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Points de vue

Une réaction précipitée

Rédigé par Djaout Abdelaziz | Mardi 19 Avril 2005 à 00:00

           

Le texte qui suit a été écrit le jour de la publication de l’appel au moratoire de Tariq Ramadan. Une fois écrit, j’ai préféré ne pas le publier tellement les réactions que je commentais semblaient précipitées. Je me disais qu’après les réponses à chaud qui n’abordaient finalement pas le fond de la question, on allait sûrement lire des commentaires plus à propos pour éclairer le débat essentiel que nous souhaitons tous sur la question.



Le texte qui suit a été écrit le jour de la publication de l’appel au moratoire de Tariq Ramadan. Une fois écrit, j’ai préféré ne pas le publier tellement les réactions que je commentais semblaient précipitées.  Je me disais qu’après les réponses à chaud qui n’abordaient finalement pas le fond de la question, on allait sûrement lire des commentaires plus à propos pour éclairer le débat essentiel que nous souhaitons tous sur la question.  Malgré le recul des journées, le texte de mon frère Mohammed Mestiri, publié sur Saphirnet en date du 15 avril, reprend malheureusement à son compte les critiques précédentes et m’encourage donc à exprimer ici mon point de vue sur l’accueil (et les objections) que certaines écoles de pensée musulmane contemporaine semblent vouloir réserver à l’appel.  Outre le texte original, le lecteur trouvera à la fin de cette article un bref commentaire sur les points soulevés par Mohammed Mestiri.    

 

La réaction précipitée des oulémas

« Certes, ce sont les savants qui possèdent la plus grande crainte révérencielle » (Coran). 

« Les savants sont les héritiers des Prophètes » (Hadith)

L’islam apprend à ses adeptes qu’il est de mise d’accorder à leurs savants le respect le plus certain.  Et il n’est point dans notre intention en écrivant ce texte de remettre en question ce respect, au contraire.  C’est plutôt tel que nous l’ont eux-mêmes appris que nous osons aujourd’hui questionner la pertinence de la réponse que nos oulémas ont réservé à l’important appel que Tariq Ramadan a fait récemment et dans lequel il appelait à un moratoire sur l’application des hudûd et à un débat sur la légitimité de leur application dans les contextes que vivent actuellement les pays musulmans.

Nous questionnons leur réaction car elle nous a semblé précipitée. En effet, moins d’une heure après la publication de l’appel de Ramadan, islamonline.net, le plus important site musulman au monde, publiait les réactions par rapport à cette question de cinq éminents oulémas. Ces derniers, ignorants les questions posées dans l’appel et les arguments avancés pour les justifier, parlaient d’une seule voix pour signifier non seulement un « non » catégorique à l’appel, mais aussi une mise en question de sa légitimité et de sa pertinence.

Les objections de nos oulémas se regroupent en fait sous trois catégories. La première est celle du « timing ».  Bien que présente dans l’esprit de tous, cette question a été expressément évoquée par Salah Sultan, membre notamment du Conseil Européen de la fatwa et de la recherche, qui l’exprimait en terme de priorités. Pour lui, « un tel appel ne peut qu’accentuer les divergences et la discorde (entre les musulmans) autour d’une question qui n’est nullement une des priorités de la Oumma actuellement ».  Quelles sont donc les priorités actuelles de la Oumma et pourquoi l’arrêt de l’injustice qui frappe les faibles n’en fait pas partie ?  Sultan ne l’explique pas, même s’il admet par ailleurs être en accord avec Ramadan quant au fait que : « l’application des hudûd dans un pays (musulman) donné puisse constituer une injustice qui ne frappe que les pauvres, puisque ces jugements ne s’appliquent de fait que sur ces derniers tout en épargnant les riches et les gouvernants. »   

Par contre, outre l’injustice à corriger (ce n’est pas rien), et à la lecture du texte de l’appel, on voit que son auteur avait explicité la raison qui lui faisait dire « l’urgence » qu’il accordait à cette question.  M. Ramadan écrit : « La question de l’application du « code pénal islamique » dans les sociétés musulmanes (plus connu sous l’appellation discutable de la charia) est l’un des sujets les plus controversé dans le dialogue entre les « sociétés occidentales » et « le monde musulman » ».  Autrement dit, la question des hudûd, tout en confortant certains dans leur lecture apocalyptique des réalités du monde musulman, mine « le dialogue des civilisations » qui constitue l’outil par excellence pour désamorcer les attitudes et les postures belliqueuses qui structurent les relations actuelles entre les deux sphères. Il nous semble ici tout aussi pertinent de poser cette question : si ce n’est pas maintenant - au moment où l’application injuste des hudûd trahit le message de justice de l’islam - alors quand ?

La deuxième objection des oulémas portait sur le caractère public de l’appel.  Ils auraient tous préféré que la proposition de Ramadan soit discutée par des juristes au sein des divers conseils de la fatwa et autres associations d’oulémas.  Cette objection nous étonne d’autant plus que la question de l’application juste ou injuste des hudûd est une affaire publique de par sa nature et ne concerne donc pas les spécialistes du fiqh seulement.  En effet, s’il est normal de réserver aux oulémas le débat sur la question de fond (le sens et la portée des textes scripturaires concernant l’application des hudûd), il n’en demeure pas moins tout à fait légitime d’interpeller les masses musulmanes sur la question des injustices qui se font au nom de leur religion. En tant que simples musulmans, nous sommes à cet égard responsables de lever les injustices qui frappent nos coreligionnaires. Il nous apparaît en outre paradoxale d’entendre les mêmes voix, qui ont pendant des décennies exhorté les peuples musulmans à revendiquer l’application de la shari’a, refuser cette fois aux mêmes populations le droit d’assumer leur devoir devant Dieu et d’exiger la cessation des injustices commises au nom de leur religion, c’est-à-dire au bout du compte : en leur nom.

La troisième critique qui a été adressée par les savants questionnait l’utilité de l’appel.  Plus justement, les oulémas exprimaient leur crainte qu’il soit instrumentalisé par « les ennemis de l’islam ». Or, « les ennemis de l’islam », s’il en est, n’ont pas besoin – à notre humble avis – de cet appel pour poursuivre leur campagne de diabolisation.  Plus que l’appel, les faits et l’inquiétude qu’ils suscitent sont largement suffisants à cet égard.  Au contraire, l’appel, s’il reçoit l’écho qu’il mérite, peut priver les discours islamophobes d’une arme assassine qu’ils ne cessent de diriger contre tous ceux qui travaillent à expliquer et à promouvoir l’importance du dialogue des civilisations et des valeurs communes pour le salut de l’humanité.

En plus de ce qui précède, il y avait dans les réactions des oulémas deux autres types de commentaires qui, soit questionnaient les qualités intellectuelles de l’auteur de l’appel, soit cherchaient à invalider, en minimisant l’importance du phénomène, le diagnostic que fait Tariq Ramadan sur la situation des pays musulmans. Nous laissons le soin à Ramadan de défendre son expertise. Quant au diagnostic, il suffit de rappeler que : « … quiconque tuerait une personne non coupable d’un meurtre ou d’une corruption sur la terre, c’est comme s’il tuait tous les hommes.  Et quiconque sauverait une vie, c’est comme s’il faisait don de la vie à tous les hommes » (Coran).  Nous disons donc avec force que, sous les dictatures et les États de non droit que sont la majorité des pays musulmans, une main coupée, un homme ou une femme exécuté(e) ou lapidé(e), c’est une main, une exécution ou une lapidation de trop.  On gagnerait tous à le reconnaître et à travailler pour le changer.

Mohamed Mestiri : entre réfléchir et penser sans agir

Disons-le d’emblée : s’il est effectivement important de réfléchir, je crois que dans le cas qui nous intéresse, penser sans agir n’est pas acceptable…  et « revendiquer »  est d’un intérêt capital. Car, faut-il le rappeler, la question porte sur des injustices commises à l’encontre d’êtres humains et dont les conséquences sont graves. Nous savions que les penseurs et autres fonctionnaires de l’Institut International de la Pensée Islamique privilégient une compréhension purement intellectualiste de la crise du monde musulman et de sa solution. Nous connaissons aussi les efforts louables qu’ils ont fait dans la critique de l’activisme à outrance que certaines tendances du mouvement islamiste ont développée chez leurs membres. Il est aujourd’hui néanmoins important de comprendre que penser pour penser, c’est comme parler pour parler… et ce n’est, par ailleurs, pas plus utile ou efficace que s’activer pour s’activer.  Très tôt dans l’histoire de l’islam, la pensée musulmane refusait la dichotomie entre penser et agir, théorie et pratique. Dans le domaine de la foi comme dans celui de la pratique, la théorie musulmane ne vaut que par ses aspects pratiques comme la pratique musulmane ne peut être sans fondements théoriques. Bref, penser les fondements, comme nous y invite Mestiri, c’est bien ; les penser pour changer les réalités misérables du monde musulman, c’est encore mieux.

Mohamed Mestiri écrit : « Le moratoire semble exister de fait depuis des siècles, et peu de jurisprudence appartenant au dit monde musulman pratiquent les châtiments corporels aujourd’hui, à l’exception de la condamnation à mort, pratiquée même dans le pays modèle de libéralisme, démocratie et droits de l’homme, celui des USA ».   La phrase pose triplement problème.  Primo, « peu » ce n’est pas « aucune », comme « presque » n’équivaut pas à « jamais » … et minimiser ce n’est malheureusement pas corriger ou  réformer.  Secundo, les USA - qui soit dit en passant n’ont jamais été un modèle pour les réformateurs musulmans - n’exécutent pas au nom de l’islam.  Tercio, il est faux de dire que la condamnation à mort est l’exception dans l’application des hudûd. On lapide et on coupe les mains en Arabie Saoudite.  Le nier serait grave.

Pour conclure, il me semble que la réaction des oulémas comme celle de M. Mestiri dénote de la réalité de l’islamisme contemporain qui, en dépit de ses avancées certaines sur le plan de la pensée et de la mobilisation sociale, semble aujourd’hui piégé par sa propre dynamique.  Né dans le contexte de la colonisation, le mouvement semble avoir fortement imprégné les postures intellectuels de ses penseurs.  Ces derniers peinent à articuler un projet social axé sur la résolution des problèmes concrets que vivent les populations musulmanes, tellement ils ne conçoivent leur mission qu’à l’intérieur du paradigme de la déchirure idéologique induite par la présence surdéterminée et conflictuelle de la culture occidentale dans les combats contemporains des élites musulmanes.  Nous avons également peur que la critique de l’activisme par Mestiri ne soit une conséquence des échecs de la revendication politique (État islamique) de ces mouvements, qui inciteraient ainsi certains à diluer « la revendication » dans un discours savants sans aucune prise sur les réalités à réformer.

 





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