« Il y a un danger à traiter quelqu’un de mécréant. Il n’y en a pas à se taire. » AL-GHAZÂLÎ, Faysal, p. 144
« Ah, dunque la calunnia cos’e’ voi non sapete ? »
G. ROSSINI - C. STERBINI, Il Barbiere di Siviglia, Acte I, Scène 12
« Ah, dunque la calunnia cos’e’ voi non sapete ? »
G. ROSSINI - C. STERBINI, Il Barbiere di Siviglia, Acte I, Scène 12
L’exemple venant d’aussi hautes sphères politiques, nul étonnement que les pires accusations prolifèrent aujourd’hui à l’encontre du Shaykh de l’Islam mamlûk. Trois charges principales sont généralement retenues contre lui : 1) avoir poussé au jihâd de manière inconditionnelle, en divisant strictement le monde en demeure de l’Islam (dâr al-islâm) et en demeure de la guerre (dâr al-harb) ; 2) avoir justifié – sinon encouragé – la révolution et le tyrannicide ; 3) avoir prononcé – et appelé à – des anathémisations (takfîr) tous azimuts.
Quelques exemples…
Natana J. Delong-Bas, de l’Université de Georgetown, reproche à Ibn Taymiyya d’avoir « épousé la division du monde en deux sphères absolues et mutuellement exclusives – le pays de l’Islam (dâr al-islâm) et le pays de la mécréance (dâr al-kufr) –, ce qui pour lui décrivait à la fois un statut (musulman par opposition à infidèle) et une relation nécessairement hostile entre les deux [iii] ». Elle le juge en outre différent des autres ulémas par « son empressement à traiter de mécréant (kâfir) quiconque prétend être musulman mais n’agit pas comme l’un d’eux, conformément aux précisions que lui donne [iv] ». Pour Johannes Jansen, de l’Université d’Utrecht, aux Pays-Bas, « Ibn Taymiyya n’hésite pas à menacer de guerre et de takfîr quiconque dévie, ne serait-ce que d’une manière minimale. Dans le cas d’Ibn Taymiyya, ces menaces furent lancées contre les gouvernants de son temps. S’ils permettaient à leurs sujets d’avoir des opinions et de commettre des actes qui ne correspondaient pas à ses propres vues, ces gouvernants étaient étiquetés “ apostats ” et devaient être traités en conséquence. Cette opinion est connue comme takfîr al-hâkim, littéralement donner au gouvernant l’étiquette “ apostat ”[v]. » Selon Bernard Haykel, professeur de Loi islamique à l’Université de New York, « l’importance d’Ibn Taymiyya consiste en ceci : il était prêt à traiter d’hérétique ses coreligionnaires musulmans qui ne partageaient pas ses vues. Plus important encore, il déclara permis de faire la guerre contre les gouvernants musulmans qui n’appliquaient pas la Sharî‘a (il préconisa la guerre contre les Mongols qui avaient déclaré être musulmans mais n’appliquaient pas la Loi islamique[vi]. » D’après Menahem Milson, professeur de littérature arabe à l’Université hébraïque de Jérusalem, « pour Ibn Taymiyya, un gouvernant musulman qui commet de graves péchés ou applique des lois étrangères (c’est-à-dire non-islamiques) a le même statut qu'un apostat (murtadd) et devrait être mis à mort. Par conséquent, mener le jihâd contre de tels gouvernants est un devoir religieux[vii]. » Même approche, mais en une formule plus lapidaire, sur un site français se présentant comme celui de « la contre-révolution (contre-néolibérale) », Autonomie : « Le jihâd, chez Ibn Taymiyya déjà, son théoricien, est avant tout un appel au tyrannicide[viii] ».
Quelques exemples…
Natana J. Delong-Bas, de l’Université de Georgetown, reproche à Ibn Taymiyya d’avoir « épousé la division du monde en deux sphères absolues et mutuellement exclusives – le pays de l’Islam (dâr al-islâm) et le pays de la mécréance (dâr al-kufr) –, ce qui pour lui décrivait à la fois un statut (musulman par opposition à infidèle) et une relation nécessairement hostile entre les deux [iii] ». Elle le juge en outre différent des autres ulémas par « son empressement à traiter de mécréant (kâfir) quiconque prétend être musulman mais n’agit pas comme l’un d’eux, conformément aux précisions que lui donne [iv] ». Pour Johannes Jansen, de l’Université d’Utrecht, aux Pays-Bas, « Ibn Taymiyya n’hésite pas à menacer de guerre et de takfîr quiconque dévie, ne serait-ce que d’une manière minimale. Dans le cas d’Ibn Taymiyya, ces menaces furent lancées contre les gouvernants de son temps. S’ils permettaient à leurs sujets d’avoir des opinions et de commettre des actes qui ne correspondaient pas à ses propres vues, ces gouvernants étaient étiquetés “ apostats ” et devaient être traités en conséquence. Cette opinion est connue comme takfîr al-hâkim, littéralement donner au gouvernant l’étiquette “ apostat ”[v]. » Selon Bernard Haykel, professeur de Loi islamique à l’Université de New York, « l’importance d’Ibn Taymiyya consiste en ceci : il était prêt à traiter d’hérétique ses coreligionnaires musulmans qui ne partageaient pas ses vues. Plus important encore, il déclara permis de faire la guerre contre les gouvernants musulmans qui n’appliquaient pas la Sharî‘a (il préconisa la guerre contre les Mongols qui avaient déclaré être musulmans mais n’appliquaient pas la Loi islamique[vi]. » D’après Menahem Milson, professeur de littérature arabe à l’Université hébraïque de Jérusalem, « pour Ibn Taymiyya, un gouvernant musulman qui commet de graves péchés ou applique des lois étrangères (c’est-à-dire non-islamiques) a le même statut qu'un apostat (murtadd) et devrait être mis à mort. Par conséquent, mener le jihâd contre de tels gouvernants est un devoir religieux[vii]. » Même approche, mais en une formule plus lapidaire, sur un site français se présentant comme celui de « la contre-révolution (contre-néolibérale) », Autonomie : « Le jihâd, chez Ibn Taymiyya déjà, son théoricien, est avant tout un appel au tyrannicide[viii] ».
Le pompon revient vraisemblablement à Guy Sorman, professeur à l’Institut des Sciences Politiques de l’Université de Paris, lorsque, dans un ouvrage récent [ix], il écrit : « Alors que les soufis s’accommodent de tout pouvoir pourvu qu’il s’oppose au désordre, le courant fondamentaliste, lui, n’exclut pas le devoir de révolte. Le premier auteur influent à légitimer la révolte fut Ibn Taymiyya, l’un des derniers grands philosophes musulmans, contemporain d’Ibn Khaldûn, critique de la raison aristotélicienne ; mais par-delà son œuvre philosophique, il reste l’initiateur d’une tradition d’islam radical ininterrompue depuis son temps. Il vécut à Bagdad, assista à la chute du califat des Abbassides en 1258 et à leur remplacement par une dynastie mongole. Celle-ci n’était-elle point musulmane ? Selon Ibn Taymiyya, ces Mongols n’étaient musulmans qu’en surface, ils persistaient à suivre les codes de leurs ancêtres plutôt que la charia : des pseudo-convertis, des marranes musulmans ! Ibn Taymiyya les déclara apostats, ce qui impliquait que tout bon musulman les renversât. Cette fatwa inaugura une révolution théologique et politique : il n’est des mouvements islamiques intégristes qui ne s’en réclament… »
Dans un texte souvent attribué à Shams al-Dîn al-Dhahabî (m. 748/1348), Ibn Taymiyya est accusé d’avoir « de manière répétée avalé le poison des philosophes et de leurs œuvres[x] ». De là à faire de lui « l’un des derniers grands philosophes musulmans », il y a cependant un pas… Quant à le juger « contemporain d’Ibn Khaldûn », c’est ignorer qu’il mourut en 728/1328 et que le penseur maghrébin ne naquit qu’en 732/1332 ! On ne se formalisera cependant pas d’une erreur aussi anodine, non plus d’ailleurs que des affirmations que le grand théologien de Damas « vécut à Bagdad » alors qu’il n’alla jamais en Iraq, ou qu’il « assista à la chute du califat des Abbassides en 1258 » alors qu’il ne naquit qu’en 661/1263 !… On excusera aussi, bien sûr, le télescopage de quelques dizaines d’années seulement ayant conduit à relier les fetwas anti-mongols d’Ibn Taymiyya à la destruction de Baghdâd par les hordes mécréantes de Hûlâgû en 1258 plutôt qu’aux projets d’invasion de la Syrie par ses successeurs entretemps devenus musulmans, les îlkhâns Ghâzân et Öljâytû, dans les années 700/1300 et suivantes. On pardonnera, enfin, la légère confusion du brillant professeur de philosophie politique entre « devoir de révolte » contre les autorités et devoir de résistance à un envahisseur. Si de fait Ibn Taymiyya déclara les Tatars apostats, ce ne fut en effet pas pour que « tout bon musulman les renversât » mais, plutôt, contribuât à les expulser de Syrie et à les repousser au-delà de l’Euphrate… Quand l’eau arrosant les jardins de l’Académie provient d’un tel puits de fausse science, s’étonnera-t-on de cueillir sur internet une fleur aussi grotesque que l’explication suivante du wahhâbisme : « Cette idéologie avait été théorisée dès le XIIe siècle par le Turc Ibn Taymiyya, qui mourut dans un cachot de Bagdad, condamné par les califes pour son intégrisme[xi] » ?!
Et tout cela alors qu’il suffit de consulter quelques écrits mêmes d’Ibn Taymiyya pour se rendre compte que sa pensée n’est nullement simpliste, ni extrême…
Dans un texte souvent attribué à Shams al-Dîn al-Dhahabî (m. 748/1348), Ibn Taymiyya est accusé d’avoir « de manière répétée avalé le poison des philosophes et de leurs œuvres[x] ». De là à faire de lui « l’un des derniers grands philosophes musulmans », il y a cependant un pas… Quant à le juger « contemporain d’Ibn Khaldûn », c’est ignorer qu’il mourut en 728/1328 et que le penseur maghrébin ne naquit qu’en 732/1332 ! On ne se formalisera cependant pas d’une erreur aussi anodine, non plus d’ailleurs que des affirmations que le grand théologien de Damas « vécut à Bagdad » alors qu’il n’alla jamais en Iraq, ou qu’il « assista à la chute du califat des Abbassides en 1258 » alors qu’il ne naquit qu’en 661/1263 !… On excusera aussi, bien sûr, le télescopage de quelques dizaines d’années seulement ayant conduit à relier les fetwas anti-mongols d’Ibn Taymiyya à la destruction de Baghdâd par les hordes mécréantes de Hûlâgû en 1258 plutôt qu’aux projets d’invasion de la Syrie par ses successeurs entretemps devenus musulmans, les îlkhâns Ghâzân et Öljâytû, dans les années 700/1300 et suivantes. On pardonnera, enfin, la légère confusion du brillant professeur de philosophie politique entre « devoir de révolte » contre les autorités et devoir de résistance à un envahisseur. Si de fait Ibn Taymiyya déclara les Tatars apostats, ce ne fut en effet pas pour que « tout bon musulman les renversât » mais, plutôt, contribuât à les expulser de Syrie et à les repousser au-delà de l’Euphrate… Quand l’eau arrosant les jardins de l’Académie provient d’un tel puits de fausse science, s’étonnera-t-on de cueillir sur internet une fleur aussi grotesque que l’explication suivante du wahhâbisme : « Cette idéologie avait été théorisée dès le XIIe siècle par le Turc Ibn Taymiyya, qui mourut dans un cachot de Bagdad, condamné par les califes pour son intégrisme[xi] » ?!
Et tout cela alors qu’il suffit de consulter quelques écrits mêmes d’Ibn Taymiyya pour se rendre compte que sa pensée n’est nullement simpliste, ni extrême…
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[i]. D. Benjamin & S. Simon, The Age of Sacred Terror, New York, Random House, 2002, p. 43.
[ii]. T. H. Kean, The 9/11 Commission Report. Final Report of the National Commission on Terrorist Attacks Upon the United States, New York - Londres, W. W. Norton & Company, 2004, ch. 12, p. 362.
[iii]. N. J. Delong-Bas, Wahhabi Islam : From Revival and Reform to Global Jihad, Londres, I. B. Tauris, 2004, p. 248.
[iv]. N. J. Delong-Bas, Wahhabi, p. 248.
[v]. J. J. G. Jansen, Muslim Victims of Jihad, site International Humanist and Ethical Union, 13 mai 2005. Sur internet : www.iheu.org/modules/bfsection/article.php?page=1&articleid=409.
[vi]. B. Haykel, Radical Salafism: Osama’s Ideology, in DAWN, 2001. Sur internet : muslim-canada.org/binladendawn.html.
[vii]. M. Milson, Réforme et islamisme dans le monde arabe aujourd’hui, in Cahier spécial, n° 34, The Middle East Media Research Institute (MEMRI), 2 Novembre 2004. Sur internet : www.nuitdorient.com/n2220.htm.
[viii]. Autonomie, Pendant les attentats, le bourrage de crâne continue (Communiqué du 09.11.2001). Sur internet : www.autonomie.org/messages/011109.htm.
[ix]. G. Sorman, Les enfants de Rifaa : musulmans et modernes, Paris, Fayard, 2003, p. 61-62.
[x]. Voir Y. Michot, Vanités intellectuelles… L’impasse des rationalismes selon le Rejet de la contradiction d’Ibn Taymiyya, in Oriente Moderno, XIX (LXXX), n. s., Rome, 2000, p. 600.
[xi]. Anonyme, Le Wahhabisme, in The Europ@sian News, n° 99, 25 sept. 2001. Sur internet : www.europasia.org/99.html. Autre fleur pourrie : « Ahmed Taqi el-Dinne Ibn Taymiyya, juriste et théologien né à Damas en 1236 [sic!] et mort presque centenaire (dans un cachot) en 1328 […] Ibn Taymiyya est à l’origine d’un concept justifiant aujourd’hui bien des actions djihadistes ; ainsi, un gouvernement musulman qui n’appliquerait pas intégralement la charia devra être combattu comme pouvoir apostat » (Cl. Moniquet, Le Djihad. Histoire secrète des hommes et des réseaux en Europe, Paris, Ramsay, « Document », 2004, p. 47-48.
Selon R. Irwin, éditeur du Times Literary Supplement pour le Moyen Orient, « il fallait résister aux régimes corrompus et les renverser. Afin de trouver un saint précédent et une légitimation à une telle résistance, [Sayyid] Qutb fut obligé d’en revenir à l’époque des sultans Mamlûks d’Égypte et aux écrits d’Ibn Taymiyya (1268 [sic!]-1328). Taymiyya [re-sic!], un puriste islamique quelque peu mauvais coucheur, avait clairement exprimé son opposition à presque tout ce qui n’était pas explicitement sanctionné par le Coran et le Prophète, son intransigeance le menant plusieurs fois à être en conflit avec les Mamlûks et conduisant à son emprisonnement. Quand ils se trouvèrent eux-mêmes en guerre avec les Îlkhâns mongols musulmans d’Iran, les Mamlûks lui demandèrent cependant un jugement sanctionnant la nature sacrée de leur cause et, surprise, il acquiesca. Il déclara qu’alors même qu’ils pouvaient avoir embrassé l’Islam, les Mongols ne suivaient absolument pas toutes les prescriptions de la religion et que, partant, c’étaient des païens jâhilîs contre qui le jihâd devait être mené. Le verdict de Taymiyya a servi de justification aux mouvements de résistance islamique depuis les années 1950. Il fut cité par les assassins de Sadate en 1981 et est aussi utilisé pour justifier la lutte contre la monarchie séoudienne » (R. Irwin, Is this the man who inspired Bin Laden?, in The Guardian, 1 nov. 2001. Sur internet: www.guardian.co.uk/g2/story/0,3604,584478,00.html.