TROIS QUESTIONS À OLIVIER ROY
Vos précédents ouvrages se sont principalement concentrés sur l'interaction entre le religieux et le politique, et plus précisément la possibilité de penser religieusement la question de l'État. Dans La Sainte Ignorance, vous passez à une interrogation à priori radicalement différente qui se penche sur les relations entre religion et culture. Pouvez vous nous expliquer ce revirement ?
Olivier Roy : En étudiant les relations entre religieux et politique, j'ai compris qu'une des raisons de ce que j'ai appelé, pour l'islam, l'échec de l'islam politique (mais on pourra dire la même chose de la droite religieuse américaine), vient de ce que le fameux « retour du religieux » relève d'une mutation plus générale, dont la politisation et l'idéologisation ne sont qu'un aspect.
C'est précisément la déconnexion des marqueurs religieux de leur ancrage dans une culture (appelons la « traditionnelle ») qui les rend « flottants » et adaptables à d'autres systèmes de références.
Dans le cas de l'islamisme, c'est bien sûr un paradigme politique occidental moderne qui se trouve reformulé en termes islamiques : la révolution, la prise du pouvoir étatique et le remodelage de la société par en haut.
Mais parallèlement (et pas forcément chronologiquement), les marqueurs islamiques flottants se reconnectent à des marqueurs culturels également flottants car venus d'ailleurs : on a donc ici bien le rap islamique, le fast-food halal, la « mode islamique » (tessetür en Turquie), etc.
Travaillant sur les phénomènes de conversion, j'ai observé que cela fonctionnait aussi pour les autres religions. J'ai donc décidé d'aborder une théorie générale des relations entre religion et culture, en partant de la prédication et de la conversion.
Dans votre itinéraire intellectuel, La Sainte Ignorance sonne un peu comme le moment d'une réhabilitation du religieux. Au sens où le religieux est non plus un simple objet d'instrumentalisation, mais un facteur agissant. Pouvez-vous nous en dire plus sur l'évolution du statut du religieux dans votre réflexion ?
O. R. : Je suis toujours frappé par l'incompréhension que suscite le religieux, c'est-à-dire, ici, la foi exhibée, non seulement dans notre société sécularisée (et laïque pour la France), mais aussi dans la recherche en sciences humaines, où il est constamment réduit à d'autres facteurs. Quand le religieux revendique sa spécificité, il apparaît comme bizarrerie ou fanatisme. Or cela ne colle pas avec mon expérience des milieux religieux.
Mais la réhabilitation du religieux dans ma recherche n'a rien à voir avec un jugement de valeur : le religieux peut-il apporter de valeurs qui manquent à la société sécularisée ? C'est l'angle par lequel les non-croyants bienveillants voudraient réhabiliter le religieux dans l'espace public, comme le montre, par exemple, le discours de Latran fait par le président Sarkozy
Mais mon approche n'est pas apologétique : je veux seulement montrer l'importance pour la démocratie de reconnaître un objet irréductible à sa propre déconstruction par les sciences humaines. Car l'appel à la pression politique pour ramener le religieux dans la boîte du privé pose un problème dans une perspective de démocratie libérale.
La pratique juridique, en revanche, est en fait plus souple et plus ouverte à cet objet : comment ramener dans l'ordre commun une revendication de l'absolu.
Le « religieux pur », c'est surtout un discours, une revendication. Mais, d'un point de vue anthropologique, le « religieux pur » est-il tenable sans un retour du social, sans un réancrage social et culturel du religieux ?comment penser alors ensemble la sainte ignorance et cet inévitable « retour du social » dans le religieux ?
O. R. : C'est toute la contradiction des mouvements religieux contemporains : ils sont entre une logique de déconnexion revendiquée d'avec la culture et une logique de prédication et de pastorale afin de trouver de nouveaux adeptes.
Or une fois que l'on a fait le plein des convertis individuels venus précisément parce qu'ils recherchent un produit religieux déculturé, deux problèmes se posent : comment maintenir ces convertis et born again, mais surtout leurs enfants, dans une pure communauté de foi, et comment toucher collectivement des milieux précis.
Dans les deux cas il faut bien, pour éviter de vivre comme une secte, reconnecter la pratique religieuse avec une forme de culture. C'est le but des « pastorales ». Mais il est intéressant de noter qu'aujourd'hui les pastorales, en particulier dans l'Église catholique, visent toujours en fait des « sous-cultures » : culture des jeunes, culture des migrants, milieux professionnels, etc. Les religions ont autant de mal à penser la culture que les sociétés sécularisées à penser le religieux.
Propos recueillis par Patrick Haenni.
Olivier Roy : En étudiant les relations entre religieux et politique, j'ai compris qu'une des raisons de ce que j'ai appelé, pour l'islam, l'échec de l'islam politique (mais on pourra dire la même chose de la droite religieuse américaine), vient de ce que le fameux « retour du religieux » relève d'une mutation plus générale, dont la politisation et l'idéologisation ne sont qu'un aspect.
C'est précisément la déconnexion des marqueurs religieux de leur ancrage dans une culture (appelons la « traditionnelle ») qui les rend « flottants » et adaptables à d'autres systèmes de références.
Dans le cas de l'islamisme, c'est bien sûr un paradigme politique occidental moderne qui se trouve reformulé en termes islamiques : la révolution, la prise du pouvoir étatique et le remodelage de la société par en haut.
Mais parallèlement (et pas forcément chronologiquement), les marqueurs islamiques flottants se reconnectent à des marqueurs culturels également flottants car venus d'ailleurs : on a donc ici bien le rap islamique, le fast-food halal, la « mode islamique » (tessetür en Turquie), etc.
Travaillant sur les phénomènes de conversion, j'ai observé que cela fonctionnait aussi pour les autres religions. J'ai donc décidé d'aborder une théorie générale des relations entre religion et culture, en partant de la prédication et de la conversion.
Dans votre itinéraire intellectuel, La Sainte Ignorance sonne un peu comme le moment d'une réhabilitation du religieux. Au sens où le religieux est non plus un simple objet d'instrumentalisation, mais un facteur agissant. Pouvez-vous nous en dire plus sur l'évolution du statut du religieux dans votre réflexion ?
O. R. : Je suis toujours frappé par l'incompréhension que suscite le religieux, c'est-à-dire, ici, la foi exhibée, non seulement dans notre société sécularisée (et laïque pour la France), mais aussi dans la recherche en sciences humaines, où il est constamment réduit à d'autres facteurs. Quand le religieux revendique sa spécificité, il apparaît comme bizarrerie ou fanatisme. Or cela ne colle pas avec mon expérience des milieux religieux.
Mais la réhabilitation du religieux dans ma recherche n'a rien à voir avec un jugement de valeur : le religieux peut-il apporter de valeurs qui manquent à la société sécularisée ? C'est l'angle par lequel les non-croyants bienveillants voudraient réhabiliter le religieux dans l'espace public, comme le montre, par exemple, le discours de Latran fait par le président Sarkozy
Mais mon approche n'est pas apologétique : je veux seulement montrer l'importance pour la démocratie de reconnaître un objet irréductible à sa propre déconstruction par les sciences humaines. Car l'appel à la pression politique pour ramener le religieux dans la boîte du privé pose un problème dans une perspective de démocratie libérale.
La pratique juridique, en revanche, est en fait plus souple et plus ouverte à cet objet : comment ramener dans l'ordre commun une revendication de l'absolu.
Le « religieux pur », c'est surtout un discours, une revendication. Mais, d'un point de vue anthropologique, le « religieux pur » est-il tenable sans un retour du social, sans un réancrage social et culturel du religieux ?comment penser alors ensemble la sainte ignorance et cet inévitable « retour du social » dans le religieux ?
O. R. : C'est toute la contradiction des mouvements religieux contemporains : ils sont entre une logique de déconnexion revendiquée d'avec la culture et une logique de prédication et de pastorale afin de trouver de nouveaux adeptes.
Or une fois que l'on a fait le plein des convertis individuels venus précisément parce qu'ils recherchent un produit religieux déculturé, deux problèmes se posent : comment maintenir ces convertis et born again, mais surtout leurs enfants, dans une pure communauté de foi, et comment toucher collectivement des milieux précis.
Dans les deux cas il faut bien, pour éviter de vivre comme une secte, reconnecter la pratique religieuse avec une forme de culture. C'est le but des « pastorales ». Mais il est intéressant de noter qu'aujourd'hui les pastorales, en particulier dans l'Église catholique, visent toujours en fait des « sous-cultures » : culture des jeunes, culture des migrants, milieux professionnels, etc. Les religions ont autant de mal à penser la culture que les sociétés sécularisées à penser le religieux.
Propos recueillis par Patrick Haenni.