Autant que je me souvienne, mon premier « contact » avec Hamidullah remonte à l’année 1984. J’étais en Côte d’Ivoire. C’était le mois de Ramadan. Dans ma quête spirituelle, Dieu m’a permis de tomber sur un article en anglais signé Pr. M. Hamidullah. Puisque cet article portait l’adresse de l’éditeur (quelque part dans l’Océan indien) j’ai voulu témoigner de ma gratitude à ce Professeur « inconnu ». Je lui envoyai une lettre le remerciant pour son papier et une carte de vœux pour lui souhaiter une « bonne fin de Ramadan ».
Quelques semaines plus tard, je reçus sa réponse en provenance de Paris. Elle disait : « carte de vœux, gaspillage d’argent... Nous sommes un milliard de musulmans. Imaginez que chaque musulman envoie une carte de vœux pour 1,5 F. Cela fait trois milliards de francs de gaspillés pour l’Islam…». Tel fut mon premier échange pour le moins déroutant avec le professeur. A l’époque, je dirigeais une association d’étudiants et je souhaitais l’inviter dans mon pays. Je lui ai exprimé ma demande. Il évoqua son grand âge et me recommanda d’autres lectures…
Les premières conversations
Lorsque je suis arrivé en région parisienne pour poursuivre mes études, j’en avais informé Hamidullah par écrit en l’interrogeant sur les horaires de la Salat en France. Je pris le soin de glisser une enveloppe réponse avec cette lettre. Le professeur me répondit gentiment. Il n’utilisa pas mon enveloppe réponse. Il me la renvoya et m’offrit un timbre supplémentaire. Je lui écrivis de nouveau. Lui ai posé quelques questions. Lui renvoyai son timbre auquel j’avais ajouté un autre timbre réponse. Encore une fois, le Professeur répondit à mes questions. Dans son enveloppe, je trouvai les timbres que je lui avais envoyés et un bon lot de timbres supplémentaires. Les choses se passèrent ainsi pendant un moment… Ce curieux échange philatéliste autour de timbres sans valeur réelle m’amusa un moment. Mais j’étais jeune et débordant de fougue, ce nouveau jeu finit donc par m’agacer. Je laissais Hamidullah gagner la partie. Je n’avais aucune conscience du monument de science auquel je me frottais. Telles furent mes premières conversations avec Hamidullah : authentiques et inhabituelles.
Les Etudiants islamiques de France
Au cours de ces échanges, le professeur m’avait recommandé l’Association des Etudiants Islamiques en France (AEIF) qu’il avait fondé en 1962 et qu’il suivait de loin. Sur ses conseils, je devins membre régulier de l’AEIF.
Dans le groupe cosmopolite d’étudiants que nous formions, l’admiration vouée à Hamidullah était la chose la plus partagée de tous. Il ne venait jamais à notre local. Il y était pourtant présent. Par ses activités, ses écrits, ses conseils envoyés par courrier sur des demi-feuilles de papier recyclé, il faisait partie des nôtres. Nous avions réussi à relancer le magazine « LE MUSULMAN ». Le professeur lisait soigneusement cette revue d’étudiants. J’ai le souvenir d’exemplaires qu’il nous renvoyait avec ses annotations, ses corrections portant sur les noms de personnes, de lieux, les coquilles et les fautes d’orthographe. Parfois, quand nous avions commis trop de maladresses, il n’était pas content. Il le faisait savoir tout en nous encourageant.
La réédition de la revue nous attira un courrier abondant et de nombreuses questions de lecteurs. Le paysage médiatique islamique était encore assez pauvre. Hamidullah était notre « joker », disposé à répondre aux questions les plus directes, les plus saugrenues. Un lecteur demandait : « la guerre Iran-Irak, lequel des deux a raison ? » Hamidullah répondait, il avançait quelques arguments et citait des exemples choisis dans l’histoire de l’Islam... Une lectrice nous écrivait : « Un musulman a-t-il le droit de faire des attentats dans un pays non musulman ? ». Et le professeur répondait. Je prenais note, je répondais aux lecteurs. Les exemples sont nombreux, je ne peux me souvenir de tous. Il me reste l’impression générale que les réponses du professeur étaient mesurées et nuancées. Pour lui, la responsabilité individuelle n’était pas un vœu pieux, il la posait en exigence fondamentale.
L’influence spirituelle de Hamidullah était omniprésente à l’AEIF. Nous n’avions pas besoin de le nommer. Entre nous, nous l’appelions simplement : Le professeur.
Un maître pas comme les autres
Lorsque certaines tâches me furent confiées au sein de l’AEIF, je rencontrai le professeur à maintes reprises. A notre première rencontre je m’attendais à ce qu’il me pose de nombreuses questions sur mon pays, mes activités, mes études. Il n’en fut rien. Il me demanda simplement si j’avais une bourse d’étude et si j’avais de la famille en France. Au moment de partir, il me dit : « Dans ce pays, il y a des anges et il y a des diables. Tu es musulman, tu trouveras ici tout ce qu’il faut pour être un bon musulman. Tu trouveras aussi tout ce qu’il faut pour être un mauvais musulman ». Puis il m’encouragea à veiller à ce que le local de l’association ne soit jamais fermé, surtout durant les week-ends.
Au prime abord, je fus stupéfait par l’ampleur de ses publications et l’étendue de son savoir. Je fus presque étourdi par la quantité de livres et documents qui jonchaient son studio et au milieu desquels il vivait. Il était déjà à la retraite. Et pourtant il me donnait l’impression de manquer de temps. Aujourd’hui encore, cette impression de manque de temps, est l’un des souvenirs les plus vivaces que je garde de Hamidullah. De ma vie, je n’ai jamais rencontré une personne, à la retraite ou en activité, qui me donne autant l’impression chronique de manquer de temps.
Hamidullah était toujours impliqué dans un projet d’écriture. Il évoquait sans cesse des thèmes nouveaux, originaux et pointus à explorer. Il réclamait la réédition ou la traduction d’ouvrages d’auteurs dont je n’avais jamais entendu parler. Evoquant un ouvrage disparu qu’il avait réussi à reconstituer (à partir de dictionnaires et de citations qui en étaient tirées), il dit un jour : « c’est vrai, je l’ai fait. Mais j’étais fou. Je ne recommencerai plus ». Un autre jour où notre équipe de rédaction éprouvait des difficultés à boucler un dossier sur «l’Islam et la science », je me rendis auprès de lui pour recueillir ses conseils. Il me répondit qu’il était vieux et que c’était à nous, jeunes étudiants musulmans, de mener des recherches sur l’Islam. Je lui demandai alors :
- Si vous aviez mon âge, professeur, sur quel sujet travailleriez vous ?
- « La psychologie des munafikun » répondit-il instantanément.
- La psychologie ? M’étonnai-je.
- Oui…
- …
- Je m’intéresserais à «la psychologie des munafikun ». Répéta-t-il l’air pensif.
Je savais alors qu’il était juriste et qu’il avait enseigné le droit international. Je savais aussi qu’il avait passé quelques années en Arabie Saoudite pour mémoriser le texte du Coran en entier. Mais lorsque je rapportai l’anecdote à mes amis de l’AEIF, quelle ne fut ma surprise d’apprendre qu’il avait soutenu non moins de cinq thèses de doctorat sur l’histoire, la botanique et bien d’autres domaines encore. Mais il n’en parlait jamais. Autant que je me souvienne, il évoqua ses doctorats à une occasion. Ce jour là, il présentait une «boussole islamique ». C’était un petit boîtier équipé d’une aiguille magnétisée permettant de reconnaître la quibla, dans toutes les régions du monde. Brandissant l’instrument, il dit : « cette boîte est bien plus importante à mes yeux que tous les doctorats que j’ai soutenus »... Il n’en dit pas plus sur ses diplômes. Tel était le Hamidullah que j’ai connu : humble, discret, pétri de science et au service de la communauté.
Questions et réponses
L’hiver 1989 fut très froid à Paris. Après un cours qu’il venait de nous faire sur le traitement des minorités religieuses en Islam, j’accompagnai Hamidullah hors de la salle de conférence avec l’idée de le laisser à sa voiture. Durant son intervention, il nous avait raconté avec humour sa rencontre avec une religieuse chrétienne, ses visites au couvent en rase campagne et quelques détails sur la conférence qu’il avait donnée dans ce couvent. Je l’avais écouté en l’imaginant arriver au couvent, dans sa voiture, au milieu des religieuses vêtues de noir. Mais une fois dans la rue glacée, le professeur me tendit la main pour prendre congé. Ne sachant laquelle des voitures était la sienne, je lui demandai :
- Avez-vous réussi à vous garer dans la rue ?
- Mais je n’ai pas de voiture. Me dit-il naturellement.
- Alors, comment vous déplacez-vous, professeur ? Demandai-je surpris.
- En métro. Me dit-il avant d’ajouter : vous connaissez un autre moyen de déplacement ?
- …
J’étais encore étudiant. Et j’avais une voiture, «ma » voiture ! C’est ainsi que, sans grands discours, Hamidullah donnait des leçons à ceux qui ont eu l’occasion de l’approcher.
Une autre fois, dans des circonstances semblables, où il venait de nous parler d’éducation, je lui demandai s’il avait des enfants :
- Non. Me dit-il.
- Vous n’êtes pas marié ?
- Non.
- Vous ne vous êtes jamais marié ? Insistai-je.
- ...
- …
- Heureusement, ajouta-t-il :… Je n’aurais pas eu le temps de m’occuper de ma femme.
Ce manque de temps est l’une des nombreuses énigmes qui entourent le Hamidullah que j’ai connu. A chaque visite que je lui rendis, j’avais l’appréhension de le déranger. En apparence, il ne présentait pas de signe de stress. Aucun empressement visible. Mais je percevais une palpitation intérieure contenue. Comme s’il était pressé d’en finir avec moi pour s’en retourner à ses travaux. J’aurais bien aimé le prévenir de mes visites. Prendre rendez-vous par exemple. Cela était impossible : il n’avait pas de téléphone. « Je suis vieux plaisanta-t-il un jour. J’ai 85ans. Et je n’entends pas très bien avec mes deux oreilles », fit-il en montrant ses oreilles du doigt, l’une après l’autre.
De ce fait, les visites aux professeurs étaient un peu incertaines. Il y avait ces moments où il était disponible et accueillait ses visiteurs avec des bonbons à la menthe ou au miel. Il y avait ces moments où, quand je franchissais le seuil de son studio envahi par les livres, il se dressait derrière son bureau et demandait un peu brutalement : « qu’est ce qu’il y a ? ». J’appris assez tôt qu’il ne se formalisait pas en ces expressions de politesses mondaines auxquelles d’autres maîtres spirituels m’avaient habitué. Alors je lui posais mon problème sans faux détours. Il répondait presque instantanément. Comme s’il avait déjà réfléchi à mes questions. Puis silence. L’entretien était terminé. J’en concluais que je devais m’en aller, le laisser à son travail. Et je prenais congé. Parfois, ma visite avait duré moins de cinq minutes.
Quand le professeur prenait son temps
Avec un peu plus d’expérience, je trouvai une ruse qui me permit d’approcher le professeur sans éprouver l’impression contraignante de la pression du temps. J’avais remarqué qu’il se rendait à la grande mosquée de Paris pour y célébrer l’office du vendredi. Il s’installait dans la cour, à l’extérieur de la grande salle de prière. Presque toujours à la même place. Dans un coin, près de la porte d’entrée qui, les jours ordinaires, est réservée aux femmes. Il était donc face à un mur, une épaule contre un autre. Combien de temps arrivait-il avant la khutba ? Je ne saurais le dire. Je ne l’ai jamais vu arriver. Mais pendant longtemps, je l’ai trouvé à sa place. Il y était avant que je n’arrive. Je m’installais à distance respectable. Quelques rangées derrière lui. Une fois la salat terminée, je me rendais auprès de lui. Il était alors très calme et prenait son temps pour donner des détails et citer de multiples exemples.
Il y a toujours foule le vendredi à la mosquée de Paris. Nous étions débout au milieu de la foule grouillante. Quelques fidèles le reconnaissaient et venaient lui serrer la main. Il s’interrompait, rendait les saluts, puis reprenait ses explications. Quelques personnes se joignaient à moi pour écouter ses paroles. La communication n’était pas aisée. Je ne pouvais pas prendre note, il y avait du mouvement et, par-dessus tout, le professeur n’entendait pas bien.
Le premier vendredi où je l’abordai à la mosquée de Paris, le professeur me fit signe d’attendre. Puis il sortit de sa poche : un stylo à bille et une liasse de petites feuilles soigneusement prédécoupées. Il me tendit le tout. Je compris que je devais écrire ma question. Je me rangeai à son côté pour lui permettre de lire la question pendant que je l’écrivais. Je n’écrivais pas de phrase avec sujet, verbe et complément. Mais le professeur me comprenait très bien. Je griffonnais par exemple : «le voile à l’école ? ». Je soulignais le point d’interrogation. Il avait compris et il me répondait… Citait des exemples. Le Professeur citait souvent des exemples. Une autre fois je gribouillai : « Islam, fête de Noël ? ». Là, par exemple, je soulignai le mot « fête ». Le Professeur me répondit dans un large sourire. Ses réponses orales étaient précises ; généralement déroutantes par leur authenticité, leur cohérence et leur sagesse. Comme je l’ai dit, il n’avait pas cet air pressé que je lui connaissais dans d’autres circonstances. Mais il faisait souvent froid. Et nous étions régulièrement interrompus.
Je me souviens qu’il vint un moment où, sur plusieurs fiches distinctes, je préparais mes questions à l’avance. Je lui tendais une fiche. Il la regardait rapidement puis développait sa réponse. En général les autres questions que j’avais prévues sur le même sujet s’avéraient inutiles. En une réponse Hamidullah répondait à plusieurs de mes interrogations. Je me gardais donc de lui montrer les autres fiches. Tel était le Hamidullah que j’ai connu : pieux, doté d’une forte intuition et d’un impressionnant esprit de synthèse.
Le Professeur face à l'adversité
Une des œuvres incontournables du professeur retrace la vie du prophète. Elle comporte deux volumes édités par l’AEIF. Le stock étant épuisé, l’association avait prévu la réédition du livre. Dans l’attente de cette nouvelle édition, il nous vint l’idée, en collaboration avec la mosquée Adda-wa (Paris), de lui programmer un cycle de causeries sur le thème de son livre : « la Sira ». Ces causeries avaient lieu le dimanche après midi dans l’enceinte de la mosquée. Entre la Salat Dohr et la Salat Asr. C’est au sortir d’une de ces rencontres, qu’un jeune homme interpella le Professeur sur un ton fort belliqueux. Brandissant agressivement un exemplaire d’un des livres du professeur, pointant un doigt accusateur sur un passage souligné, il vociféra à l’attention du sage homme :
- « Vous avez écrit ceci sur l’Envoyé de Dieu ! Vous avez dit cela aussi…(il tourna des pages). C’est faux ! Vous m’entendez ? C’est faux ! Je ne suis pas d’accord… Je ne suis pas d’accord avec vous ».
La scène se déroulait sur le seuil de la mosquée. L’homme était vêtu d’un grand boubou blanc. La barbe abondante, oscillant avec frénésie au rythme de la colère qui ruinait le charme de son beau visage. Cet homme était musulman comme moi-même et comme le professeur. « L’Envoyé de Dieu » dont il parlait n’était nul autre que le prophète Muhammad, que la paix et la bénédiction de Dieu soient sur lui. Et pourtant… L’homme vilipendait Hamidullah ! Il faisait une tête de plus que moi-même et deux de plus que Hamidullah. J’eus peur, très peur un court instant, qu’il n’agresse physiquement le Professeur qui ne disait rien. Il poursuivit son invective par quelque citation du Coran ou de Hadith. Je ne me souviens plus. J’étais envahi par la peur. Sans mot dire, Hamidullah qui tenait encore ses chaussures à la main, se baissa pour les poser à ses pieds. L’homme le suivit dans son geste en lui brandissant le livre ouvert sous le nez. Le Professeur ne dit toujours rien. Il se releva, se tournant vers l’homme, il dit avec fermeté : « j’ai pris note que vous n’êtes pas d’accord avec moi ». Il enfila ses chaussures et se hâta de son pas agile vers la sortie sans se retourner. J’étais soulagé. L’agresseur, le livre à la main, déconcerté. Tel était le Hamidullah que j’ai connu. Serein face à l’adversité. Et résolument détourné des polémiques qui minent la communauté musulmane.
Pour la défense de l'Islam
Il n’empêche qu’un jour où je me rendis à son studio, je trouvai le professeur en conversation agitée avec quelques frères. Ils parlaient d’un livre qui venait d’être primé en Angleterre. Le professeur qui avait lu ce livre, le trouvait sans intérêt. Mais il jugeait que le prix accordé à ce livre était une offense pour les musulmans. Son emportement manifeste, contraire à ses habitudes, me gêna. Mais ma curiosité avait été éveillée. Je tendis l’oreille de plus bel. J’appris que le professeur avait écrit à des hommes politiques et à des chefs religieux. Je l’entendis dire qu’il venait d’écrire au Pape au sujet de ce livre. « Quel intérêt ? pensai-je. Puisque ce livre n’est même pas traduit en français ». Les journaux français n’en parlaient pas. Je pensai donc qu’il s’agissait d’une de ces querelles d’universitaires autour d’un livre écrit par un universitaire contre un autre universitaire. Je m’empressai d’oublier cet épisode. Seulement, quelques mois plus tard, les rues de Paris étaient noires de manifestants protestant contre le livre au sujet duquel Hamidullah avait écrit au Pape : les versets sataniques de Salman Rushdie. Ce livre est un chef d’œuvre d’hypocrisie. C’est un gros pavé, monté suivant le scénario d’un pamphlet poétique contre le prophète de l’Islam. Mais, pour s’en rendre compte, il faut avoir étudié la vie du prophète. Le professeur était de ceux qui ont étudié la vie du prophète. Il pouvait décoder les sobriquets mesquins de M. Rushdie sur le Prophète de l’Islam. Quand je lus les versets sataniques , je compris le courroux qui saisit le professeur, au point de le pousser à s’adresser au Pape. Tel était le Hamidullah que j’ai connu… Solitaire et actif, avec une longueur d’avance sur sa communauté.
Autant il prônait le dialogue entre les religions, autant Hamidullah militait pour la défense de l’Islam. Dans un livret intelligemment polémique à l’avantage de l’Islam, sous le titre de Islam et Christianisme , j’ai cru reconnaître sa plume. Ce livret non signé, existe à la fois en français et en anglais. Cent fois j’ai voulu en avoir le cœur net en lui posant directement la question. Mais le courage m’en a toujours manqué ! Aujourd’hui, je me dis : à quoi bon ? Puisque ce livre est instructif et qu’il donne une réplique rationnelle à tous ces écrivains qui peuvent impunément s’en prendre à notre religion.
Le maître sans visage
A la tête d’une armée de livres, à la source d’un fleuve d’initiatives, fondateur d’un gigantesque empire intellectuel, Hamidullah s’est toujours tenu loin des caméras et des photographes. Pour la plupart de ses lecteurs, il restera un maître sans visage. A l’exemple du Prophète de l’Islam, il déployait des efforts pour se protéger du culte de la personnalité. Quand un admirateur voulait le prendre en photo, il levait sa fine main dégarnie devant son visage et lui faisait signe : « Non ! Pas de photo ». Maintenant qu’il nous a quittés, j’imagine la difficulté des journaux à illustrer cet événement. A mon humble avis, une feuille de papier et un stylo à bille suffisent amplement à illustrer le professeur Hamidullah.
S’il est aisé de parler de son œuvre, de son enseignement, l’on est assez mal à l’aise pour parler de sa personnalité sociale. Il n’en parlait presque jamais. Hamidullah parlait beaucoup du prophète et des compagnons du prophète. Mais Hamidullah parlait très peu de lui-même. C’est pourquoi, en dehors de ses écrits, de ses opinions et de ses initiatives, le souvenir qu’il me laisse, est aussi celui de sa profonde discrétion, de sa piété et de sa perspicacité intellectuelle conjuguées avec son amour immense de l’Islam, son sens aigu de la responsabilité (individuelle et collective) qui se manifestaient par une brûlante passion de l’action au service de la cause de l’Islam. De ce maître qui a vécu presque un siècle de vie terrestre, je retiens aussi la hantise de perdre son temps.
Les disciples fidèles
Après mon expérience à l’AEIF, j’ai perdu le contact direct avec le professeur. Dans l’évolution spirituelle en Islam, le maître ne choisit pas ses disciples. Le disciple choisit son maître qui l’accueille (généralement) ou le refuse (rarement). Le cheminant musulman est parfois amené à changer de maître. Selon ce schéma, la sœur Sylviane-Maryam Waldura et son époux Ahmed-Miske surent, mieux que quiconque, rester des plus fidèles dans le sillage de Hamidullah. Par ce couple d’amis, j’appris la maladie puis l’hospitalisation du professeur à Paris. Ils le couvèrent de leurs attentions jusqu’à son rétablissement et son départ aux Etats Unis avec sa petite-nièce Sadida. Par leur intermédiaire, je suivis l’installation et le quotidien du professeur aux Etats Unis. C’est encore eux qui m’annoncèrent, ce 17 décembre, son retour à Dieu dans le message électronique suivant :
« Cher Amara… je t'annonce le décès de notre cher et bien aimé Professeur Hamidullâh ce matin même, il n'a pas souffert, il est décédé durant son sommeil. Que Dieu lui réserve une place au Paradis, accepte ses prières et son travail. Il sera enterré dans quelques heures. Peux-tu transmettre cette information autour de toi ! Je viens d'avoir sa petite-nièce au téléphone. Merci Amara ! Prions tous pour lui en souvenir de tout ce qu'il nous a enseigné ! As-Salâmu ‘Alaïkum»
La vraie mort du maître
La mort est un phénomène poignant. On a beau s’y attendre, on est toujours affligé par la mort d’un bien-aimé. La disparition physique d’un maître comme le professeur Hamidullah n’est pas une vraie mort. Qu’il s’agisse des prophètes de Dieu, qu’il s’agisse de « revivificateurs » lointains comme Al Ghazali, de farouches stratèges comme d’Abu Ala al Maoudoudi ou qu’il s’agisse de prolifiques contemporains comme Hamidullah, la seule mort véritable de ces grands hommes est la disparition de leurs enseignements.
Lorsque le professeur s’installa en France, les seules personnes capables de parler de l’Islam en français étaient les « orientalistes ». Généralement de bonne foi, ces intellectuels diffusaient les aspects qu’ils pouvaient appréhender d’une foi qu’ils ne partageaient pas. Mais l’Islam n’est pas qu’intellectuel. Elle est aussi expérience. Expérience vécue, conviction ressentie. En cela, la bonne foi a ses limites ! L’œuvre du professeur a contribué à combler le vide sur l’Islam en France et en Français. Il ne fut pas seul dans ce travail. Une des amies de Hamidullah, l’honorable Eva de Vitray-Meyerovitch, contribuera aussi à cette tâche par ses nombreuses traductions. Le maître René Guénon, par ses écrits mystiques, est aussi un des précurseurs d’un enseignement de l’Islam en langue française. D’une manière générale, il y avait très peu de travaux de maîtres musulmans sur l’Islam dans la langue française. C’est donc dans ce contexte, raconte Hamidullah, qu’une personne vint le voir un jour, à la recherche d’un exemplaire du Coran en langue française. Une telle traduction, faite par un musulman, n’existait pas encore. Le professeur reçut son interlocuteur et lui expliqua la situation. Puis il ajouta : « dès qu’il s’en alla, je commençai immédiatement à traduire le Coran ». Hamidullah fut ainsi le premier musulman à accomplir la tâche colossale de traduction de notre livre saint en français, à partir du texte arabe. Son travail demeure aujourd’hui encore, une référence indétrônable sans cesse rééditée. De ce point de vue, le professeur Hamidullah est bien vivant pour longtemps !
Mais la mort rôde autour de lui : les éditions-pirates de ses livres circulent dans certaines de nos librairies (islamiques ?). L’AEIF n’a jamais réussi à convaincre le professeur à engager des poursuites contre les faussaires. Il aurait suffit d’un mot de lui pour confondre certains d’entre eux. Hélas, il ne voulait pas tremper dans ce genre de débats publics opposant des musulmans à d’autres musulmans. C’est pourquoi je formule le vœu que des gens sérieux collaborent avec la famille du professeur afin de conserver ses écrits et de perpétuer leurs publications. Car, en mon sens, la véritable mort de Hamidullah sera la corruption de son enseignement. Les initiatives de cupides d'éditeurs constituent un grand danger dans ce sens.
En vérité nous sommes tous à Dieu et vers Lui est notre retour ultime. Puisse-t-Il accueillir Son serviteur Muhammad Hamidullah dans Sa Miséricorde. Amin.