Entrée de l’exposition « Intimités en migration » à la Maison de l’architecture Île-de-France © Marie Trossat
À l’automne 2020, le groupe Intimigr’ se constitue à l’Institut Convergences Migrations. Il réunit une quinzaine de chercheuses et chercheurs en anthropologie, sociologie, philosophie, géographie, architecture, qui enquêtent en France, en Europe et ailleurs, sur les politiques migratoires, auprès des personnes migrantes, à différentes étapes de leurs parcours migratoires. Les participant-e-s échangent en séminaire sur leurs enquêtes de terrain, leurs méthodologies et leurs relations avec leurs interlocutrices et interlocuteurs. Ils et elles conviennent de conjuguer écritures académiques et productions alternatives pour interroger et rendre compte de ce qu’est l’intimité en migration. Ainsi, un numéro thématique d’une revue de sociologie est en préparation pour le printemps 2025, après qu’une exposition visuelle et sonore se soit tenue à la Maison de l’Architecture Île-de-France, du 4 décembre 2023 au 6 janvier 2024.
Faire de l’intimité un opérateur socio-anthropologique pour comprendre les migrations
Les recherches d’Intimigr' mettent en avant les liens entre intimité, migration et subjectivation. Elles montrent que les sphères de l’intimité sont constitutives de la condition humaine et de la vie en société. L’intimité relève d’un agencement délicat des rapports à soi (capacité à se maintenir et à faire des choix), aux autres (avec lesquels il s’agit de composer une sphère intime, familiale, amoureuse, amicale, etc.) et aux choses (par un usage familier permettant l’aise et le repos) et participe de la définition de la condition migrante. Trois thématiques ont permis de saisir la complexité de ces rapports et de faire de l’intimité un opérateur socio-anthropologique de compréhension des migrations observées : l’habiter, le genre, et les relations affectives et familiales.
Tout d’abord, spatialement, l’intimité se déploie chez soi, mais aussi dans les espaces extérieurs. Ainsi, elle est particulièrement contrainte dans les lieux (inhospitaliers) d’hébergement destinés aux exilés, dans les appartements surpeuplés ou les dortoirs anonymes. Mais l’intimité est également constitutive de moments collectifs qui se produisent tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, à travers une forme d’attachement affectif aux rues, aux magasins, ainsi qu’aux odeurs et aux ambiances de la ville.
Au-delà de lieux de repli, le déploiement d’une sphère intime réclame donc aussi des lieux publics et des relations avec des proches. Pour se déployer, une sphère intime demande finalement « un lieu habitable ouvrant des espaces de potentialité qui recèlent en puissance d’une certaine humanité, et où se déploie (…) une assurance intime de pouvoir se rendre capable » (Breviglieri, 2012, p. 37). Ce sont ces espaces de potentialité que recherchent les exilés et sur lesquels pèsent fortement les contraintes institutionnelles.
Or, les institutions qui gèrent l’hébergement des personnes exilées fragilisent cette assurance intime en exerçant une autorité basée sur une perception souvent simplificatrice et caricaturale de ce que représente le genre – c’est la deuxième thématique investie par Intimigr’. Ainsi, dans les programmes de « mise à l’abri », la vulnérabilité est souvent associée à la féminité, ce qui tend à renforcer l’emprise de ces programmes sur les femmes. Ou encore, le déni de la sexualité des hommes exilés par les institutions d’accueil tend à prendre une place importante dans la dévalorisation globale de leur masculinité, de sorte qu’ils se trouvent également privés de ces espaces de potentialité qui fondent la commune humanité.
Enfin, l’intimité joue un rôle sur la légitimité de la présence des personnes étrangères sur le territoire (par exemple : attaches personnelles et familiales, vulnérabilités, violences). Parallèlement, la nécessité et la capacité de tenir face à l’incertitude, dans l’attente d’une décision administrative, illustrent les liens profonds entre intimité et politique. À l’aune des politiques de l’intime et des résistances infra-politiques, ces niveaux d’analyse font ressortir les dynamiques entre privé et public et l’influence du dispositif migratoire sur le quotidien des personnes en migration.
Tout d’abord, spatialement, l’intimité se déploie chez soi, mais aussi dans les espaces extérieurs. Ainsi, elle est particulièrement contrainte dans les lieux (inhospitaliers) d’hébergement destinés aux exilés, dans les appartements surpeuplés ou les dortoirs anonymes. Mais l’intimité est également constitutive de moments collectifs qui se produisent tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, à travers une forme d’attachement affectif aux rues, aux magasins, ainsi qu’aux odeurs et aux ambiances de la ville.
Au-delà de lieux de repli, le déploiement d’une sphère intime réclame donc aussi des lieux publics et des relations avec des proches. Pour se déployer, une sphère intime demande finalement « un lieu habitable ouvrant des espaces de potentialité qui recèlent en puissance d’une certaine humanité, et où se déploie (…) une assurance intime de pouvoir se rendre capable » (Breviglieri, 2012, p. 37). Ce sont ces espaces de potentialité que recherchent les exilés et sur lesquels pèsent fortement les contraintes institutionnelles.
Or, les institutions qui gèrent l’hébergement des personnes exilées fragilisent cette assurance intime en exerçant une autorité basée sur une perception souvent simplificatrice et caricaturale de ce que représente le genre – c’est la deuxième thématique investie par Intimigr’. Ainsi, dans les programmes de « mise à l’abri », la vulnérabilité est souvent associée à la féminité, ce qui tend à renforcer l’emprise de ces programmes sur les femmes. Ou encore, le déni de la sexualité des hommes exilés par les institutions d’accueil tend à prendre une place importante dans la dévalorisation globale de leur masculinité, de sorte qu’ils se trouvent également privés de ces espaces de potentialité qui fondent la commune humanité.
Enfin, l’intimité joue un rôle sur la légitimité de la présence des personnes étrangères sur le territoire (par exemple : attaches personnelles et familiales, vulnérabilités, violences). Parallèlement, la nécessité et la capacité de tenir face à l’incertitude, dans l’attente d’une décision administrative, illustrent les liens profonds entre intimité et politique. À l’aune des politiques de l’intime et des résistances infra-politiques, ces niveaux d’analyse font ressortir les dynamiques entre privé et public et l’influence du dispositif migratoire sur le quotidien des personnes en migration.
Travailler avec l’image et le son pour exposer l’intimité
Lors de la conception de l’exposition « Intimités en migration », les orientations et réflexions présentées succinctement ci-dessus ont été traduites et illustrées à travers cinq projets, conduits par petites équipes, qui se sont attelées chacune à creuser des dimensions particulières de l’intimité. L’ensemble donne à voir et à entendre ce que représente l’intimité pour nos interlocutrices et interlocuteurs migrant-e-s. Deux projets photographiques (Un espace à soi et Habiter/Traverser) se penchent sur la dimension spatiale de l’intimité : ils illustrent que dans des situations de « mal-habiter », de promiscuité spatiale ou de risque d’une intervention policière, l’intimité se compose de mouvements entre extérieurs et intérieurs, de l’expérience vive de l’imagination, d’usages familiers des objets, d’odeurs de cuisine rappelant le sol natal, etc.
Deux projets sonores ont également été produits : dans le premier, Récits intimes, voix en partage, sont mis en avant les attachements à des photographies, souvenirs perdus dans les aléas de la migration, supports d’un bilan de santé, preuves pour l’administration. Ces objets et les fragments de vie partagés par les migrant-e-s avec les chercheuses – qui constituent la trame de la narration sonore – révèlent les enjeux de (dé)voilement aux frontières du public et du privé face aux institutions, mais aussi aux familles, amis… Dans le second, Éclats de vie, des bribes de souvenirs et d’anecdotes expriment des désirs, des horizons d’attente, des espoirs, qui disent ce qui, dans les expériences migratoires, constitue le cœur de l’intimité.
Enfin, dans le film Ustâd Gholâm Hussein. En tous lieux, la musique au cœur, la chercheuse réalisatrice montre l’attachement à Kaboul d’un musicien afghan à travers un montage d’images du protagoniste tournées lorsqu’il vivait encore dans son pays et d’autres scènes, tournées au présent, dans sa vie d’exilé en Allemagne.
L’exposition montre ainsi que l’intimité est toujours à définir de manière dynamique par des usages, des manières de faire, des souvenirs, des récits qui prennent différents statuts selon les interlocuteurs et les contextes. Sentir que la sphère intime peut servir de socle pour trouver sa place et agir sur le monde reste un enjeu clef pour faire face aux difficultés de la migration.
*****
Audran Aulanier, docteur en sociologie, CEMS, EHESS, ICM ; Stéphanie Dadour, docteure en architecture et maîtresse de conférence à l’ENSA Paris-Malaquais, ICM ; Juliette Duclos-Valois, post-doctorante en anthropologie ANR-IMAGIN E/CéSor, CETOBac – EHESS, ICM ; Frédérique Fogel, directrice de recherche en anthropologie au CNRS, LESC, Nanterre, ICM ; Alice Latouche, doctorante en sociologie, Migrinter, Poitiers/CRESPPA-GTM, Univ Paris 8, ICM ; Laura Odasso, enseignante-chercheuse contractuelle en sociologie Cergy Paris Université, Collège de France, ICM. Tous sont porteurs du projet Intimigr’. Première publication dans le dossier « Intimité, au cœur des migrations » dirigé par Florent Chossière, Laura Odasso et Glenda Santana de Andrade, De facto 37, mis en ligne en mars 2024 et disponible ici.
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L’exposition montre ainsi que l’intimité est toujours à définir de manière dynamique par des usages, des manières de faire, des souvenirs, des récits qui prennent différents statuts selon les interlocuteurs et les contextes. Sentir que la sphère intime peut servir de socle pour trouver sa place et agir sur le monde reste un enjeu clef pour faire face aux difficultés de la migration.
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Audran Aulanier, docteur en sociologie, CEMS, EHESS, ICM ; Stéphanie Dadour, docteure en architecture et maîtresse de conférence à l’ENSA Paris-Malaquais, ICM ; Juliette Duclos-Valois, post-doctorante en anthropologie ANR-IMAGIN E/CéSor, CETOBac – EHESS, ICM ; Frédérique Fogel, directrice de recherche en anthropologie au CNRS, LESC, Nanterre, ICM ; Alice Latouche, doctorante en sociologie, Migrinter, Poitiers/CRESPPA-GTM, Univ Paris 8, ICM ; Laura Odasso, enseignante-chercheuse contractuelle en sociologie Cergy Paris Université, Collège de France, ICM. Tous sont porteurs du projet Intimigr’. Première publication dans le dossier « Intimité, au cœur des migrations » dirigé par Florent Chossière, Laura Odasso et Glenda Santana de Andrade, De facto 37, mis en ligne en mars 2024 et disponible ici.
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