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Religions

Milli Görüs France évince son président, dans les méandres d’une crise interne sans précédent

Rédigé par | Lundi 30 Mai 2022 à 13:00

           

Entre Fatih Sarikir et Milli Görüs, rien ne va plus. Celui qui était le visage de la CIMG France a été débarqué sans ménagement de la fédération turque qu’il représentait pendant plus d’une décennie. Tandis que la justice est saisie sur au moins un volet du conflit qui les oppose, les deux parties livrent leurs versions des faits auprès de Saphirnews. La guerre est ouverte.



Fatih Sarikir, qui était le visage de la CIMG France, a été débarqué sans ménagement de la fédération turque qu’il représentait pendant plus d’une décennie après une AG (contestée) tenue en avril. © CIMG France
Fatih Sarikir, qui était le visage de la CIMG France, a été débarqué sans ménagement de la fédération turque qu’il représentait pendant plus d’une décennie après une AG (contestée) tenue en avril. © CIMG France
Il s’agit là d’un fait inhabituel que de voir un conflit interne à une fédération turque éclater au grand jour. Mais Fatih Sarikir a estimé que la situation était, à ses yeux, suffisamment grave pour être dévoilée. Le président de la Confédération islamique Milli Görüs (CIMG) France était sur la sellette depuis des semaines ; il a été évincé de son poste début avril après avoir été aux responsabilités de l’organisation pendant 13 ans, d’abord en tant que secrétaire général pendant plus d’une décennie puis comme président ces deux dernières années. Il avait pris le poste le 29 novembre 2020, en pleine tempête politico-médiatique suivant l’assassinat de Samuel Paty, qui annonçait une autre autour de la charte des principes de l’islam de France, à la source d’une implosion du Conseil français du culte musulman (CFCM).

Fatih Sarikir dénonce aujourd’hui la tenue de deux assemblées générales « non-conformes aux statuts » de la CIMG France et de l’Union européenne pour la construction et le soutien des mosquées (UECM), association qui gère tel un waqf le patrimoine immobilier de l’organisation et dont Fatih Sarikir est le secrétaire général depuis plus de 10 ans (voir encadré). A l’issue de ces deux réunions organisées le 2 avril à Sevran, en région parisienne, qui plus est « au premier jour du mois du Ramadan », « à l’initiative » de Kemal Ergün, président général d’IGMG, l’organisation qui chapeaute depuis l’Allemagne l’ensemble des structures Milli Görüs en Europe, le Franco-Turc a été tout bonnement écarté.

Après l’AG de la CIMG France, c’est Emir Demirbaş, président de la fédération régionale de la CIMG Sud-Est, qui a été officiellement élu après un conseil d’administration dont les membres ont été « élus à l’unanimité des 242 délégués » représentant les mosquées. « Je condamne fermement ces méthodes en violation des règles statutaires, des principes de fraternité et de démocratie qui sont pourtant des valeurs fondamentales au sein de notre mouvement depuis plus 60 ans », a fait savoir Fatih Sarikir dans un communiqué en date du 9 mai.

Emir Demirbaş © CIMG France
Emir Demirbaş © CIMG France

Une accusation d'irrégularité réfutée par l’actuelle direction

Le CA comme l’AG de la CIMG France ont pourtant été convoqués par ses soins le 18 mars selon la convocation dont Saphirnews a obtenu copie en exclusivité. « Commanditée par le président d’IGMG, avec la coordination du trésorier de la CIMG et d’IGMG (dont nous choisissons de ne pas citer le nom, ndlr), et avec la complaisance de certains présidents de régions, une tentative a été orchestrée visant l’exclusion illégale de l’actuel président de la CIMG France » au cours du mois de février, faisait-il déjà savoir. C'est ce mois depuis lequel Fatih Sarikir n’avait d’ailleurs « plus aucune visibilité sur (les) comptes bancaires » car « les codes d’accès aux comptes bancaires de la CIMG France chez KT Bank à Cologne en Allemagne ont été modifiés, également sans autorisation », lit-on dans le document où Fatih Sarikir déclare avoir en conséquence « déposé plainte auprès des autorités compétentes ».

Le président d’alors avait alors inscrit à l’ordre du jour, entre autres, la « prise d’acte de la perte de leur qualité de membres et de leurs fonctions au conseil d’administration de la CIMG France » de trois vice-présidents et du trésorier de l’association, la « prise d’acte de la perte de la représentation » des fédérations régionales CIMG Ile-de-France et Sud-Ouest au sein du CA de la CIMG France, et, en conséquence, la « recomposition du conseil d’administration ».

Or, assure-t-il auprès de Saphirnews, « j'ai eu des informations le 31 mars sur le fait que des dizaines de personnes ont été convoqués à mon insu prévoyant également de bouleverser l'ordre du jour et de faire passer en force notamment une élection anticipée ». « De ce fait, le 1er avril, j’ai envoyé l'annulation de la tenue de l'AG du 2 avril, afin de nous donner du temps et faire l'AG ultérieurement dans de meilleures conditions. » Par ailleurs, l’ouverture à la recomposition du CA n’ouvrait pas le droit, selon Fatih Sarikir, à l'éviction d'un président « désigné pour un mandat de trois ans ».

Il n’en fut rien pour Eyub Sahin, porte-parole de la CIMG France, que Saphirnews parvient à joindre ces derniers jours. Il n’est pas pour habitude dans ces milieux d’étaler son linge sale en public… « C’est la première fois qu’on vit une chose pareille », déclare celui qui est aussi président de la fédération régionale Est, désigné vice-président du nouveau CA. Il balaye d’un revers de main les accusations de non-conformité aux statuts, notant que c’est Fatih Sarikir qui était absent d’une réunion qu’il a préalablement convoquée. Le jour même, « il a envoyé un huissier pour demander l’annulation de l’AG. La décision a été prise à l’unanimité de continuer », nous raconte-t-il.

Par ailleurs, « il est question dans sa convocation de former une nouvelle équipe » dans le CA, qui s’est donc « chargé d’élire un nouveau président ». « Tout a été fait dans les règles. Les présidents de mosquées se sont rassemblées et ont plébiscité un changement. Donc ce qui lui reste à faire, c’est de partir », nous lance Eyub Sahin. « La force de notre réseau se concentre dans l’assiduité et l’engagement. Nous remercions infiniment tous nos responsables régionaux, tous nos délégués et tous nos présidents de mosquées présents en ce 2 avril 2022. Il ne manquait personne ce jour-là, en dehors du président sortant, et le suffrage a donc pu se faire de la manière la plus démocratique possible. Aucune abstention ou vote blanc n’ont été recensés, ce qui représente pour nous un signe de stabilité et une confiance en notre administration », signifie la CIMG France dans une déclaration remise à Saphirnews et signée par 60 responsables de mosquées.

Un refus net du système de tutelle allemand

Son éviction, Fatih Sarikir l’explique par le fait qu’il fait « appel à des réformes » de la CIMG France depuis plusieurs mois. « Je ne propose ni plus ni moins qu’un système démocratique afin que les représentants des associations locales de Milli Görüs composent eux-mêmes le conseil d’administration des structures nationales auxquelles elles sont affiliées. Cela peut paraître naturel mais ce n’est absolument pas le cas chez nous », déclare-t-il.

En ce sens, il a adressé des propositions de « réformes structurelles indispensables » tant pour la CIMG France que pour IGMG « afin qu'elle puisse prospérer et servir parfaitement les générations futures ». En s’en tenant au niveau français où l’organisation turque revendique l’affiliation de 71 associations gestionnaires de mosquées, il souhaite que toutes « doivent devenir des membres de droit statutaire de CIMG France nationale », cette dernière devant « avoir une autonomie de décision pour répondre au contexte national ». Aussi, « le président et le Conseil d'administration de CIMG France doivent être élus par une Assemblée Générale réunissant l'ensemble des associations CIMG locales de France et ne pas inclure de membres d'IGMG Allemagne ». Or, ils sont aujourd’hui cinq sur les 11 membres du CA, les six autres étant les représentants des sections CIMG régionales.

« Bien que je les respecte humainement, ils ne peuvent pas prendre des décisions qui soient bénéfiques pour les structures françaises parce qu’elles n’en ont pas les compétences requises. Je ne vois pas au nom de quelles raisons ces personnes qui vivent et résident en Allemagne, qui ont des responsabilités au sein du QG d’IGMG, resteraient au sein du CA national », déclare Fatih Sarikir. Plus encore si elles ne sont pas francophones pour la plupart.

Kemal Ergün © CIMG France
Kemal Ergün © CIMG France

La charte du CFCM prise en exemple

S’il déclare ne pas vouloir « rouvrir le débat de la charte » des principes pour l’islam de France, il choisit tout de même d’en parler, celle-ci étant présentée comme « un exemple parmi d’autres » de « l’hypercentralisation du pouvoir au QG de Cologne » et du désir d’emprise d’IGMG sur les affaires françaises. « La décision de la signature ou non de la charte a été complètement pilotée par l’Allemagne et elle a été très mal gérée », assure Fatih Sarikir, qui faisait pourtant partie des fervents opposants à la signature de ce document controversé. Il assume tout en faisant comprendre qu’il aurait fallu la signer plus tôt même si son contenu n’était pas satisfaisante, les fédérations non signataires, mises à l’écart des cercles de discussion avec l’Etat, étant finalement arrivées à la même conclusion un an plus tard sur un document qui s’avère au bout du compte sans valeur contraignante.

Fatih Sarikir propose une réforme visant à l’autonomie de la CIMG France qui, à ses yeux, a régressé entre son arrivée dans la structure et aujourd’hui : « On ne peut pas continuer à avoir un système hypercentralisé. Il était justifié 50 ans plus tôt car le niveau de compétences des cadres dirigeants de la CIMG France était insuffisant par rapport aux Allemands. Maintenant, il faut aller de l’avant. » Avant d’ajouter : « Nos associations locales sont suffisamment matures pour qu’on puisse leur faire confiance et qu’ils élisent leurs dirigeants. Qu’on arrête leur infantilisation ! »

Sa demande n’a rien de sécessionniste vis-à-vis d’IGMG, nous martèle-t-il : « A l’image de l’Union européenne, il faut des règles communes (…). Mais en même temps, il faut que les organisations Milli Görüs de chaque pays aient une autonomie de gestion et de prise de décisions afin d’apporter le meilleur aux musulmans de chaque pays. » IGMG « doit se donner véritablement les moyens pour une gestion plus démocratique et faire évoluer son approche sous forme fédérale avec les structures nationales, sous la forme d'un partenariat solide et fraternel et non plus un système sous tutelle », explique-t-il aussi dans un communiqué.

Des raisons autres invoquées à son éviction

De telles déclarations sont incomprises du côté de la direction. D’abord, au sein de leur structure, « on agit en concertation avec IGMG. On n'est pas des marionnettes. Comme les membres d’IGMG peuvent avoir leur mot à dire au sein de la CIMG France, j’ai aussi mon mot à dire à IGMG en tant que délégué, cela va dans les deux sens », affirme Eyub Sahin. Certes, des membres du CA ne parlent pas français, mais « ce qui est important, c’est que chacun ait son rôle sans qu’il n’y ait besoin que tout le monde soit francophone. (…) Nous sommes aussi une association européenne. Eux sont là pour apporter leur expérience européenne », rétorque-t-il.

Est-ce en raison des propositions de réforme que la CIMG l’a débarqué ? Alors que Fatih Sarikir affirme bec et ongles les avoir fait à la direction d’IGMG « dans (son) dernier rapport le 22 février, suivi le 19 mars 2022 d’une publication officielle », Eyub Sahin assure : « On ne peut pas se fâcher sur des propositions dont on ignorait (la teneur). Il nous a dit (aux présidents de région, ndlr) qu’il en avait à nous faire sans jamais nous les exposer. Celles qu’il a présentées (publiquement), on les a apprises par les réseaux sociaux. » Il lui est plutôt reproché de vouloir instaurer « une dictature », en inadéquation avec ses souhaits affichés de « démocratie », et de « ne plus travailler avec les présidents régionaux et le comité », le CA, plusieurs semaines avant l’AG contestée. « Il avait son cercle d’amis en dehors de Milli Görüs » qu’il souhaitait placer dans les instances de la fédération et « cela n’a pas plu aux dirigeants ».

Des membres de Milli Görüs France réunis à l'AG du 2 avril. © CIMG France
Des membres de Milli Görüs France réunis à l'AG du 2 avril. © CIMG France

Seul contre tous ?

Si les versions des faits diffèrent, il est un point sur lequel ils s’accordent. La démarche de Fatih Sarikir a été perçue comme hostile. « Dans la culture et la tradition de Milli Görüs, on n’a effectivement pas l’habitude de dénoncer sur la place publique une décision prise par le président-général mais moi, j’ai toujours eu un franc-parler » dans le but de « proposer ce qu’il y a de mieux pour l’organisation », indique ce dernier.

« Ma proposition de réformes au sein de l’organisation a conduit au conflit de pouvoir dont vous êtes témoins aujourd’hui. A mon plus grand regret, toutes mes tentatives en vue d’aboutir à une solution par un dialogue fraternel se sont heurtées au "mur de Cologne" », déclare-t-il aussi dans un dernier communiqué paru vendredi 27 mai dans lequel il signifie être toujours « le président officiel de CIMG France » à la tête d’un conseil d’administration « remanié » et « nommé le 19 mai 2022 » qui « a d’ores et déjà initié les travaux de réformes nécessaires en vue de leur présentation lors de la prochaine assemblée générale ».

Quant à Eyub Sahin qui nous remet une déclaration à la préfecture établissant Emir Demirbaş à la présidence, il estime que Fatih Sarikir s’est lui-même mis en dehors du processus de l’istichara, la consultation, sur laquelle la CIMG est fondée depuis sa création. « On a toujours eu l’habitude de travailler tous ensemble. (…) On prend l’avis de tout le monde, de toutes les mosquées. Là, on a eu affaire à une personne qui a essayé de se donner tous les pouvoirs, de mettre la main sur Milli Görüs. On ne peut pas l’accepter. »

Entre Fatih Sarikir et la CIMG France, la rupture est récente mais bel et bien consommée. « Fatih Sarikir est une personne qui n’a pas peur d’aller à la confrontation, on peut lui reconnaître cette qualité. Mais les Turcs sont très disciplinés. Seul contre tous, il va être bien difficile pour lui de se faire entendre », reconnaît un responsable associatif turc qui veut garder l’anonymat. « Toute demande allant dans le sens d’une autonomie est inenvisageable. Peu n’importe l'organisation turque (DITIB ou CIMG, ndlr), elle est forcément mal vue. » Fatih Sarikir s'est longtemps accommodé d'un système qu'il critique aujourd'hui haut et fort ; « le changement est possible mais il faut voir si d’autres raisons, plus personnelles, pourraient se cacher dans ce conflit. »


Une bataille judiciaire autour de l'UECM amorcée

Entre Eyub Sahin et Fatih Sarikir, les relations ne sont plus au beau fixe pour le moins qu’on puisse dire. A l’issue d’une AG de l’UECM organisée le 2 avril à Sevran, Eyüp Şahin a en effet été désigné président en lieu et place de Kemal Ergün, qui occupait, soit dit en passant, le poste de président de la CIMG France avant Fatih Sarikir. « L'AG a été convoquée par Kemal Ergün en parfaite irrégularité », nous indique ce dernier. « Malgré mes nombreux rappels au respect des statuts qui ne lui permettaient pas d'organiser cette AG, il l'a quand même effectuée le même jour que pour la CIMG. »

La direction de la CIMG France ne déroule pas la même version des faits, l’AG ayant été « convoquée par le président sortant, en présence d’une extrême majorité des 29 délégués » pour le 2 avril. Avec pour ordre du jour le « renouvellement de la composition du conseil d’administration » selon le document en date du 16 mars auquel Saphirnews a pu avoir accès. Une AG qui a conduit là aussi à l’éviction de Fatih Sarikir de sa charge de secrétaire général.

Qui a raison, qui a tort ? C’est à la justice de trancher. Fatih Sarikir a lancé une procédure en référé pour faire annuler l’AG qui a mené à son éviction de l’UECM. Une audience s’est tenue vendredi 13 mai à Bobigny. « Il fallait mener une action », déclare-t-il. Pas au point, pour le moment, d’attaquer en justice la réunion de la CIMG France. Si Fatih Sarikir nous affirmait vouloir « privilégier le dialogue » pour favoriser « une solution qui soit honorable pour tout le monde », tout règlement à l’amiable semble aujourd’hui illusoire... La décision s’agissant de l’UECM a été mise en délibéré à la date du 3 juin.


Rédactrice en chef de Saphirnews En savoir plus sur cet auteur



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