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Points de vue

L'échange de prisonniers entre la Russie et l’Occident, un triomphe de la diplomatie des otages du Kremlin

Rédigé par Dagun Deniev | Lundi 5 Août 2024 à 15:00

           


L'échange de prisonniers entre la Russie et l’Occident, un triomphe de la diplomatie des otages du Kremlin
Cela faisait plusieurs jours que les médias russophones bruissaient d’un probable échange de prisonniers entre les États-Unis et l’Allemagne, d’un côté, et la Russie et la Biélorussie, de l’autre. Comme on le sait depuis jeudi 1er août, le bruit s’est avéré exact.

Côté bélarusse, un seul prisonnier est concerné : Rico Krieger, un ressortissant allemand de passage à Minsk, condamné à mort fin juin pour « terrorisme » et gracié cette semaine par le dictateur Alexandre Loukachenko.

Le KBG un jour, le KGB toujours

Le procès contre Rico Krieger, qui s’est tenu derrière les portes fermées, semblent montées de toutes pièces : l’Allemand, qui travaillait dans son pays pour la Croix Rouge, aurait établi, de son propre initiative, des contacts avec les services secrets ukrainiens et aurait placé, à leur instigation, un engin explosif sur une ligne de chemin de fer, à l’heure et à l’endroit où aucun train ne devait passer par là.

De plus, les agents du KGB (le nom que le renseignement bélarusse a hérité de son ancêtre soviétique tristement célèbre) ont été vus non loin du lieu de l’explosion, laquelle n’a provoqué aucun dégât sérieux ni l’interruption du trafic. Les précautions prises pour éviter les victimes humaines accréditent encore plus la thèse d’un coup monté : il aurait été difficile, devant l’opinion publique, de gracier et de livrer à l’Allemagne un étranger reconnu coupable d’avoir sciemment causé la mort de Bélarusses, et ce sans aucune contrepartie pour Minsk.

L’ancien ambassadeur bélarusse en France, Pavel Latouchka, émigré en Pologne, estimait il y a deux semaines que « toute la situation autour de Rico Krieger » s’apparentait à une machination orchestrée par le régime bélarusse à la demande de son allié du Kremlin pour l’aider à obtenir le rapatriement de Vadim Krasikov, un agent du FSB (l’héritier russe du KGB soviétique) purgeant une peine à perpétuité en Allemagne pour l’assassinat, en 2019, d’un ancien résistant indépendantiste tchétchène réfugié à Berlin, Zelimkhan Khangoshvili. Moscou avait essayé à plusieurs reprises de délivrer Krasikov, mais l’Allemagne refusait, selon l’ancien diplomate. « Or, maintenant, Loukachenko et Poutine ont décidé de ne pas laisser le choix à Berlin : ils ont pris en otage un citoyen allemand et l’ont menacé de la peine de mort… Ils ont fait monter les enchères. »

Vadim Krasikov, « la principale pièce du puzzle » selon un éminent avocat russe

C’est bien le sort de Vadim Krasikov qui semble avoir été au cœur des tractations entre les quatre pays. En effet, le Kremlin tenait particulièrement à libérer ce sinistre personnage impliqué aussi dans deux autres meurtres, commis sur le sol russe en 2007 et en 2013.

Comme l’expliquait, à la veille de l’échange, le célèbre avocat russe vivant à Kiev, Ilia Novikov, « la Russie a toujours un fils préféré. Pendant longtemps, c’était le trafiquant d’armes Viktor Bout », échangé en 2022 contre la basketteuse américaine Brittney Griner. « Il paraît que désormais, c’est Krasikov : après Bout, c’est lui qui est devenu la personne numéro un » que Moscou souhaite ramener au bercail. Son retour « augmente considérablement le nombre de volontaires prêts à devenir les tueurs à gages » pour le compte du régime, analysait l’homme de loi. « Les killers potentiels sauront que même si vous tuez, que vous vous faites prendre et qu’on vous condamne à perpétuité, la mère patrie vous délivrera malgré tout après un certain temps et, donc, il n’y a aucun risque : tout est formidable. »

Comprenant l’« euphorie » des opposants russes émigrés de voir certains des leurs sauvés des geôles du régime, Novikov les exhortait cependant à garder à l’esprit le prix de cette libération : « Il ne faut pas oublier que quelqu’un la paiera de sa vie. Ce n’est pas gratuit, ce n’est pas la victoire du bien sur le mal. Les uns paieront de leur vie la liberté des autres. Nous ne savons pas qui ce sera, pour le moment. Mais le jour où l’on apprendra qu’un réfugié russe ou un responsable européen a été tué à Berlin, à Riga ou ailleurs, souvenez-vous de cet échange, je vous prie. » L’avocat en est certain : « Remettre Krasikov, peu importe qui se trouve de l’autre côté de la balance, est une erreur irréparable. »

Même si Novikov se disait « certain à 99% » que Krasikov ferait partie du deal, ce n’était pas encore officiel, sur le moment. Mais le lendemain, la nouvelle est tombée et tout doute a été levé.

L’échange du siècle avec l’entremise de la Turquie

Ankara a en effet annoncé, jeudi 1er août, avoir mené « l’opération d’échange de prisonniers la plus importante de ces derniers temps » (la plus importante « depuis la fin de la Guerre froide », renchérit l’agence Reuters), en précisant que 10 prisonniers ont été transférés en Russie, 13 en Allemagne et 3 aux États-Unis. Parmi ces derniers, figurent deux journalistes, Evan Gershkovich et Alsou Kourmacheva, et un employé d’un groupe automobile, Paul Whelan, qui avait eu la mauvaise idée de venir assister au mariage d’un ami vivant à Moscou.

Tous les prisonniers récupérés par l’Ouest sont soit des innocents coupables uniquement de posséder le passeport d’un pays occidental, ce qui avait poussé la Russie de les arrêter pour des accusations fantaisistes afin d’en servir comme monnaie d’échange dans ses marchandages avec les États-Unis et l’Allemagne, soit des citoyens russes incarcérés pour leur activité anti-guerre ou anti-Poutine, notamment des partisans du feu opposant, Alexeï Navalny.

Il en va tout autrement des individus remis à Moscou. On en trouve, comme dans l’arche de Noé, une couple de chaque espèce de barbouzes russes : deux agents du FSB (dont Krasikov), deux agents du GRU (le service de renseignement militaire), deux agents du SVR (le service de renseignement extérieur) avec leurs deux enfants, ainsi que deux cybercriminels liés au pouvoir russe. Certains d’entre eux étaient détenus non pas aux États-Unis ou en Allemagne, mais en Slovénie, en Norvège et en Pologne.

Des criminels accueillis en héros par la Russie

Sans surprise, un accueil triomphal a été réservé aux espions russes à leur arrivée à l’aéroport Vnoukovo à Moscou, avec le tapis rouge, la garde d’honneur et, last but not least, les accolades du président inamovible russe de 71 ans, Vladimir Poutine, venu en personne saluer ses braves serviteurs, dont l’un portait un T-shirt avec l’inscription fort symbolique « Your Empire needs you », citation tirée de l’univers de la saga cinématographique Star Wars.

Poutine a remercié les ex-détenus de leur « fidélité à (leur) serment, à (leur) devoir et à (leur) patrie, laquelle ne (les) avait jamais oubliés », et leur a promis de leur décerner des décorations d’État. « On se reverra, on parlera de votre avenir », a-t-il ajouté.

Chechen lives don’t matter

La confirmation de l’échange par les pays concernés a suscité l’indignation de la diaspora tchétchène en Europe. « Je me demande si l’Allemagne aurait remis à Poutine l’assassin d’une personne d’origine allemande ? », a réagi Oussam Baïsaïev, ancien employé de l’ONG russe Mémorial et coauteur de la monographie Tribunal international pour la Tchétchénie (2009).

Même question de la part du blogueur Khassoukha Magamadov, très amer : « Si la Russie a pris en otage des citoyens d’autres pays afin de les échanger contre ses citoyens à elle condamnés pour des crimes graves, qu’est-ce qui a empêché les États-Unis et l’Allemagne de faire de même ? Ce n’est un secret pour personne que les membres des familles des fonctionnaires russes vivent notamment aux États-Unis et en Allemagne, avec des gains pas tout à fait honnêtes, et se retrouvent régulièrement dans des rapports de police pour diverses infractions, voire des crimes. Qu’est-ce qui empêchait de les arrêter et échanger ? Ne me dites surtout pas que ces pays ne sont pas comme la Russie et ne pouvaient s’abaisser à son niveau. Des conneries, tout ça !... Aujourd’hui, il m’a été démontré que tuer des Tchétchènes n’est pas considéré comme un crime. »

De son côté, un Russe musulman, Haroun Sidorov, publiciste et doctorant en ethnologie à Prague, pose la question qu’il sait d’emblée rhétorique : « Quelqu’un parmi les opposants russes libérés et leurs leaders (en premier lieu, de l’équipe de Navalny) auront-ils assez de conscience pour se rendre auprès de la famille de Zelimkhan Khangoshvili, dont l’assassin a été échangé contre eux, et exprimer leur compassion à ses proches ? »

L’incompressibilité réduite en peau de chagrin

La réclusion à perpétuité prononcée en décembre 2021 par le tribunal de Berlin à l’encontre de Krasikov était censée être « incompressible ». Elle aura duré moins de trois ans…

En cédant au chantage de Moscou, Washington et Berlin viennent de lui accorder un blanc-seing pour récidiver à l’avenir. À moins que la prochaine fois, les bourreaux russes ne se montrent plus habiles pour ne pas se faire attraper, comme c’est le plus souvent le cas, d’ailleurs.

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Dagun Deniev est diplômé en Master de langue, littérature et civilisation russes à l'Université de Genève. D'origine tchétchène, ce réfugié russe en Suisse est l’auteur de Carnets d'un requérant d'asile débouté (Edilivre, 2020).

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