Je ne vais pas m’en cacher, j’ai un intérêt tout personnel dans cette démarche. Elle participe à ma reconstruction. Ces rencontres m’offrent la possibilité de transformer une expérience douloureuse et traumatisante en quelque chose d’utile pour les autres mais aussi pour moi-même : là, je me sens utile.
La grande question que tout le monde me pose à présent est toujours la même : mais que peux-tu bien leur dire pour dissuader un éventuel candidat au départ glissé dans la salle ? Il y a-t-il une recette ? Une formule magique ? Il est vrai que nous sommes désormais tellement habitués à la représentation d’un candidat au départ proche d’un personnage sous l’emprise d’un sortilège que l’antidote à ce mal est peut-être dans le contre-sortilège.
La réponse à cette question est simple. Je leur raconte tout simplement quels ont été mon parcours et mon expérience. Je leur parle sans détour, sans omettre ni ajouter quoi que ce soit, avec tout le poids que j’ai encore sur les épaules des conséquences de ce voyage en Afghanistan.
Je n’ai pas de théories, d’analyses ni de recettes à leur vendre. Je n’ai que mon histoire. Elle leur est délivrée directement, sans filtre ni intermédiaire, et dans toute sa trivialité. C’est ce qui en fait sa force.
Raconter à ces jeunes, par exemple, comment les talibans se sont enfuis avec des valises de billets au lendemain du 11-Septembre, nous abandonnant à notre sort, c’est-à-dire à une mort certaine pour la plupart d’entre nous, est autrement plus persuasif sur la vraie nature de leur entreprise que tous les avertissements sur les techniques d’embrigadement.
Racontez la réalité d’un bombardement de B52 à ces jeunes et aucun d’entre eux n’y verra rien de glorieux, de valorisant et de désirable.
Je suis une interface, un pont entre diverses représentations de la réalité et celle dont j’ai été le témoin direct et l’acteur. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Si j’avais été un ancien des maquis algériens ou yéménites par exemple, un jihadiste quelconque comme il y en a tant, le principe même de ces rencontres ne fonctionnerait pas.
En s’approchant de moi, ces jeunes ne recherchent pas la proximité avec un ancien d’Afghanistan ni celle d’un jihadiste. Ils veulent s’approcher d’un mythe, d’un symbole aussi puissant que sous-estimé. Ce mythe, ce symbole, c’est Guantanamo.
Guantanamo, c’est l’arbitraire, le déni de justice, les grands principes du droit foulés au pied où, pour reprendre cette citation de Thucydide prisée par mon avocat Jacques Debray, « les plus forts tirent tout le parti possible de leur puissance tandis que les plus faibles n’ont qu’à s’incliner ».
Guantanamo, c’est le symbole de la guerre contre la terreur, une guerre considérée par beaucoup comme une guerre livrée contre les seuls musulmans, sinon contre l’islam.
Guantanamo, c’est les cages en plein air de camp X-Ray, les coups, les chiens, la privation sensorielle, les interminables positions de stress, le chaud, le froid, l’injection de produits inconnus, l’alimentation forcée, la simulation de noyade et bien d’autres méthodes assimilées à de la torture.
Voilà de quoi veulent s’approcher ces jeunes quand ils s’approchent de moi. Voilà pourquoi ils s’approchent de moi : à leurs yeux, j’incarne Guantanamo. Je traîne avec moi, comme un boulet, toutes les symboliques qui y sont attachées et j’ai décidé d’en faire quelque chose de bien et d’utile pour les autres, en espérant pouvoir m’en débarrasser un jour.
S’il y a donc une formule magique, une recette dans ce que je peux leur dire, elle réside là, dans la crédibilité attachée au personnage que je suis devenu parce que Guantanamo.
C’est pour cela que je compte tirer avantage du puissant pouvoir d’attraction de ce symbole et du formidable levier de persuasion qu’il représente.
Maintenant, je souhaiterais que nos représentants, nos hommes politiques, nos médias et tous ceux qui détiennent un pouvoir, prennent en compte le formidable capital d’empathie et de générosité qui existe au sein de la jeunesse de notre pays. C’est cette empathie qui m’est témoignée à chacune de mes rencontres avec cette jeunesse.
C’est ce même sentiment de générosité qui motive aussi un certain nombre de ceux qui partent vers la Syrie. Comment ne pas être révolté devant les exactions commises dans cette région du monde ? Comment ne pas sentir monter en soi la colère devant le laisser-faire de la communauté internationale ? Pourquoi négliger les sentiments d’horreur créés par un conflit dont la principale caractéristique semble être la sauvagerie ? Combien partent parce qu’ils ne peuvent se résoudre à regarder cela devant leurs écrans sans rien faire ?
Peut-être pourrait-on envisager des structures qui permettraient de satisfaire la légitime volonté de certains de venir en aide à des populations éprouvées, d’utiliser et de canaliser leur énergie et de faire honneur à la tradition humanitaire de notre pays. Cela diminuerait d’autant le nombre de départs de ceux qui n’envisagent pas de porter les armes ainsi que les risques qu’ils courent, une fois sur place, de se retrouver à combattre.
Je suggère aussi de considérer cette fuite en avant mortifère d’une partie de notre jeunesse comme la conséquence la plus extrême d’un sentiment de frustration qui ne touche pas seulement ceux qui se rendent dans des zones de guerre pour y chercher la mort.
Nombre de jeunes quittent la France, certains en effet vers la Syrie ou l’Irak. Bien d’autres, autrement équipés, la quittent pour les États-Unis, le Canada, le Brésil, l’Australie ou les pays du Golfe. Deux types de départs et de destinations pour des raisons qui se rejoignent : notre pays n’apparaît plus comme une terre d’opportunités pour sa jeunesse. Où se trouve notre projet commun ?
Aucune réponse sécuritaire n’endiguera jamais non plus un fort sentiment de frustration. J’entends les propositions de certains représentants politiques et je m’interroge. Confisquer des passeports ? Ils les brûlent eux-mêmes devant les caméras. Retirer la nationalité française ? Ils partent parce que cela fait bien longtemps qu’ils ne se considèrent plus comme Français.
Redonnez des passeports au contraire, luttez efficacement contre toutes les discriminations qui propagent le sentiment que certains de nos compatriotes sont moins citoyens que d’autres, faites en sorte que chacun se sente chez soi, chez nous. Pourquoi partir alors ?
Je m’interroge aussi sur l’absence de réponses à certains messages qui me touchent tout particulièrement. Il s’agit de ces vidéos où les exécutions de journalistes ou humanitaires occidentaux sont mis en scène avec un soin tout particulier. Le cadre est simple, composé d’un strict minimum d’éléments : un homme à genoux, son bourreau, un couteau, et la tenue orange des détenus de Guantanamo.
Qui peut encore douter de la puissance du symbole dont je vous parlais précédemment ? Qui peut encore nier que l’existence même du centre de détention de Guantanamo ne constitue pas un des plus efficaces outils de recrutement au service des jihadistes du monde entier en alimentant leur ressentiment contre l’Occident ?
De nombreuses personnalités américaines militent pour la fermeture du camp, non par sympathie pour les personnes qui y sont enfermées, mais parce qu’elles sont convaincues de son effet contre-productif.
Dès 2005, Joe Biden, l’actuel vice-président américain s’inquiétait des conséquences désastreuses de l’existence du camp pour l’image des États-Unis et des valeurs défendues par un monde occidental raillé pour sa capacité à donner des leçons de maintien au reste du monde.
Votre consœur, la sénatrice Dianne Feinstein, milite pour la fermeture du camp, de même que l’ex-général Wesley Clark qui estime que le symbole de Guantanamo fabriquerait plus de jihadistes que ses soldats ne sont en mesure de détruire.
Faut-il donc un si grand courage politique pour exiger des États-Unis qu’ils honorent au plus vite la promesse du président Obama de fermer Guantanamo ?
En prenant une position ferme sur cette question, la représentation française s’honorerait d’une position courageuse dont elle pourrait récolter d’immenses bénéfices sur la scène internationale. Elle porterait aussi un rude coup à la propagande jihadiste en lui ôtant un argument majeur.
Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs, j’ai aujourd’hui le sentiment d’avoir enfin été écouté. Je suis touché et honoré d’avoir été reçu en ces lieux par les parlementaires de mon pays.
****
Mourad Benchellali est l'auteur (avec Antoine Audouard) de Voyage vers l’enfer (Robert Laffont, 2006). Il tient un blog friendly-combatant où il témoigne de son expérience afin de dissuader les jeunes de partir vers les zones de conflits appelées « terres de jihad ».
La grande question que tout le monde me pose à présent est toujours la même : mais que peux-tu bien leur dire pour dissuader un éventuel candidat au départ glissé dans la salle ? Il y a-t-il une recette ? Une formule magique ? Il est vrai que nous sommes désormais tellement habitués à la représentation d’un candidat au départ proche d’un personnage sous l’emprise d’un sortilège que l’antidote à ce mal est peut-être dans le contre-sortilège.
La réponse à cette question est simple. Je leur raconte tout simplement quels ont été mon parcours et mon expérience. Je leur parle sans détour, sans omettre ni ajouter quoi que ce soit, avec tout le poids que j’ai encore sur les épaules des conséquences de ce voyage en Afghanistan.
Je n’ai pas de théories, d’analyses ni de recettes à leur vendre. Je n’ai que mon histoire. Elle leur est délivrée directement, sans filtre ni intermédiaire, et dans toute sa trivialité. C’est ce qui en fait sa force.
Raconter à ces jeunes, par exemple, comment les talibans se sont enfuis avec des valises de billets au lendemain du 11-Septembre, nous abandonnant à notre sort, c’est-à-dire à une mort certaine pour la plupart d’entre nous, est autrement plus persuasif sur la vraie nature de leur entreprise que tous les avertissements sur les techniques d’embrigadement.
Racontez la réalité d’un bombardement de B52 à ces jeunes et aucun d’entre eux n’y verra rien de glorieux, de valorisant et de désirable.
Je suis une interface, un pont entre diverses représentations de la réalité et celle dont j’ai été le témoin direct et l’acteur. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Si j’avais été un ancien des maquis algériens ou yéménites par exemple, un jihadiste quelconque comme il y en a tant, le principe même de ces rencontres ne fonctionnerait pas.
En s’approchant de moi, ces jeunes ne recherchent pas la proximité avec un ancien d’Afghanistan ni celle d’un jihadiste. Ils veulent s’approcher d’un mythe, d’un symbole aussi puissant que sous-estimé. Ce mythe, ce symbole, c’est Guantanamo.
Guantanamo, c’est l’arbitraire, le déni de justice, les grands principes du droit foulés au pied où, pour reprendre cette citation de Thucydide prisée par mon avocat Jacques Debray, « les plus forts tirent tout le parti possible de leur puissance tandis que les plus faibles n’ont qu’à s’incliner ».
Guantanamo, c’est le symbole de la guerre contre la terreur, une guerre considérée par beaucoup comme une guerre livrée contre les seuls musulmans, sinon contre l’islam.
Guantanamo, c’est les cages en plein air de camp X-Ray, les coups, les chiens, la privation sensorielle, les interminables positions de stress, le chaud, le froid, l’injection de produits inconnus, l’alimentation forcée, la simulation de noyade et bien d’autres méthodes assimilées à de la torture.
Voilà de quoi veulent s’approcher ces jeunes quand ils s’approchent de moi. Voilà pourquoi ils s’approchent de moi : à leurs yeux, j’incarne Guantanamo. Je traîne avec moi, comme un boulet, toutes les symboliques qui y sont attachées et j’ai décidé d’en faire quelque chose de bien et d’utile pour les autres, en espérant pouvoir m’en débarrasser un jour.
S’il y a donc une formule magique, une recette dans ce que je peux leur dire, elle réside là, dans la crédibilité attachée au personnage que je suis devenu parce que Guantanamo.
C’est pour cela que je compte tirer avantage du puissant pouvoir d’attraction de ce symbole et du formidable levier de persuasion qu’il représente.
Maintenant, je souhaiterais que nos représentants, nos hommes politiques, nos médias et tous ceux qui détiennent un pouvoir, prennent en compte le formidable capital d’empathie et de générosité qui existe au sein de la jeunesse de notre pays. C’est cette empathie qui m’est témoignée à chacune de mes rencontres avec cette jeunesse.
C’est ce même sentiment de générosité qui motive aussi un certain nombre de ceux qui partent vers la Syrie. Comment ne pas être révolté devant les exactions commises dans cette région du monde ? Comment ne pas sentir monter en soi la colère devant le laisser-faire de la communauté internationale ? Pourquoi négliger les sentiments d’horreur créés par un conflit dont la principale caractéristique semble être la sauvagerie ? Combien partent parce qu’ils ne peuvent se résoudre à regarder cela devant leurs écrans sans rien faire ?
Peut-être pourrait-on envisager des structures qui permettraient de satisfaire la légitime volonté de certains de venir en aide à des populations éprouvées, d’utiliser et de canaliser leur énergie et de faire honneur à la tradition humanitaire de notre pays. Cela diminuerait d’autant le nombre de départs de ceux qui n’envisagent pas de porter les armes ainsi que les risques qu’ils courent, une fois sur place, de se retrouver à combattre.
Je suggère aussi de considérer cette fuite en avant mortifère d’une partie de notre jeunesse comme la conséquence la plus extrême d’un sentiment de frustration qui ne touche pas seulement ceux qui se rendent dans des zones de guerre pour y chercher la mort.
Nombre de jeunes quittent la France, certains en effet vers la Syrie ou l’Irak. Bien d’autres, autrement équipés, la quittent pour les États-Unis, le Canada, le Brésil, l’Australie ou les pays du Golfe. Deux types de départs et de destinations pour des raisons qui se rejoignent : notre pays n’apparaît plus comme une terre d’opportunités pour sa jeunesse. Où se trouve notre projet commun ?
Aucune réponse sécuritaire n’endiguera jamais non plus un fort sentiment de frustration. J’entends les propositions de certains représentants politiques et je m’interroge. Confisquer des passeports ? Ils les brûlent eux-mêmes devant les caméras. Retirer la nationalité française ? Ils partent parce que cela fait bien longtemps qu’ils ne se considèrent plus comme Français.
Redonnez des passeports au contraire, luttez efficacement contre toutes les discriminations qui propagent le sentiment que certains de nos compatriotes sont moins citoyens que d’autres, faites en sorte que chacun se sente chez soi, chez nous. Pourquoi partir alors ?
Je m’interroge aussi sur l’absence de réponses à certains messages qui me touchent tout particulièrement. Il s’agit de ces vidéos où les exécutions de journalistes ou humanitaires occidentaux sont mis en scène avec un soin tout particulier. Le cadre est simple, composé d’un strict minimum d’éléments : un homme à genoux, son bourreau, un couteau, et la tenue orange des détenus de Guantanamo.
Qui peut encore douter de la puissance du symbole dont je vous parlais précédemment ? Qui peut encore nier que l’existence même du centre de détention de Guantanamo ne constitue pas un des plus efficaces outils de recrutement au service des jihadistes du monde entier en alimentant leur ressentiment contre l’Occident ?
De nombreuses personnalités américaines militent pour la fermeture du camp, non par sympathie pour les personnes qui y sont enfermées, mais parce qu’elles sont convaincues de son effet contre-productif.
Dès 2005, Joe Biden, l’actuel vice-président américain s’inquiétait des conséquences désastreuses de l’existence du camp pour l’image des États-Unis et des valeurs défendues par un monde occidental raillé pour sa capacité à donner des leçons de maintien au reste du monde.
Votre consœur, la sénatrice Dianne Feinstein, milite pour la fermeture du camp, de même que l’ex-général Wesley Clark qui estime que le symbole de Guantanamo fabriquerait plus de jihadistes que ses soldats ne sont en mesure de détruire.
Faut-il donc un si grand courage politique pour exiger des États-Unis qu’ils honorent au plus vite la promesse du président Obama de fermer Guantanamo ?
En prenant une position ferme sur cette question, la représentation française s’honorerait d’une position courageuse dont elle pourrait récolter d’immenses bénéfices sur la scène internationale. Elle porterait aussi un rude coup à la propagande jihadiste en lui ôtant un argument majeur.
Mesdames les Sénatrices, Messieurs les Sénateurs, j’ai aujourd’hui le sentiment d’avoir enfin été écouté. Je suis touché et honoré d’avoir été reçu en ces lieux par les parlementaires de mon pays.
****
Mourad Benchellali est l'auteur (avec Antoine Audouard) de Voyage vers l’enfer (Robert Laffont, 2006). Il tient un blog friendly-combatant où il témoigne de son expérience afin de dissuader les jeunes de partir vers les zones de conflits appelées « terres de jihad ».
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