© Zeynep Sude Emek
Fethullah Gülen est décédé en octobre 2024 à Saylorsburg en Pennsylvanie, où il s’était exilé volontairement en 1999. Fondateur et guide unique d’une mouvance sans équivalent ni en Turquie ni dans le monde musulman, ce prédicateur a été toute sa vie une figure polarisante. Vénéré par les uns comme un prophète, honni par les autres comme le diable, il a inspiré et forgé un vaste mouvement à la fois religieux, économique, éducatif, médiatique, longtemps et officiellement apolitique. Mais s’immiscer ainsi dans le façonnage d’une culture profonde trahit des ambitions politiques inavouées. De fait, Gülen fut bien plus qu’un guide religieux, il fut un animal politique central dans la Turquie des trente dernières années, bien que souvent tapi dans l’ombre.
Né en 1938 dans un petit village d’une province très conservatrice de Turquie, Erzurum, Fethullah Gülen s’est imposé sur la scène publique à la même époque que l’autre figure montante de l’islam politique turc, Recep Tayyip Erdogan, de 16 ans son ainé. Les deux hommes, malgré leurs divergences, nouèrent une alliance dès 2002, quand l’AKP arriva au pouvoir. À l’époque, le mouvement de Gülen était déjà une puissance économique et religieuse incontournable en Turquie. Elle s’était même exportée hors des frontières, des Balkans à l’Asie centrale, en passant par le Caucase, et se répandait déjà au-delà.
Bénéficiant de et profitant à l’alliance avec la diplomatie turque, elle constitua vite une force concurrente et menaçante, déséquilibrant le pouvoir de l’AKP, et précipitant la rupture entre les deux leaders et leurs camps respectifs. En effet, dès 2012 les germes de la division se font sentir et la guerre ouverte éclate de façon tragique dans la tentative de coup d’État de juillet de 2016. Attribué aux forces gülenistes, infiltrées dans les arcanes et appareils de coercition de l’État, le putsch non seulement échoue à destituer Erdogan, mais il le renforce et provoque une purge sans précédent visant l’élimination politique, voire physique de milliers de gülenistes. Le mouvement en ressort exsangue. Alors, la mort du guide condamne-t-elle le peu qui subsiste de ce mouvement ? Quel héritage et quelle influence laisse-t-il dans la politique et la culture turque et dans les scénarios d’évolution de la société et du pays tout entier ?
Né en 1938 dans un petit village d’une province très conservatrice de Turquie, Erzurum, Fethullah Gülen s’est imposé sur la scène publique à la même époque que l’autre figure montante de l’islam politique turc, Recep Tayyip Erdogan, de 16 ans son ainé. Les deux hommes, malgré leurs divergences, nouèrent une alliance dès 2002, quand l’AKP arriva au pouvoir. À l’époque, le mouvement de Gülen était déjà une puissance économique et religieuse incontournable en Turquie. Elle s’était même exportée hors des frontières, des Balkans à l’Asie centrale, en passant par le Caucase, et se répandait déjà au-delà.
Bénéficiant de et profitant à l’alliance avec la diplomatie turque, elle constitua vite une force concurrente et menaçante, déséquilibrant le pouvoir de l’AKP, et précipitant la rupture entre les deux leaders et leurs camps respectifs. En effet, dès 2012 les germes de la division se font sentir et la guerre ouverte éclate de façon tragique dans la tentative de coup d’État de juillet de 2016. Attribué aux forces gülenistes, infiltrées dans les arcanes et appareils de coercition de l’État, le putsch non seulement échoue à destituer Erdogan, mais il le renforce et provoque une purge sans précédent visant l’élimination politique, voire physique de milliers de gülenistes. Le mouvement en ressort exsangue. Alors, la mort du guide condamne-t-elle le peu qui subsiste de ce mouvement ? Quel héritage et quelle influence laisse-t-il dans la politique et la culture turque et dans les scénarios d’évolution de la société et du pays tout entier ?
Un mouvement structurellement et stratégiquement ambigu
Définir et surtout délimiter le mouvement de Gülen est une tâche délicate, car depuis ses débuts, discrétion et dissimulation ont articulé sa stratégie de déploiement pour échapper à la surveillance de l’État kémaliste. Le comprendre, c’est percer à jour le personnage et la personnalité centrale de son fondateur. Simple imam fonctionnaire de la Diyanet, structure officielle de gestion de l’islam en Turquie, l’homme petit à petit mobilisa autour de lui un cercle de disciples à travers tout le pays. Le contexte économico-politique favorable facilita la constitution d’un premier réseau multisectoriel.
La décennie 1980 menant la Turquie sur une voie ultra libérale permit en effet aux divers courants de l’islam de se développer dans la sphère économique, et le mouvement de Gülen privilégia alors la sphère éducative. Ce faisant, il gagna la confiance populaire et la reconnaissance dans les milieux conservateurs anatoliens, avides d’offrir une meilleure perspective à leurs enfants. Ainsi, le mouvement se structura autour de milliers de fondations éducatives de toutes sortes, par le biais desquelles il forma des milliers de disciples et engrangea beaucoup d’argent, carburants nécessaires au moteur de la nouvelle Turquie libérale. Rapidement, tout en passant sous les radars de la vigilance kémaliste, ce simple cercle islamique éducatif se métamorphosa en une nébuleuse de sympathisants et entreprises dévouées à la propagation des idées du maître à travers toute la Turquie.
Débordant la sphère éducative, le mouvement essaima dans le milieu économique, mais aussi dans celui des médias, lorsque des journaux, chaînes de télévision et radios irriguèrent le pays de la pensée de Gülen. Être un homme d’affaire güleniste à l’époque, signifiait investir et s’enrichir, en Turquie et ailleurs, en s’inspirant et en mettant en œuvre les idées de Gülen. Mais quelles sont-elles ? En quoi le petit imam d’Erzurum se distinguait-t-il des guides religieux conservateurs pour gagner autant les consciences ?
La singularité de Fethullah Gülen relève d’un sens aigu et idiosyncratique d’adaptation aux mouvements conjoncturels du monde pour allier islam, nationalisme turc, modernisme et libéralisme. Il théorisa une idéologie islamique, à la fois nostalgique d’une grandeur ottomane idéalisée, et floue vis-à-vis du politique. Officiellement apolitique et non-partisan, Gülen s’affichait cependant régulièrement aux côtés des principales figures politiques du pays. Ces dernières avaient compris l’importance et l’intérêt d’entretenir de bonnes relations avec lui, conscients de son influence et de la portée de ses réseaux médiatiques, mais aussi certainement attirés par sa pensée ambitionnant de concilier islam et démocratie, et prônant – par stratégie ou en toute sincérité ? – paix, tolérance et harmonie dans le pays et dans le monde. Mais de tous les hommes politiques turcs, seul Erdogan conclut une alliance avec le maître jusqu’à en faire un partenaire privilégié pour diriger le pays à partir de 2002. Sur quoi se fondait cette alliance, et quelle était sa raison d’être ?
La décennie 1980 menant la Turquie sur une voie ultra libérale permit en effet aux divers courants de l’islam de se développer dans la sphère économique, et le mouvement de Gülen privilégia alors la sphère éducative. Ce faisant, il gagna la confiance populaire et la reconnaissance dans les milieux conservateurs anatoliens, avides d’offrir une meilleure perspective à leurs enfants. Ainsi, le mouvement se structura autour de milliers de fondations éducatives de toutes sortes, par le biais desquelles il forma des milliers de disciples et engrangea beaucoup d’argent, carburants nécessaires au moteur de la nouvelle Turquie libérale. Rapidement, tout en passant sous les radars de la vigilance kémaliste, ce simple cercle islamique éducatif se métamorphosa en une nébuleuse de sympathisants et entreprises dévouées à la propagation des idées du maître à travers toute la Turquie.
Débordant la sphère éducative, le mouvement essaima dans le milieu économique, mais aussi dans celui des médias, lorsque des journaux, chaînes de télévision et radios irriguèrent le pays de la pensée de Gülen. Être un homme d’affaire güleniste à l’époque, signifiait investir et s’enrichir, en Turquie et ailleurs, en s’inspirant et en mettant en œuvre les idées de Gülen. Mais quelles sont-elles ? En quoi le petit imam d’Erzurum se distinguait-t-il des guides religieux conservateurs pour gagner autant les consciences ?
La singularité de Fethullah Gülen relève d’un sens aigu et idiosyncratique d’adaptation aux mouvements conjoncturels du monde pour allier islam, nationalisme turc, modernisme et libéralisme. Il théorisa une idéologie islamique, à la fois nostalgique d’une grandeur ottomane idéalisée, et floue vis-à-vis du politique. Officiellement apolitique et non-partisan, Gülen s’affichait cependant régulièrement aux côtés des principales figures politiques du pays. Ces dernières avaient compris l’importance et l’intérêt d’entretenir de bonnes relations avec lui, conscients de son influence et de la portée de ses réseaux médiatiques, mais aussi certainement attirés par sa pensée ambitionnant de concilier islam et démocratie, et prônant – par stratégie ou en toute sincérité ? – paix, tolérance et harmonie dans le pays et dans le monde. Mais de tous les hommes politiques turcs, seul Erdogan conclut une alliance avec le maître jusqu’à en faire un partenaire privilégié pour diriger le pays à partir de 2002. Sur quoi se fondait cette alliance, et quelle était sa raison d’être ?
Union et désunion du couple Erdogan-Gülen
Dans le contexte de l’époque, cette alliance est d’abord apparue comme naturelle et bénéfique aux deux camps. Erdogan, le jeune politique fougueux, et Gülen, le sage spirituel influent, avaient tout pour s’entendre et bénéficier l’un de l’autre sans se marcher sur les pieds. Fondé en 2001, le jeune parti AKP fut lui-même surpris par sa victoire électorale de 2002. Plébiscité et invité à diriger le pays, Erdoǧan manquait d’alliés, notamment dans la sphère intellectuelle et médiatique. Quant à Gülen, il était depuis longtemps méfiant des institutions kémalistes laïques et militaires, et avait choisi de partir en exil volontaire aux États-Unis en 1999. C’était désormais depuis la Pennsylvanie, qu’il régnait en maître sur son mouvement tentaculaire et transnational, devenu tellement puissant qu’il lui était difficile de résister au chant des sirènes politiques.
Pour Erdogan et l’AKP, le mouvement de Gülen se révéla être un partenaire précieux : influent dans le cercle intellectuel, il s’appuyait sur de nombreuses entreprises de médias, journaux, écoles et chaînes de télévision, qui faisaient l’éloge et la promotion du nouveau gouvernement conservateur. Ainsi, le journal Zaman, le quotidien vitrine de la mouvance, brossait un portrait positif d’Erdogan et de son action à la tête du pays, en échange d’une protection du mouvement et d’un agenda politique favorable aux idées et réseaux de Gülen.
Adoubé et protégé par le gouvernement Erdogan, le mouvement de Gülen put s’épanouir et infiltrer les arcanes du pouvoir. Des fidèles de Gülen obtinrent des postes clés dans les structures de l’administration, notamment dans les ministères de l’éducation nationale, dans la police, dans l’appareil de justice, et petit à petit dans l’armée et les services de renseignement. Le terme d’infiltration peut paraître abusif mais il ne l’est pas, car nombre de gülenistes, fonctionnaires et serviteurs de l’État, firent davantage preuve de loyauté envers Gülen plutôt qu’envers l’État. En d’autres termes, il s’agissait d’embrigader les agents de l’État par l’intérieur. Certes, ce phénomène n’était pas nouveau en Turquie, mais les gülenistes y réussirent de façon massive, dans un contexte économique et politique qui leur était très favorable. Dénoncée à l’époque par divers observateurs, l’ampleur de cette intrusion bénéficia de l’aveuglement du pouvoir par l’alliance scellée entre Erdogan et Gülen, et ne fut qu’assez tard relevée au rang de menace.
Réelle dans le pays, cette alliance se poursuivait à l’étranger, dans divers pays de l’espace post socialiste s’ouvrant à l’influence turque (Balkans, Caucase et Asie centrale) mais aussi en Afrique, et même en Occident. Le mouvement de Gülen y avait déployé un vaste réseau d’écoles, lycées, universités, soutenus par des associations d’hommes d’affaires et des entreprises, qui facilitèrent l’essor d’un véritable soft power turc, au profit de l’AKP et de la diplomatie turque. En Afrique, notamment subsaharienne, la politique d’influence de la Turquie fut majoritairement l’œuvre des gülenistes. Aux États-Unis et en Europe, ses réseaux construisirent l’image positive d’un Erdogan ouvert au dialogue et à la démocratisation de son pays.
Aussi forte fut-elle, cette alliance, qui avait séduit nombre d’intellectuels, suscitait la méfiance des cercles kémalistes les plus attachés aux principes fondateurs de la république laïque. Malgré tout, l’armée au pouvoir était alors affaiblie et déconsidérée par des décennies de freins à la démocratisation, par les mesures gouvernementales de renforcement civil au détriment du militaire, et par l’aura dont bénéficiait alors Erdogan en Occident, notamment aux États-Unis, pour son modèle de « démocratie islamique ». Et de fait, en ce tout début de décennie 2000, la Turquie affichait une santé économique presque insolente, rassurait par se efforts de démocratisation et d’ouverture, et semblait pouvoir apaiser le monde musulman avec un soft power religieux modéré, tenu dans des institutions laïques et libérales à destination de tout le Moyen Orient et au-delà.
Pourtant, la belle entente fit long feu. L’analyse a posteriori, par le prisme de la sociologie du religieux et du pouvoir, montre que la rupture était inévitable avec l’émancipation de chaque partie, leurs dissensions cristallisant en rivalité. Chacune renforcée par l’autre, leur domination, – l’une politique, l’autre religieuse – finit par révéler des divisions profondes en politique tant intérieure qu’extérieure.
Du point de vue de l’AKP et du camp d’Erdogan, la mouvance de Gülen était devenue trop influente et trop avide de pouvoir. Forte de ses multiples réseaux dans le pays et à l’étranger, les Gülenistes exigèrent toujours plus de « quotas » de députés dans les listes AKP aux diverses élections. Le marchandage est classique en Turquie entre organisations religieuses de type confrériques ou néo-confrériques et partis politiques, mais il atteignit avec la puissance de Gülen des niveaux inégalés. La pression se fit menace, et l’AKP, refusant d’ouvrir davantage la porte, mena la rivalité sur des questions politiques de fond autrement plus concrètes et cruciales pour le pays, comme le problème kurde.
Ainsi, Erdogan, dans sa tentative de régler la lancinante question kurde, avait initié un processus de dialogue secret avec le PKK. Ce dernier, bien qu’officiellement dénoncé comme mouvement terroriste, était devenu un interlocuteur incontournable de par son emprise sur la société kurde et ses diverses organisations. Erdogan décida d’entamer des discussions secrètes entre les services de renseignements turcs et des représentants du PKK à Oslo en vue d’une solution politique et pour mettre fin à la lutte armée. Or, d’obédience plus nationaliste que l’AKP et fermée sur cette question, la mouvance de Gülen s’opposa à cette stratégie. Et, pour la mettre en échec, elle rendit publiques les informations relatives à ces pourparlers secrets pour retourner l’opinion publique.
Aussi, en février 2012, alors que Erdogan était hospitalisé pour une opération, la mouvance de Gülen, par le biais d’un de ses infiltrés dans l’appareil judiciaire, lança un mandat d’arrêt contre le chef des services secrets, Hakan Fidan (actuel ministre des Affaires étrangères), pour collusion avec l’organisation terroriste du PKK. Cette tentative d’arrestation de Hakan Fidan, dénonçant le mandat secret de négociation avec le PKK, visait clairement à provoquer la destitution d’Erdogan. Mais c’était sans compter sur la contre-attaque du pouvoir, qui fit voter une loi protégeant le chef des renseignements, dont l’inculpation ne put être actée sans l’aval du Premier ministre.
Parallèlement, dès 2010, la mésentente s’était révélée au grand jour, en politique étrangère, notamment sur la question israélo-palestinienne. À l’époque, Erdogan était encore médiateur entre Palestiniens et Israéliens, dont il dénonça la duplicité dans les négociations de paix. Il adopta alors une ligne politique plus dure vis-à-vis d’Israël, et indirectement envoya, en mai 2010, un convoi humanitaire d’une ONG turque proche du pouvoir (IHH, Insani Haklar Dernegi), à destination de la bande de Gaza pour tenter de briser le blocus et apporter une aide humanitaire à la population. La mission échoua quand la marine israélienne prit d’assaut le convoi, tuant dix militants humanitaires à bord. L’incident déclencha une grave crise politique entre la Turquie et Israël et ses alliés américains, critiquant l’initiative turque. Fethullah Gülen, qui vivait déjà aux États-Unis, où il bénéficiait du soutien des élites et cercles américains et pro-israéliens, se désolidarisa de la politique propalestinienne d’Erdoğan, en la jugeant même irresponsable. Du côté d’Ankara, la position fut interprétée comme un acte de trahison, et d’empiètement gênant sur sa politique étrangère.
Pour Erdogan et l’AKP, le mouvement de Gülen se révéla être un partenaire précieux : influent dans le cercle intellectuel, il s’appuyait sur de nombreuses entreprises de médias, journaux, écoles et chaînes de télévision, qui faisaient l’éloge et la promotion du nouveau gouvernement conservateur. Ainsi, le journal Zaman, le quotidien vitrine de la mouvance, brossait un portrait positif d’Erdogan et de son action à la tête du pays, en échange d’une protection du mouvement et d’un agenda politique favorable aux idées et réseaux de Gülen.
Adoubé et protégé par le gouvernement Erdogan, le mouvement de Gülen put s’épanouir et infiltrer les arcanes du pouvoir. Des fidèles de Gülen obtinrent des postes clés dans les structures de l’administration, notamment dans les ministères de l’éducation nationale, dans la police, dans l’appareil de justice, et petit à petit dans l’armée et les services de renseignement. Le terme d’infiltration peut paraître abusif mais il ne l’est pas, car nombre de gülenistes, fonctionnaires et serviteurs de l’État, firent davantage preuve de loyauté envers Gülen plutôt qu’envers l’État. En d’autres termes, il s’agissait d’embrigader les agents de l’État par l’intérieur. Certes, ce phénomène n’était pas nouveau en Turquie, mais les gülenistes y réussirent de façon massive, dans un contexte économique et politique qui leur était très favorable. Dénoncée à l’époque par divers observateurs, l’ampleur de cette intrusion bénéficia de l’aveuglement du pouvoir par l’alliance scellée entre Erdogan et Gülen, et ne fut qu’assez tard relevée au rang de menace.
Réelle dans le pays, cette alliance se poursuivait à l’étranger, dans divers pays de l’espace post socialiste s’ouvrant à l’influence turque (Balkans, Caucase et Asie centrale) mais aussi en Afrique, et même en Occident. Le mouvement de Gülen y avait déployé un vaste réseau d’écoles, lycées, universités, soutenus par des associations d’hommes d’affaires et des entreprises, qui facilitèrent l’essor d’un véritable soft power turc, au profit de l’AKP et de la diplomatie turque. En Afrique, notamment subsaharienne, la politique d’influence de la Turquie fut majoritairement l’œuvre des gülenistes. Aux États-Unis et en Europe, ses réseaux construisirent l’image positive d’un Erdogan ouvert au dialogue et à la démocratisation de son pays.
Aussi forte fut-elle, cette alliance, qui avait séduit nombre d’intellectuels, suscitait la méfiance des cercles kémalistes les plus attachés aux principes fondateurs de la république laïque. Malgré tout, l’armée au pouvoir était alors affaiblie et déconsidérée par des décennies de freins à la démocratisation, par les mesures gouvernementales de renforcement civil au détriment du militaire, et par l’aura dont bénéficiait alors Erdogan en Occident, notamment aux États-Unis, pour son modèle de « démocratie islamique ». Et de fait, en ce tout début de décennie 2000, la Turquie affichait une santé économique presque insolente, rassurait par se efforts de démocratisation et d’ouverture, et semblait pouvoir apaiser le monde musulman avec un soft power religieux modéré, tenu dans des institutions laïques et libérales à destination de tout le Moyen Orient et au-delà.
Pourtant, la belle entente fit long feu. L’analyse a posteriori, par le prisme de la sociologie du religieux et du pouvoir, montre que la rupture était inévitable avec l’émancipation de chaque partie, leurs dissensions cristallisant en rivalité. Chacune renforcée par l’autre, leur domination, – l’une politique, l’autre religieuse – finit par révéler des divisions profondes en politique tant intérieure qu’extérieure.
Du point de vue de l’AKP et du camp d’Erdogan, la mouvance de Gülen était devenue trop influente et trop avide de pouvoir. Forte de ses multiples réseaux dans le pays et à l’étranger, les Gülenistes exigèrent toujours plus de « quotas » de députés dans les listes AKP aux diverses élections. Le marchandage est classique en Turquie entre organisations religieuses de type confrériques ou néo-confrériques et partis politiques, mais il atteignit avec la puissance de Gülen des niveaux inégalés. La pression se fit menace, et l’AKP, refusant d’ouvrir davantage la porte, mena la rivalité sur des questions politiques de fond autrement plus concrètes et cruciales pour le pays, comme le problème kurde.
Ainsi, Erdogan, dans sa tentative de régler la lancinante question kurde, avait initié un processus de dialogue secret avec le PKK. Ce dernier, bien qu’officiellement dénoncé comme mouvement terroriste, était devenu un interlocuteur incontournable de par son emprise sur la société kurde et ses diverses organisations. Erdogan décida d’entamer des discussions secrètes entre les services de renseignements turcs et des représentants du PKK à Oslo en vue d’une solution politique et pour mettre fin à la lutte armée. Or, d’obédience plus nationaliste que l’AKP et fermée sur cette question, la mouvance de Gülen s’opposa à cette stratégie. Et, pour la mettre en échec, elle rendit publiques les informations relatives à ces pourparlers secrets pour retourner l’opinion publique.
Aussi, en février 2012, alors que Erdogan était hospitalisé pour une opération, la mouvance de Gülen, par le biais d’un de ses infiltrés dans l’appareil judiciaire, lança un mandat d’arrêt contre le chef des services secrets, Hakan Fidan (actuel ministre des Affaires étrangères), pour collusion avec l’organisation terroriste du PKK. Cette tentative d’arrestation de Hakan Fidan, dénonçant le mandat secret de négociation avec le PKK, visait clairement à provoquer la destitution d’Erdogan. Mais c’était sans compter sur la contre-attaque du pouvoir, qui fit voter une loi protégeant le chef des renseignements, dont l’inculpation ne put être actée sans l’aval du Premier ministre.
Parallèlement, dès 2010, la mésentente s’était révélée au grand jour, en politique étrangère, notamment sur la question israélo-palestinienne. À l’époque, Erdogan était encore médiateur entre Palestiniens et Israéliens, dont il dénonça la duplicité dans les négociations de paix. Il adopta alors une ligne politique plus dure vis-à-vis d’Israël, et indirectement envoya, en mai 2010, un convoi humanitaire d’une ONG turque proche du pouvoir (IHH, Insani Haklar Dernegi), à destination de la bande de Gaza pour tenter de briser le blocus et apporter une aide humanitaire à la population. La mission échoua quand la marine israélienne prit d’assaut le convoi, tuant dix militants humanitaires à bord. L’incident déclencha une grave crise politique entre la Turquie et Israël et ses alliés américains, critiquant l’initiative turque. Fethullah Gülen, qui vivait déjà aux États-Unis, où il bénéficiait du soutien des élites et cercles américains et pro-israéliens, se désolidarisa de la politique propalestinienne d’Erdoğan, en la jugeant même irresponsable. Du côté d’Ankara, la position fut interprétée comme un acte de trahison, et d’empiètement gênant sur sa politique étrangère.
Une rivalité fratricide sans vainqueur
À partir de 2012, les divergences étaient si profondes et irréconciliables qu’elles firent imploser l’alliance et muèrent en conflit fratricide. Surestimant d’une part leurs forces et leur influence au cœur du pouvoir et d’autre part la mauvaise presse d’Erdogan sur la scène internationale à cause de son interventionnisme en Syrie, les Gülenistes multiplièrent les attaques contre Erdogan. Et bien que ce dernier n’ait pas attendu 2012 pour contrecarrer la menace güleniste dans ses rangs, dans le pays et à l’étranger, il n’avait pas compté sur la contagion molle des Printemps arabes en Turquie. En juin 2013, un vaste mouvement de protestation sociale et politique secoua la scène politique turque, fragilisant la popularité d’Erdogan et offrant un feu vert aux Gülenistes pour porter l’estocade. Deux coups méritent notre attention ici.
La première attaque eut lieu en décembre 2013, quand des agents de la gendarmerie proches de Gülen perquisitionnèrent les domiciles d’Erdogan et de son fils, pour y trouver des millions de dollars en cash, dissimulés dans des boites à chaussures, révélant l’ampleur de la corruption en Turquie. La seconde attaque intercepta des camions d’armes affrétés par les services spéciaux turcs, donc mandatés par Erdogan, et à destination de la Syrie. Que leurs destinataires finaux n’aient jamais été identifiés, car jamais livrés, n’ont pas empêché les médias gülenistes et autres détracteurs d’Erdogan de l’accuser de collusion avec des islamistes radicaux en Syrie. Quoi qu’il en fût, Erdogan ne pardonna pas ces coups de poignard dans le dos.
La révélation publique, au retentissement international, de ces affaires, visait à provoquer la chute du pouvoir Erdogan, au profit de la mouvance de Gülen. Or, contre toute attente, non seulement le régime survécut à l’égratignure, mais l’animal blessé contrattaqua avec rage. Erdogan expurgea l’État des taupes gülenistes. Dès fin 2013, toutes les personnalités connues pour leur proximité avec Gülen et ayant intégré la police, l’armée, l’appareil judiciaires furent mutées ou licenciées. Ces représailles de « nettoyage » à grande échelle, massives et disproportionnées, souvent à la marge de la légalité, atteignirent un tel niveau de sape pour reprendre le contrôle de l’État, qu’elles témoignent de la fébrilité paranoïaque des élites AKP et de la vulnérabilité du pouvoir dans ces années mouvementées.
Dans un contexte international d’isolement grandissant de la Turquie, du fait de son interventionnisme en Syrie et de la rupture du processus de paix avec le mouvement national kurde, le contrôle politique public se fit répressif, les médias et les oppositions furent muselées, et le sentiment d’insécurité gagna les consciences, fragilisant le pouvoir. Les attaques du PKK reprirent, obligeant la Turquie à des incursions militaires en Syrie, d’où elles étaient organisées. Dans ce climat de violence et de répression, Erdogan se fit de nouveaux ennemis, dans les diverses structures de l’État, et notamment dans les rangs de l’armée. On la croyait recluse dans ses casernes, mais c’était gommer une longue tradition historique de coups d’État. L’armée intervint une fois de plus contre le pouvoir. C’est à l’aune de cet enchaînement d’évènements que peut s’expliquer le putsch du 15 juillet 2016.
Les détails de cette opération manquée restent troubles à bien des égards, mais les analyses concordent pour pointer la responsabilité de certains courants de l’armée et cadres militaires affiliés au mouvement de Gülen. La tentative fut si piteuse et l’échec si flagrant, que d’aucuns n’hésitent pas à soupçonner une mise en scène d’Erdogan lui-même pour orchestrer une sévère reprise en main des institutions. Sorti renforcé de cette épreuve et plus que jamais décidé à éradiquer toute forme de gülenisme dans le pays, il ordonna la purge, jusque dans les salles de classe. Ainsi, des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes furent licenciées, emprisonnées et combien d’autres poussées à l’exil. Mais la répression ne se limita pas aux seules forces gülenistes et fut élargie, de façon fort opportune, à d’autres oppositions, sans lien aucun avec Gülen, notamment à l’opposition libérale et certains défenseurs de la cause kurde. La purge déborda aussi des frontières, mais elle y avait commencé avant 2016.
En effet, dès les premières hostilités gülenistes contre le pouvoir en 2013, la diplomatie turque s’était vu confier la mission de saper l’influence et la puissance du mouvement pour que les écoles et autres fondations de Gülen soient fermées. 2016 ne fit qu’accélérer et alourdir la pression sur les chancelleries et gouvernements des pays d’accueil. Beaucoup d’entre eux cédèrent aux demandes d’Ankara, sous le coup des pressions et intimidations. Dans une bonne partie des États du Caucase et d’Asie centrale, dans la plupart des pays d’Afrique, Erdoǧan obtint la fermeture des actifs de Gülen. Seuls quelques établissements subsistent dans des pays comme le Nigéria et l’Afrique du Sud au nom de leur souveraineté et du refus d’ingérence de la Turquie. Dans les pays occidentaux, États-Unis, Allemagne, Belgique, où les autorités n’avaient rien à reprocher au mouvement, le maintien de ces structures gülenistes constitua une forme d’aide à des victimes de la dérive autoritaire d’Erdoǧan.
Huit ans après le coup d’État, et alors que Fethullah Gülen vient de décéder, plusieurs questions se posent quant à l’héritage et aux perspectives d’évolution du mouvement qu’il a créée.
La première attaque eut lieu en décembre 2013, quand des agents de la gendarmerie proches de Gülen perquisitionnèrent les domiciles d’Erdogan et de son fils, pour y trouver des millions de dollars en cash, dissimulés dans des boites à chaussures, révélant l’ampleur de la corruption en Turquie. La seconde attaque intercepta des camions d’armes affrétés par les services spéciaux turcs, donc mandatés par Erdogan, et à destination de la Syrie. Que leurs destinataires finaux n’aient jamais été identifiés, car jamais livrés, n’ont pas empêché les médias gülenistes et autres détracteurs d’Erdogan de l’accuser de collusion avec des islamistes radicaux en Syrie. Quoi qu’il en fût, Erdogan ne pardonna pas ces coups de poignard dans le dos.
La révélation publique, au retentissement international, de ces affaires, visait à provoquer la chute du pouvoir Erdogan, au profit de la mouvance de Gülen. Or, contre toute attente, non seulement le régime survécut à l’égratignure, mais l’animal blessé contrattaqua avec rage. Erdogan expurgea l’État des taupes gülenistes. Dès fin 2013, toutes les personnalités connues pour leur proximité avec Gülen et ayant intégré la police, l’armée, l’appareil judiciaires furent mutées ou licenciées. Ces représailles de « nettoyage » à grande échelle, massives et disproportionnées, souvent à la marge de la légalité, atteignirent un tel niveau de sape pour reprendre le contrôle de l’État, qu’elles témoignent de la fébrilité paranoïaque des élites AKP et de la vulnérabilité du pouvoir dans ces années mouvementées.
Dans un contexte international d’isolement grandissant de la Turquie, du fait de son interventionnisme en Syrie et de la rupture du processus de paix avec le mouvement national kurde, le contrôle politique public se fit répressif, les médias et les oppositions furent muselées, et le sentiment d’insécurité gagna les consciences, fragilisant le pouvoir. Les attaques du PKK reprirent, obligeant la Turquie à des incursions militaires en Syrie, d’où elles étaient organisées. Dans ce climat de violence et de répression, Erdogan se fit de nouveaux ennemis, dans les diverses structures de l’État, et notamment dans les rangs de l’armée. On la croyait recluse dans ses casernes, mais c’était gommer une longue tradition historique de coups d’État. L’armée intervint une fois de plus contre le pouvoir. C’est à l’aune de cet enchaînement d’évènements que peut s’expliquer le putsch du 15 juillet 2016.
Les détails de cette opération manquée restent troubles à bien des égards, mais les analyses concordent pour pointer la responsabilité de certains courants de l’armée et cadres militaires affiliés au mouvement de Gülen. La tentative fut si piteuse et l’échec si flagrant, que d’aucuns n’hésitent pas à soupçonner une mise en scène d’Erdogan lui-même pour orchestrer une sévère reprise en main des institutions. Sorti renforcé de cette épreuve et plus que jamais décidé à éradiquer toute forme de gülenisme dans le pays, il ordonna la purge, jusque dans les salles de classe. Ainsi, des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes furent licenciées, emprisonnées et combien d’autres poussées à l’exil. Mais la répression ne se limita pas aux seules forces gülenistes et fut élargie, de façon fort opportune, à d’autres oppositions, sans lien aucun avec Gülen, notamment à l’opposition libérale et certains défenseurs de la cause kurde. La purge déborda aussi des frontières, mais elle y avait commencé avant 2016.
En effet, dès les premières hostilités gülenistes contre le pouvoir en 2013, la diplomatie turque s’était vu confier la mission de saper l’influence et la puissance du mouvement pour que les écoles et autres fondations de Gülen soient fermées. 2016 ne fit qu’accélérer et alourdir la pression sur les chancelleries et gouvernements des pays d’accueil. Beaucoup d’entre eux cédèrent aux demandes d’Ankara, sous le coup des pressions et intimidations. Dans une bonne partie des États du Caucase et d’Asie centrale, dans la plupart des pays d’Afrique, Erdoǧan obtint la fermeture des actifs de Gülen. Seuls quelques établissements subsistent dans des pays comme le Nigéria et l’Afrique du Sud au nom de leur souveraineté et du refus d’ingérence de la Turquie. Dans les pays occidentaux, États-Unis, Allemagne, Belgique, où les autorités n’avaient rien à reprocher au mouvement, le maintien de ces structures gülenistes constitua une forme d’aide à des victimes de la dérive autoritaire d’Erdoǧan.
Huit ans après le coup d’État, et alors que Fethullah Gülen vient de décéder, plusieurs questions se posent quant à l’héritage et aux perspectives d’évolution du mouvement qu’il a créée.
Héritage et perspective d’avenir
Entre son essor au début des années 1990 et son éradication en 2016, la mouvance de Gülen fut un acteur de premier plan dans les domaines religieux, culturel, médiatique, économique, et même politique turc. Ses sympathisants défendent encore les services rendus au pays : la diffusion d’un islam modéré en Turquie et dans le monde, son hybridation avec la démocratie, sa contribution au prestige du pays. Il est indéniable que ses fondations ont organisé des milliers de conférences et séminaires pour la promotion d’un islam tolérant, et pour le dialogue entre les cultures et les religions.
Toutefois, leur contribution à la démocratisation de la Turquie mérite quelques nuances et critiques. Certes, les médias du mouvement de Gülen contribuèrent à l’essor d’une société civile qui, dans le cadre d’un partenariat avec le gouvernement AKP, améliora le sort des minorités ethniques et religieuses. Par contre, à la même période, les mêmes disciples de Gülen n’hésitèrent pas à fabriquer des accusations de toutes pièces pour purger l’armée de ses rivaux kémalistes et les remplacer par des cadres liés au mouvement. Par ailleurs, le doute est permis quant à la sincérité de la motivation, quand une mouvance, essentiellement secrète, et qui se réclame d’un attachement à la démocratie et aux libertés, recourt à l’infiltration, à l’embrigadement et aux écoutes illégales comme elle l’a fait entre 2012 et 2016, dans les structures de l’État pour mieux en prendre le contrôle de l’intérieur.
En revanche, l’influence güleniste dans le soft power de la Turquie est indiscutable. En Asie centrale, dans le Caucase, en Afrique et ailleurs, ce sont leurs réseaux qui diffusèrent la langue, la religion, la culture, dans un grand nombre de pays où traditionnellement la Turquie avait peu d’influence jusque-là. Presque dix ans après cette rupture, cet héritage est encore vivant, notamment au sein de certaines élites africaines désormais turcophones et sensibles à la coopération et aux échanges avec la Turquie.
Enfin, pour ce qui est de l’avenir de la mouvance de Gülen, même s’il est difficile de lire dans le marc du café turc, la succession risque d’être ardue. En Turquie, Erdogan, toujours et encore au pouvoir, maintient la pression pour l’éradiquer. Décrédibilisée partout ailleurs par la diplomatie turque, y compris par les détracteurs d’Erdogan, et entachée de motivations secrètes de subversion politique, la mouvance de Gülen suscite l’aversion de tout le monde en Turquie, et peine à regagner la confiance des chancelleries et gouvernements des pays d’accueil. Les fomenteurs de coups d’Etat ont jeté l’opprobre sur la vertu d’un mouvement soi-disant ouvert, généreux, tolérant. En Turquie même, la violence du putsch sur la conscience collective turque a sapé pour longtemps l’image et la réputation du mouvement. À l’étranger, ses actifs sont réduits à trop de peau de chagrin pour espérer peser sur la scène intérieure turque. Pour le moment, elle panse ses plaies et se concentre sur l’aide aux rescapés des purges.
Il en ressort que Gülen et sa clique ont péché par un biais de supériorité et par aveuglement : de tous temps, la force et l’influence du mouvement dans le pays et à l’étranger reposaient en grande partie sur l’alliance conclue avec Erdogan. Briser cette alliance, qui plus est par trahison, c’était signer son propre arrêt de mort. C’était aussi méconnaître et sous-estimer le pouvoir du président Erdogan, tout en mettant en lumière, sa dérive autocratique et quasi-omnipotente.
Plus prosaïquement, l’avenir de la nébuleuse en tant que telle et celui de son fonctionnement inspirent quelques remarques conclusives. La sociologie du religieux nous enseigne que les mouvements contrôlés et régis par une figure aussi charismatique de type gourou comme ce fut le cas de Gülen sur sa communauté, ne survivent pas longtemps à leur fondateur. Gülen n’a pas désigné de successeur, n’a formé et élevé aucun disciple digne de cette fonction parmi ses proches pour continuer son œuvre. La gestion du réseau subsistant d’écoles, d’universités et d’entreprises disséminées dans le monde, serait confiée à un groupe collégial, c’est-à-dire à un conseil de quatre ou cinq des plus proches et plus anciens collaborateurs du maître disparu. L’avenir nous dira si émergera du quarteron un digne rejeton ou s’il implosera dans trop de dissensions.
Toutefois, leur contribution à la démocratisation de la Turquie mérite quelques nuances et critiques. Certes, les médias du mouvement de Gülen contribuèrent à l’essor d’une société civile qui, dans le cadre d’un partenariat avec le gouvernement AKP, améliora le sort des minorités ethniques et religieuses. Par contre, à la même période, les mêmes disciples de Gülen n’hésitèrent pas à fabriquer des accusations de toutes pièces pour purger l’armée de ses rivaux kémalistes et les remplacer par des cadres liés au mouvement. Par ailleurs, le doute est permis quant à la sincérité de la motivation, quand une mouvance, essentiellement secrète, et qui se réclame d’un attachement à la démocratie et aux libertés, recourt à l’infiltration, à l’embrigadement et aux écoutes illégales comme elle l’a fait entre 2012 et 2016, dans les structures de l’État pour mieux en prendre le contrôle de l’intérieur.
En revanche, l’influence güleniste dans le soft power de la Turquie est indiscutable. En Asie centrale, dans le Caucase, en Afrique et ailleurs, ce sont leurs réseaux qui diffusèrent la langue, la religion, la culture, dans un grand nombre de pays où traditionnellement la Turquie avait peu d’influence jusque-là. Presque dix ans après cette rupture, cet héritage est encore vivant, notamment au sein de certaines élites africaines désormais turcophones et sensibles à la coopération et aux échanges avec la Turquie.
Enfin, pour ce qui est de l’avenir de la mouvance de Gülen, même s’il est difficile de lire dans le marc du café turc, la succession risque d’être ardue. En Turquie, Erdogan, toujours et encore au pouvoir, maintient la pression pour l’éradiquer. Décrédibilisée partout ailleurs par la diplomatie turque, y compris par les détracteurs d’Erdogan, et entachée de motivations secrètes de subversion politique, la mouvance de Gülen suscite l’aversion de tout le monde en Turquie, et peine à regagner la confiance des chancelleries et gouvernements des pays d’accueil. Les fomenteurs de coups d’Etat ont jeté l’opprobre sur la vertu d’un mouvement soi-disant ouvert, généreux, tolérant. En Turquie même, la violence du putsch sur la conscience collective turque a sapé pour longtemps l’image et la réputation du mouvement. À l’étranger, ses actifs sont réduits à trop de peau de chagrin pour espérer peser sur la scène intérieure turque. Pour le moment, elle panse ses plaies et se concentre sur l’aide aux rescapés des purges.
Il en ressort que Gülen et sa clique ont péché par un biais de supériorité et par aveuglement : de tous temps, la force et l’influence du mouvement dans le pays et à l’étranger reposaient en grande partie sur l’alliance conclue avec Erdogan. Briser cette alliance, qui plus est par trahison, c’était signer son propre arrêt de mort. C’était aussi méconnaître et sous-estimer le pouvoir du président Erdogan, tout en mettant en lumière, sa dérive autocratique et quasi-omnipotente.
Plus prosaïquement, l’avenir de la nébuleuse en tant que telle et celui de son fonctionnement inspirent quelques remarques conclusives. La sociologie du religieux nous enseigne que les mouvements contrôlés et régis par une figure aussi charismatique de type gourou comme ce fut le cas de Gülen sur sa communauté, ne survivent pas longtemps à leur fondateur. Gülen n’a pas désigné de successeur, n’a formé et élevé aucun disciple digne de cette fonction parmi ses proches pour continuer son œuvre. La gestion du réseau subsistant d’écoles, d’universités et d’entreprises disséminées dans le monde, serait confiée à un groupe collégial, c’est-à-dire à un conseil de quatre ou cinq des plus proches et plus anciens collaborateurs du maître disparu. L’avenir nous dira si émergera du quarteron un digne rejeton ou s’il implosera dans trop de dissensions.
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Bayram Balci est chercheur au CNRS. Entre 2017 et 2022, il a dirigé l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul, en Turquie. De décembre 2012 à septembre 2014, il a été chercheur invité à la Carnegie Endowment for International Peace, à Washington DC. De 2006 à 2010, il a aussi dirigé l’Institut français d’études sur l’Asie centrale (IFEAC) à Tachkent, en Ouzbékistan. Ses recherches portent sur les relations entre islam et politique dans l’espace post-soviétique et sur la Turquie dans son environnement régional, le Caucase, l’Asie centrale et le Moyen-Orient. Première publication en décembre 2024 sur le site de la fondation Oasis.
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D'Atatürk à Erdogan, l’émergence de la Turquie sur la scène internationale sous le regard de Bayram Balci
Bayram Balci est chercheur au CNRS. Entre 2017 et 2022, il a dirigé l’Institut français d’études anatoliennes à Istanbul, en Turquie. De décembre 2012 à septembre 2014, il a été chercheur invité à la Carnegie Endowment for International Peace, à Washington DC. De 2006 à 2010, il a aussi dirigé l’Institut français d’études sur l’Asie centrale (IFEAC) à Tachkent, en Ouzbékistan. Ses recherches portent sur les relations entre islam et politique dans l’espace post-soviétique et sur la Turquie dans son environnement régional, le Caucase, l’Asie centrale et le Moyen-Orient. Première publication en décembre 2024 sur le site de la fondation Oasis.
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