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Société

Martine Storti : « Un féminisme universel intègre les différences pour les dépasser, pas pour se figer dans une identité »

Les mots piégés du débat républicain

Rédigé par Pierre Henry | Mercredi 18 Mai 2022 à 11:55

           

Après être revenu sur l'origine du mot « intersectionnalité » et sa balade dans l'actualité, un spécialiste nous aide à y voir encore plus clair. Actuellement écrivaine, Martine Storti a été journaliste plusieurs années chez Libération où elle a couvert les mouvements féministes pendant les années 1970. Martine Storti a également présidé une commission du Haut conseil à l'égalité femmes-hommes. Elle est l'auteure de rapports sur la diplomatie féministe. Son dernier ouvrage, « Pour un féminisme universel », publié en 2020 aux Éditions du Seuil, s'interroge sur les formes de luttes féministes dans notre société contemporaine.




Pensez-vous que l'approche intersectionnelle puisse être pertinente pour combattre les discriminations ?

Martine Storti : Je pense qu'il faut distinguer deux niveaux pour décrire ou analyser et, pourquoi pas, pour combattre les discriminations. Pour décrire et analyser, l'intersectionnalité est un concept en effet extrêmement fructueux. Il est évident que des oppressions peuvent se combiner, se croiser, peuvent s'additionner. Les discriminations aussi, évidemment, ça relève en quelque sorte de l'évidence. Alors le mot intersectionnalité a une origine américaine puisque c'est une juriste américaine qui, constatant que des femmes noires voulant lutter contre une discrimination dans leur entreprise étaient renvoyées soit au sexisme soit au racisme, mais jamais aux deux en même temps, a forgé ce concept.

Mais si le mot est nouveau, remontant à quelques décennies, la réalité, la chose si j'ose dire, ne l'est pas. Si je me souviens bien, dans les années 1970, il y avait en France une coordination des femmes noires, par exemple, pilotée notamment par Awa Thiam, une Franco-Sénégalaise qui combattait en même temps le patriarcat blanc et le patriarcat noir. L'idée donc qu'il y a plusieurs croisements de différentes discriminations, pour le dire comme ça, relève de l'évidence. Ça, c'est au niveau de la description ou de l'analyse de cette discrimination.

Maintenant, les combattre c'est peut-être plus compliqué. Si on se place du côté de l'oppression, je considère que l'intersectionnalité est très fructueuse. Si on se base du côté de l'émancipation, c'est beaucoup plus compliqué parce que dans les faits, à l'usage malheureusement, on ne peut que constater que bien souvent, quand l'intersectionnalité affirme, par exemple, combattre en même temps la discrimination, l'oppression de race, de sexe et de classe, elle en oublie une ou deux au passage. Si l'on regarde la scène française, il est assez facile de voir que souvent l'oppression ou la discrimination liée à l'origine de « la race » – avec des guillemets, bien sûr, au mot race – va l'emporter. La lutte contre le racisme va être plus importante pour beaucoup de collectifs que la lutte contre le sexisme ou contre l'oppression de genre ou l'oppression des femmes. C'est donc cela la difficulté.

Martine Storti : « Un féminisme universel intègre les différences pour les dépasser, pas pour se figer dans une identité »

N'avez-vous pas le sentiment que, face aux crispations identitaires, le combat féministe se trouve quelque peu limité aujourd'hui ? Quelle position doit adopter le combat féministe face à ces crispations identitaires, sachant que l'intersectionnalité ne répond pas véritablement à la lutte et à l'émancipation ?

Martine Storti : Vous avez tout à fait raison. Ce que vous appelez les revendications identitaires et les crispations politiques sont absolument à combattre. Malheureusement, on constate que cette pensée en termes d'identité, que moi je considère comme un impasse, est une pensée qui traverse tous les courants politiques et de très nombreux collectifs, y compris se réclamant du féminisme ou de l'antiracisme. Je pense donc qu'il faut refuser la pensée et la lutte en termes d'identité. C'est cela que j'appelle un mauvais usage de l'intersectionnalité parce que dans le combat – à distinguer encore une fois de l’analyse –, bien souvent, l'antiracisme l'emporte.

Je prends un exemple, la lutte contre les agressions sexistes et sexuelles dans les rues. Quand ce projet a été présenté par le gouvernement (sous l’ère Macron, ndlr), un certain nombre de collectifs se disant intersectionnels ont immédiatement qualifié ce projet comme visant « les racisés ». Comme si l'agression sexuelle était le fait que des racisés alors que pas du tout. Toute l'histoire montre que le sexisme, le viol et les agressions sexuelles sont le fait non pas de tous les hommes, mais en tous les cas d'hommes de toutes les catégories. Que ce soit de Blancs, de Noirs, de jeunes, de vieux, de gens de gauche, de droite, de musulmans, de catholiques... Je pense donc que le féminisme doit définir sa propre voie de manière autonome. Le combat pour l'émancipation des femmes est un combat irréductible à aucun autre. Alors on peut s'allier mais, en tous les cas, le combat doit être autonome et considérer que la lutte pour l'émancipation des femmes est une lutte en tant que telle. C'est cela que j'appelle un féminisme universel, c'est-à-dire un mouvement qui trace son propre chemin.

Celui dont vous parlez dans votre dernier livre paru aux Éditions du Seuil « Pour un féminisme universel ». Mais finalement, vous nous dites que la lutte féministe, si elle peut reconnaître un certain nombre d'intérêts à l'intersectionnalité, présente également des limites dans la lutte pour l'émancipation et l'égalité.

Martine Storti : Si l'intersectionnalité sur l'identité en effet privilégie (un combat sur un autre), elle n'est donc plus intersectionnelle. Si elle privilégie l'antiracisme plutôt que la lutte pour l'émancipation des femmes, elle n'est plus une lutte féministe. Je pense qu’il ne faut pas assimiler universel et uniforme. Un féminisme universel, c'est un féminisme qui intègre les différences, mais pour les dépasser, pas pour se figer dans telle ou telle identité. J'ai une formule dans mon livre, en effet, de dire que « le féminisme universel, il suffit d'ouvrir les yeux pour le voir ». Il est dans tous les combats qui se mènent aujourd'hui, par-delà les différences, autour de deux principes politiques fondamentaux qui sont l'égalité et la liberté.

L'égalité et la liberté, c'est la lutte des Afghanes qui sont aujourd'hui, malheureusement, dans une situation absolument épouvantable pour continuer à enseigner aux filles et aux adolescentes qui sont exclues de l'enseignement secondaire. C'est la lutte des Iraniennes contre le voile. C'est la lutte des Polonaises pour l'avortement. C'est la lutte des Chiliennes qui ont dénoncé les agressions sexuelles contre les opposants politiques. Je pourrais multiplier les exemples, mais je crois qu'il y a un « en commun » des femmes à promouvoir. Cet « en commun » ne veut pas dire que la situation des femmes est partout la même. Il est clair que la situation des femmes en France et la situation des femmes en Afghanistan n'est pas la même. N'empêche que dans tous les combats qui se mènent, il y a cette revendication pour l'égalité et la liberté.

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Pierre Henry est le président de l’association France Fraternités, à l’initiative de la série « Les mots piégés du débat républicain », disponible également en podcast sur Beur FM.

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