L’Islam des origines : qu’était-ce donc ? Fred Donner, professeur d’Histoire du Proche-Orient à l’université de Chicago et auteur de Muhammad and the Believers. At the Origins of Islam (Harvard University Press, 2010), n’a pas de doutes : un mouvement d’une intense religiosité.
Rompant avec un paradigme interprétatif qui met en avant la motivation sociale et/ou nationale, l’historien américain se concentre sur le rôle central de la foi dans la prédication de Muhammad. « Une identité arabe fut un résultat non voulu du mouvement des croyants, non sa cause » (p. 219).
Rompant avec un paradigme interprétatif qui met en avant la motivation sociale et/ou nationale, l’historien américain se concentre sur le rôle central de la foi dans la prédication de Muhammad. « Une identité arabe fut un résultat non voulu du mouvement des croyants, non sa cause » (p. 219).
L’islam des origines qui ne s’appelait pas islam
Fred Donner avance dans son ouvrage trois thèses.
La première – loin d’être escomptée – est que le mouvement soit né effectivement dans l’Arabie centrale du VIIe siècle, sur un territoire encore partiellement païen. Mais ne pas adopter une approche hypercritique, qui récemment encore a inspiré de nombreux travaux scientifiques, ne signifie pas accepter en bloc l’historiographie musulmane traditionnelle. Exploitant les découvertes les plus récentes en matière d’archéologie et de numismatique et faisant appel aussi aux témoignages fragmentaires des peuples conquis, Donner réussit la difficile entreprise de trouver un équilibre entre les sources, esquissant un portrait à la fois convaincant et fascinant de ce que dut être l’Islam des origines. Qui ne s’appelait pas Islam...
La première – loin d’être escomptée – est que le mouvement soit né effectivement dans l’Arabie centrale du VIIe siècle, sur un territoire encore partiellement païen. Mais ne pas adopter une approche hypercritique, qui récemment encore a inspiré de nombreux travaux scientifiques, ne signifie pas accepter en bloc l’historiographie musulmane traditionnelle. Exploitant les découvertes les plus récentes en matière d’archéologie et de numismatique et faisant appel aussi aux témoignages fragmentaires des peuples conquis, Donner réussit la difficile entreprise de trouver un équilibre entre les sources, esquissant un portrait à la fois convaincant et fascinant de ce que dut être l’Islam des origines. Qui ne s’appelait pas Islam...
Cette deuxième thèse s’appuie sur une lecture attentive du Coran où, on le sait, les adeptes de Muhammad sont en général appelés « croyants » (mu’minûn). Muslimûn, d’où vient le français « musulmans », indique en revanche dans le Livre une attitude spirituelle de remise à Dieu, attribuée à des figures exemplaires tels Abraham ou les apôtres. Cet usage linguistique persiste sous les premiers successeurs de Muhammad, qui sont appelés « commandeurs des croyants » et non califes, tandis que le passage de « croyants » à « musulmans » ne se serait produit que vers la fin du VIIe siècle.
Le glissement sémantique d’un terme à l’autre – c’est la troisième thèse – témoignerait d’une révolution conceptuelle : sous Muhammad et les premiers califes, les Croyants auraient été un « mouvement religieux fortement monothéiste, intensément piétiste et œcuménique ou confessionnellement ouvert » (p. 75), ou bien « un mouvement monothéiste de réforme, plutôt que […] une nouvelle confession religieuse distincte des autres » (p. 87). En d’autres termes, ce qui allait devenir l’Islam englobait alors dans ses files des juifs et des chrétiens disposés à adhérer à la forme de monothéisme prêché par Muhammad tout en continuant à vivre selon leurs propres Lois. Ce n’est qu’aux Arabes païens que l’on aurait demandé, outre la profession de foi dans l’unicité divine, l’obéissance à la Loi que le Coran était en train d’énoncer.
Le glissement sémantique d’un terme à l’autre – c’est la troisième thèse – témoignerait d’une révolution conceptuelle : sous Muhammad et les premiers califes, les Croyants auraient été un « mouvement religieux fortement monothéiste, intensément piétiste et œcuménique ou confessionnellement ouvert » (p. 75), ou bien « un mouvement monothéiste de réforme, plutôt que […] une nouvelle confession religieuse distincte des autres » (p. 87). En d’autres termes, ce qui allait devenir l’Islam englobait alors dans ses files des juifs et des chrétiens disposés à adhérer à la forme de monothéisme prêché par Muhammad tout en continuant à vivre selon leurs propres Lois. Ce n’est qu’aux Arabes païens que l’on aurait demandé, outre la profession de foi dans l’unicité divine, l’obéissance à la Loi que le Coran était en train d’énoncer.
L’œcuménisme d’un mouvement religieux monothéiste
Selon Fred Donner, ce fut justement la nature « œcuménique » du mouvement qui favorisa la conquête du Proche-Orient, épuisé par un siècle de luttes entre Byzantins et Persans.
Bien que les sources arabes tendent à magnifier certains batailles rangées, les fouilles archéologiques menées ces dernières décennies suggèrent davantage une continuité plutôt qu’une rupture avec l’Antiquité tardive, sans pour cela nier l’existence d’une dimension militaire, puisque « déjà vers la fin de Muhammad, les Croyants n’étaient plus un simple mouvement piétiste avec un accent prononcé sur l’éthique et la dévotion envers Dieu, mais un mouvement de piété militante » (p. 85).
À l’époque des conquêtes, dont Fred Donner offre une synthèse remarquable en précision et efficacité, le choix de maintenir les tribus arabes conquérantes dans les campements-forteresses (amsâr) au lieu de les disperser dans les nouveaux territoires conquis fut probablement décisif pour le sort du mouvement. Celui-ci, évitant l’acculturation, se posa rapidement comme une réalité distincte et autonome par rapport aux autres communautés religieuses. Le changement en un sens exclusiviste allait se conclure à peu près avec le califat de ‘Abd al-Malik (685-705), dans le cadre de la refondation de l’empire après l’expérience traumatique des deux guerres civiles, mais des traces de la position plus anciennes sont encore bien visibles dans les sources, et surtout dans le Coran.
Conçu pour un lecteur non spécialiste, écrit avec un style savoureux, l’ouvrage de Fred Donner est déjà devenu un instrument indispensable pour comprendre ce que fut à l’origine le mouvement de Muhammad et comment il se développa jusqu’à devenir l’Islam. Les implications pour le présent sont immenses.
*****
Docteur en études orientales à l’Université Ca' Foscari de Venise, Martino Diez est directeur scientifique de la Fondation internationale Oasis et enseignant-chercheur en langue et littérature arabe à l'Université catholique de Milan. Première parution de l’article dans Oasis, 20 juillet 2016.
Bien que les sources arabes tendent à magnifier certains batailles rangées, les fouilles archéologiques menées ces dernières décennies suggèrent davantage une continuité plutôt qu’une rupture avec l’Antiquité tardive, sans pour cela nier l’existence d’une dimension militaire, puisque « déjà vers la fin de Muhammad, les Croyants n’étaient plus un simple mouvement piétiste avec un accent prononcé sur l’éthique et la dévotion envers Dieu, mais un mouvement de piété militante » (p. 85).
À l’époque des conquêtes, dont Fred Donner offre une synthèse remarquable en précision et efficacité, le choix de maintenir les tribus arabes conquérantes dans les campements-forteresses (amsâr) au lieu de les disperser dans les nouveaux territoires conquis fut probablement décisif pour le sort du mouvement. Celui-ci, évitant l’acculturation, se posa rapidement comme une réalité distincte et autonome par rapport aux autres communautés religieuses. Le changement en un sens exclusiviste allait se conclure à peu près avec le califat de ‘Abd al-Malik (685-705), dans le cadre de la refondation de l’empire après l’expérience traumatique des deux guerres civiles, mais des traces de la position plus anciennes sont encore bien visibles dans les sources, et surtout dans le Coran.
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Docteur en études orientales à l’Université Ca' Foscari de Venise, Martino Diez est directeur scientifique de la Fondation internationale Oasis et enseignant-chercheur en langue et littérature arabe à l'Université catholique de Milan. Première parution de l’article dans Oasis, 20 juillet 2016.
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