ordinaire » sur Mediapart et la sortie de ce livre, la facilité et la rapidité avec lesquelles les idées xénophobes ont pris leurs quartiers et leurs aises dans la sphère institutionnelle sont impressionnantes – et, pour tout dire, glaçantes. Non seulement Marine Le Pen a rassemblé 41,45 % des suffrages exprimés au second tour de la présidentielle (soit 13,3 millions de bulletins, presque 8 millions de plus que son père en 2002), mais 89 député·es du RN ont fait leur entrée sous les ors du Palais-Bourbon sans qu’aucune digue – ou presque – ne soit dressée par la majorité présidentielle pour éviter qu’ils s’y déploient en « majesté ».
Lire aussi : A l'Assemblée nationale, la droite républicaine et la majorité présidentielle font la courte échelle au RN
Ainsi respectabilisée, Marine Le Pen peut désormais se payer le luxe de laisser à d’autres le soin de débattre du « grand remplacement » et des moyens de le stopper. (…) Ainsi, en France, des cibles sont accrochées aux dos des Noirs, des « Arabes », des musulmans, des sans-papiers, qu’il s’agisse – avec un degré de violence plus ou moins assumée – de les assimiler ou d’organiser leur « remigration ». Dans d’autres pays, cette idéologie délétère a viré au terrorisme, comme à Christchurch (Nouvelle-Zélande) ou à Buffalo (États-Unis). Mais déjà, la France est arrivée au stade où une campagne de harcèlement organisée par le parti d’Éric Zemmour, des militants RN et des groupuscules fascisants peut contraindre les élus du bourg breton de Callac souhaitant accueillir des réfugiés à reculer, en janvier 2023, sous les menaces de mort et les remugles antisémites. Pour ces extrémistes, c’était « la mère des batailles » qui se jouait, et ils l’ont remportée dans l’indifférence générale, sans que les ministres de l’Intérieur ou de la Justice ne posent le moindre mot sur cette catastrophe – qui en annonce d’autres.
« Oser nommer la réalité de la haine », c’est pourtant l’une des priorités revendiquées du « plan national de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations liées à l’origine », présenté en janvier 2023 par la Première ministre. Outre que le fond est indigent (pas une ligne sur les contrôles au faciès, par exemple), une absence saute aux yeux : le terme « islamophobie » n’est nullement au programme, cette haine-là ne se « nomme » toujours pas. Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur, se contente d’ailleurs du service minimum en cas d’actes anti-musulmans. En 2019, déjà, son prédécesseur n’avait pas jugé bon de se rendre à Bayonne après qu’un tireur, qui accusait Macron de « non-assistance à peuple en danger » (les Français), avait tenté d’incendier la mosquée et gravement blessé deux fidèles : Christophe Castaner s’était contenté de condamner des « faits commis à la mosquée », sans faire mention d’attentat ou d’acte islamophobe.
En réalité, si des dizaines de mosquées ont été visées ces deux dernières années (incendies, tags néonazis, etc.), à l’image de celle de Flers où nous emmène ce livre, c’est aussi que l’exécutif a inauguré en 2020 une ère du soupçon permanent avec son offensive « anti-séparatiste » et sa communication stigmatisante. En la matière, Gérald Darmanin n’a plus grand-chose à envier à Marine Le Pen quand il ose, interrogé sur l’islamisme radical, lui reprocher d’être « quasiment dans la mollesse ».
Ainsi, de plus en plus en France, le racisme est un crime ordinaire qui se commet « en réunion », sans que les responsables de gauche qui s’autorisent à discutailler des pires sujets sur les télés Bolloré avec les porte-voix de l’extrême droite ne mesurent bien l’ampleur du risque politique qu’ils nous font prendre et du dégoût engendré chez les victimes.
Le pire ? Lorsque celles-ci tentent de prendre la parole, de dénoncer leur sort pour mobiliser, elles se retrouvent stigmatisées par une partie toujours plus large du champ politique et intellectuel, délégitimées, accusées de « wokisme » et surtout de « racialisme », dans un « grand renversement » des valeurs impensable il y a trente ans. Le simple fait de dénoncer une « islamophobie d’État » – expression relevant de la liberté d’expression, quoi qu’on en pense – est ainsi devenu un motif de dissolution pure et simple d’associations antiracistes.
(…) Certains récits confiés à ce livre redonnent ainsi un peu d’espoir, ils ont aussi été choisis pour cela. En le composant, nous avions à l’esprit cette citation de Prévert, inscrite sur une plaque dans une rue de Bayonne, pas si loin de la mosquée attaquée : « (…) un peu partout, tout le monde s’entretue, c’est pas gai, mais d’autres s’entrevivent, j’irai les retrouver. »
Mathilde Mathieu, David Perrotin et Lou Syrah
Pour accompagner ces témoignages, nous donnons la parole, dans des entretiens inédits, à treize « experts », historien·nes ou sociologues, chercheurs et chercheuses en sciences politiques ou de l’éducation. Non pour analyser en surplomb des « cas » qui leur seraient soumis – il n’y aurait rien de pire que de jouer les entomologistes –, mais pour inscrire ces récits particuliers dans l’histoire longue de l’antisémitisme, de la laïcité, de la colonisation ou de l’esclavage ; pour décrypter la manière dont l’école, les ministères de l’Intérieur ou de la Justice non seulement négligent le traitement des discriminations (se contentant de « l’écume »), mais contribuent dans une certaine mesure à reproduire impensés coloniaux et racisme ; pour pointer des responsabilités politiques et interpeller les gauches
Car la situation est officiellement « alarmante », pour reprendre le diagnostic posé en juillet 2022 par l’institution chargée de conseiller le gouvernement sur « la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie ». (…) Une bonne nouvelle s’est en apparence glissée dans (son dernier) rapport : l’« indice de la tolérance », qui mesure depuis 1990 l’évolution des préjugés à l’encontre des minorités dans l’opinion, ne s’effondre pas – la tendance serait même à une légère amélioration. Pour la CNCDH, néanmoins, cette progression globale ne doit pas occulter le fait que l’expression des préjugés « se renouvelle, se diversifie, voire s’intensifie (dans certains contextes) », à l’antenne « de grands médias » notamment, où ils sont « complaisamment » étalés. Et « cette dynamique médiatique », s’alarme l’institution, « s’alimente de plus en plus fréquemment à la sphère politique ».
En effet, entre le lancement des « Chroniques de la haine ordinaire » sur Mediapart et la sortie de ce livre, la facilité et la rapidité avec lesquelles les idées xénophobes ont pris leurs quartiers et leurs aises dans la sphère institutionnelle sont impressionnantes – et, pour tout dire, glaçantes. Non seulement Marine Le Pen a rassemblé 41,45 % des suffrages exprimés au second tour de la présidentielle (soit 13,3 millions de bulletins, presque 8 millions de plus que son père en 2002), mais 89 député·es du RN ont fait leur entrée sous les ors du Palais-Bourbon sans qu’aucune digue – ou presque – ne soit dressée par la majorité présidentielle pour éviter qu’ils s’y déploient en « majesté ».
Lire aussi : A l'Assemblée nationale, la droite républicaine et la majorité présidentielle font la courte échelle au RN
Ainsi respectabilisée, Marine Le Pen peut désormais se payer le luxe de laisser à d’autres le soin de débattre du « grand remplacement » et des moyens de le stopper. (…) Ainsi, en France, des cibles sont accrochées aux dos des Noirs, des « Arabes », des musulmans, des sans-papiers, qu’il s’agisse – avec un degré de violence plus ou moins assumée – de les assimiler ou d’organiser leur « remigration ». Dans d’autres pays, cette idéologie délétère a viré au terrorisme, comme à Christchurch (Nouvelle-Zélande) ou à Buffalo (États-Unis). Mais déjà, la France est arrivée au stade où une campagne de harcèlement organisée par le parti d’Éric Zemmour, des militants RN et des groupuscules fascisants peut contraindre les élus du bourg breton de Callac souhaitant accueillir des réfugiés à reculer, en janvier 2023, sous les menaces de mort et les remugles antisémites. Pour ces extrémistes, c’était « la mère des batailles » qui se jouait, et ils l’ont remportée dans l’indifférence générale, sans que les ministres de l’Intérieur ou de la Justice ne posent le moindre mot sur cette catastrophe – qui en annonce d’autres.
« Oser nommer la réalité de la haine », c’est pourtant l’une des priorités revendiquées du « plan national de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations liées à l’origine », présenté en janvier 2023 par la Première ministre. Outre que le fond est indigent (pas une ligne sur les contrôles au faciès, par exemple), une absence saute aux yeux : le terme « islamophobie » n’est nullement au programme, cette haine-là ne se « nomme » toujours pas. Gérald Darmanin, le ministre de l’Intérieur, se contente d’ailleurs du service minimum en cas d’actes anti-musulmans. En 2019, déjà, son prédécesseur n’avait pas jugé bon de se rendre à Bayonne après qu’un tireur, qui accusait Macron de « non-assistance à peuple en danger » (les Français), avait tenté d’incendier la mosquée et gravement blessé deux fidèles : Christophe Castaner s’était contenté de condamner des « faits commis à la mosquée », sans faire mention d’attentat ou d’acte islamophobe.
En réalité, si des dizaines de mosquées ont été visées ces deux dernières années (incendies, tags néonazis, etc.), à l’image de celle de Flers où nous emmène ce livre, c’est aussi que l’exécutif a inauguré en 2020 une ère du soupçon permanent avec son offensive « anti-séparatiste » et sa communication stigmatisante. En la matière, Gérald Darmanin n’a plus grand-chose à envier à Marine Le Pen quand il ose, interrogé sur l’islamisme radical, lui reprocher d’être « quasiment dans la mollesse ».
Ainsi, de plus en plus en France, le racisme est un crime ordinaire qui se commet « en réunion », sans que les responsables de gauche qui s’autorisent à discutailler des pires sujets sur les télés Bolloré avec les porte-voix de l’extrême droite ne mesurent bien l’ampleur du risque politique qu’ils nous font prendre et du dégoût engendré chez les victimes.
Le pire ? Lorsque celles-ci tentent de prendre la parole, de dénoncer leur sort pour mobiliser, elles se retrouvent stigmatisées par une partie toujours plus large du champ politique et intellectuel, délégitimées, accusées de « wokisme » et surtout de « racialisme », dans un « grand renversement » des valeurs impensable il y a trente ans. Le simple fait de dénoncer une « islamophobie d’État » – expression relevant de la liberté d’expression, quoi qu’on en pense – est ainsi devenu un motif de dissolution pure et simple d’associations antiracistes.
(…) Certains récits confiés à ce livre redonnent ainsi un peu d’espoir, ils ont aussi été choisis pour cela. En le composant, nous avions à l’esprit cette citation de Prévert, inscrite sur une plaque dans une rue de Bayonne, pas si loin de la mosquée attaquée : « (…) un peu partout, tout le monde s’entretue, c’est pas gai, mais d’autres s’entrevivent, j’irai les retrouver. »
Mathilde Mathieu, David Perrotin et Lou Syrah
Sous la direction de Mathilde Mathieu, La Haine ordinaire. Des vies percutées par le racisme, Seuil, mai 2023, 192 pages, 18.90 €