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Points de vue

Le moratoire sur les châtiments corporels, réponse à l’analyse de M. Djaout

Rédigé par Kadari Mohamed | Dimanche 5 Juin 2005 à 00:00

           

Suite à la lecture du texte de monsieur Djaout à propos du moratoire sur les châtiments corporels, j’ai décidé d’intervenir d’abord parce que je suis lié à l’institut international de la pensée islamique en tant que chercheur, ensuite parce qu’il s’agit d’une question théorique essentielle qui représente un intérêt vital pour le musulman contemporain censé être le témoin d’un message divin et universel



Suite à la lecture du texte de monsieur Djaout à propos du moratoire sur les châtiments corporels, j’ai décidé d’intervenir d’abord parce que je suis lié à l’institut international de la pensée islamique en tant que chercheur, ensuite parce qu’il s’agit d’une question théorique essentielle qui représente un intérêt vital pour le musulman contemporain censé être le témoin d’un message divin et universel  : la valeur de la pensée ou des idées en générale par rapport à l’action et vis versa.

 

Deux mots sur ce moratoire

 

Poser le problème des châtiments corporels dans le monde musulman, qui reste un problème qui n’intéresse que quelques milieux de médias occidentaux ;  indépendamment de l’ensemble des problèmes du sous développement politique, économique et culturel est une démarche non seulement inefficace mais aussi superflue. En revanche, une question comme celle de la torture en particulier et des droits humains en générale dans le monde arabo-musulman est d’une ampleur telle qu’elle mérite une attention universelle.

Si le fond du problème, à savoir une relecture du texte sacré dans une optique réformatrice, peut s’avérer intéressant mais le problème dépasse le seul cadre des châtiments corporels. Cela s’inscrit dans une dynamique générale qui consiste à redéfinir l’ensemble des rapports entre le musulman, l’espace, le temps, et le texte sacré, dans une perspective qui ne néglige en rien le fond philosophique et la dimension historique de la question. Toute tentative de réforme qui sort de ce cadre ou néglige un de ses aspects risque, à mon avis, d’être réductionniste, atomiste et superficielle.

 

Cependant, appeler à la réforme sous le dictat des masses médias et des pressions politiques ne serait pas la bonne manière de faire. Combien sont nombreuses  les questions qui attendent d’être prises en charge par les penseurs musulmans ? Faut-il prendre chaque question à part et dans quel ordre de priorité ?  Sur quels critères définissons-nous ces priorités ? Quelles sont les qualités intellectuelles de ceux qui sont en mesure de réussir une telle entreprise ? Quels sont les différents champs en terme de savoir et de connaissance dont on aurait besoin ?  Etc..

 

La question de M. Mestiri

 

Hormis le caractère technique que reflètent ces questions, l’état actuel du monde musulman, si on procède à un diagnostic général et rigoureux, montre que la question de sa renaissance, parce que c’est de cela qu’il s’agit véritablement,  ne se pose même pas en ces termes-là. Car, avant d’essayer de réformer la jurisprudence, par exemple, il faut d’abord révolutionner les catégories mentales du musulman lui-même, décortiquer son fonctionnement psychologique à travers l’histoire et la culture, déconstruire son imaginaire, décoder son symbolisme etc.… Un ensemble de  processus sont nécessaires à la découverte de soi et à la préparation de l’être humain, l’unité première et essentielle à toute civilisation et à toute prétendue renaissance, pour accomplir son rôle.  Quand on s’ignore soi-même, on ne peut  prétendre connaître l’autre encore moins le monde. Et devant une telle situation, il est légitime que l’on s’interroge sur l’utilité même de la réforme qui, dans ce cas, aurait tendance à mépriser la complexité de la réalité à réformer.  Si on est d’accord sur cette dernière analyse, on peut percer le rôle des idées et de la pensée dans une marche d’une oumma vers la civilisation. Un homme sans idées, avec la meilleure  volonté du monde restera cloîtré dans son coin même s’il s’imagine le champion en action. Il y’a action et agitation.

 

Pourquoi met-on l’accent ainsi, de toutes les injustices commises contre les êtres humains dans l’espace arabo-musulman, sur les châtiments corporels commis au nom de l’islam dans un nombre très limité de pays musulmans. Une injustice, quelle que soit l’idéologie au nom de laquelle elle est commise, reste une injustice sauf si on procède à un tri à géométrie variable absurde ou une comptabilité macabre. Faut-il un moratoire pour chaque injustice commise ou non au nom de l’islam ? Quel est l’intérêt de ces appels aux moratoires ?

Qu’on se mette bien d’accord, on est complètement d’accord sur le fond de la question et on considère que ces châtiments corporels commis au nom de l’islam dans certains pays musulmans sont plus qu’injustes et doivent disparaître. La question reste de savoir si la démarche du moratoire  est efficace ou pas, c’est la question légitime que monsieur Mohamed Mestiri a voulu poser.

De la relation entre l’action et la pensée

Quand on entreprend une action quelconque, on doit lui réunir, en principe, tous  les moyens nécessaires pour sa réussite. Dans le cas contraire, on finit par faire du bruit plus ou moins grand avec le risque plus probable de banaliser voire ridiculiser ce qu’on revendique. Si notre ami Djaout ne supporte pas de se trouver dans une posture de « penser pour penser », revendiquer pour revendiquer devrait lui être encore plus insupportable.

On peut,  si on veut,  multiplier les initiatives dans le sens d’un moratoire, je ne crois pas que cela soit un objectif en soi et empêche, pour paraphraser Malek Bennabi, le maintien de la pensée musulmane dans la soumission aux règles d’un traditionalisme étouffant. Cela constitue l’idée principale que monsieur Mestiri a essayé de faire passer dans son article qui lui a valu, chez l’auteur, d’être quelqu’un bloqué entre « réfléchire et penser sans agir »

Méditons ce que Malek Bennabi nous enseigne dans vocation de l’Islam, et qui relève de la même problématique : «Toute action réelle entretient un rapport direct avec la pensée, et toute absence de ce rapport implique une action aveugle, incohérente, quelque chose comme un effort sans motif. Quand la pensée est déficiente ou absente, l’action est insuffisante ou impossible : on est alors entraîné vers une appréciation subjective des faits, dont on trahit la nature et l’importance par surestimation ou par sous-estimation »[1]

 

Je voudrais reprendre du texte en question le paragraphe qui fait l’objet ici de ma critique pour attirer l’attention du lecteur sur les confusions à relever :

 

Mohamed Mestiri : entre réfléchir et penser sans agir

Disons-le d’emblée : s’il est effectivement important de réfléchir, je crois que dans le cas qui nous intéresse, penser sans agir n’est pas acceptable…  et « revendiquer »  est d’un intérêt capital. Car, faut-il le rappeler, la question porte sur des injustices commises à l’encontre d’êtres humains et dont les conséquences sont graves. Nous savions que les penseurs et autres fonctionnaires de l’Institut International de la Pensée Islamique privilégient une compréhension purement intellectualiste de la crise du monde musulman et de sa solution. Nous connaissons aussi les efforts louables qu’ils ont faits dans la tique de l’activisme à outrance que certaines tendances du mouvement islamiste ont développée chez leurs membres. Il est aujourd’hui néanmoins important de comprendre que penser pour penser, c’est comme parler pour parler… et ce n’est, par ailleurs, pas plus utile ou efficace que s’activer pour s’activer.  Très tôt dans l’histoire de l’islam, la pensée musulmane refusait la dichotomie entre penser et agir, théorie et pratique. Dans le domaine de la foi comme dans celui de la pratique, la théorie musulmane ne vaut que par ses aspects pratiques comme la pratique musulmane ne peut être sans fondements théoriques. Bref, penser les fondements, comme nous y invite Mestiri, c’est bien ; les penser pour changer les réalités misérables du monde musulman, c’est encore mieux.

De la lecture de ce paragraphe il ressort un nombre de pseudo postulats ou  d’énoncés théoriques  :

1-      Dans le cas qui nous intéresse, penser sans agir n’est pas acceptable : acceptable en terme de quoi ? Si c’est sur le plan moral, il y’a là confusion entre la foi, qui dans l’esprit de l’idéal islamique n’est pas dissociable des bons actes, et la pensée qui devrait être autonome, mais je reviendrai sur ce point avec plus de détails.

2-      Et revendiquer est d’un intérêt capital : on peut se demander si l’on a encore la liberté de choisir ou de refuser la démarche militantiste ?

3-      Les penseurs et autres fonctionnaires de l’institut international de la pensée islamique privilégient une compréhension purement intellectualiste de la crise du monde musulman et de sa solution.

Je tiens d’abord  à vous préciser qu’au sein de l’institut les approches sont diverses et Dieu merci, car la diversité est une valeur en islam, mais les penseurs de l’institut, comme vous dites sont quasiment tous d’accord que le problème du musulman contemporain n’est pas dans ses rapports avec sa foi mais plutôt dans ses rapports avec sa raison. La compréhension suppose la rationalité qui se définit par le couple problème/solution, le seul moyen de comprendre objectivement une crise et de proposer des solutions.

4-      Il est aujourd’hui néanmoins important de comprendre que penser pour penser c’est comme parler pour parler : Penser est une activité noble et une valeur en soi. L’islam nous apprend que quand on tente une créativité intellectuelle (un ijtihad), on est récompensé doublement si on réussit et une fois si on échoue. Par contre, si vous entreprenez une mauvaise action ou si vous dites quelque chose qui ne convient pas, alors vous risquez plus le châtiment divin surtout quand il s’agit d’une action qui engage autrui.

5-     Très tôt dans l’histoire de l’Islam, la pensée musulmane refusait la dichotomie entre penser et agir, théorie et pratique.

Il y’a des pensées musulmanes traduites par différentes écoles et des courants de pensée divers. Qui dit pensée, dit critique. Car une pensée n’est pas une révélation, d’où le caractère hypothétique de votre énoncé. Selon vous, toute pensée ou travail intellectuel qui ne conduit pas à l’agir est dépourvu d’intérêt et d’utilité. Par conséquent, la pensée au sein de l’Islam est forcement de nature fonctionnaliste, car elle entretient un rapport structurel avec l’action ! On en déduit que c’est l’action qui conditionne l’idée et la pensée, alors que  c’est tout à fait le contraire, c’est la pensée qui doit décider de la valeur, l’utilité et l’efficacité de l’action et c’est ce qui fait défaut particulièrement à toute la mouvance islamiste depuis un siècle y compris ceux qui se considèrent comme la nouvelle voie.  En revanche l’engagement qui conduit à l’action, en particulier l’action politique,  a bien besoin d’une idéologie, d’origine religieuse ou autre, qui le justifie et qui lui donne le bien fondée de ses démarches et qui renferme tous les ingrédients de la séduction qui appellent à la mobilisation.

Une pensée destinée à expliquer une action doit justement être dissociée et garder une certaine distance par rapport à l’ensemble des considérations de ses promoteurs ; ce qui lui garantit la neutralité nécessaire à l’objectivation.

La dichotomie entre penser et agir est une réalité scientifique et toute imbrication des deux niveaux ne peut être que l’expression d’une confusion ou d’une tentative d’idéologisation de la connaissance.

L’esprit de l’anathème

En bref, le fondement du connaître est la curiosité humaine mise en œuvre par la faculté de l’intelligence. « L’analyse du connaître a révélé un de ses modes, susceptible de prendre une autonomie complète et de se couper de toute utilité pour l’agir. Les connaissants peuvent chercher à connaître pour connaître et non plus pour atteindre plus sûrement des fins. Ce mode est celui de la connaissance rationnelle, dans ces versions empirique, réflexive et surtout scientifique. Dans sa situation d’autonomie, le connaître découvre et poursuit sa fin propre, qui est le juste comme vérité. De quel problème objectif cette fin est-elle la solution objective ? La réponse est la curiosité, à la fois un instinct et une passion liés à la nature problématique de l’espèce et à son naturel interrogateur (…), la science est un mode distinct  du connaître et un mode pouvant trouver dans la vérité sa propre fin [2]. »

 

L’exemple d’écrit que monsieur Djaout nous a présenté, reflète le désarroi de certains types de discours islamiste contemporain qui se contente de manipuler certains termes techniques et scientifiques (paradigme, théorie, dichotomie, etc.…) pour donner un avant goût scientifique à son contenu et dissimuler son incapacité à relever les vrais défis dans le domaine de la pensée que le penseur musulman est censé relever, la condition sans laquelle ne peut prétendre au statut de témoin ou représenter la continuité dans l’héritage des prophètes.

 

Il est tout à fait libre à chacun de choisir telle ou telle façon de servir  telle ou telle cause, mais il ne faut pas donner à son choix personnel une valeur théorique voire dogmatique qui dévalorisent les autres choix ; car cela est l’esprit qui produirait de l’anathème. 

 


[1] Vocation de l’Islam, p.79, Ed Seuil, 1954.

[2] J.Baechler, nature et histoire, p.607, Ed. Puf.





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