Cimetière Calais, février 2024. Crédit : Maël Galisson
Que ce soit pour rendre compte des mobilisations des familles qui refusent de condamner à l’anonymat leurs proches morts ou disparus en route pour l’Europe (Souiah, 2019), enquêter sur la non-assistance aux personnes migrantes en mer (Heller et Pezzani, 2017) ou travailler à l’identification des corps sans nom débarqués sur les côtes (Kobelinsky et Furri, 2024), les traces laissées par celles et ceux qui ne sont plus là constituent un élément central lorsqu’il est question de morts aux frontières. Tout autant pour les personnes migrantes, leurs familles et leurs soutiens, que pour les chercheuses et chercheurs intéressés par ce que font concrètement les politiques en matière de migrations dans le quotidien des personnes qui en sont la cible.
Contrer l'oubli en rappelant les vies auxquelles la mort pendant la traversée a mis un terme
Représentation d’une absence, la trace se manifeste à travers différentes modalités de commémoration des morts et disparus. Lors des moments de recueillement collectif – que les cérémonies soient plus ou moins codifiées ou ritualisées – il s’agit de partager la douleur de la perte, parfois aussi d’aider à apaiser ces défunts dont la malemort en fait des êtres potentiellement dangereux. Lorsque des histoires sur ces morts sont racontées et mises en circulation, il s’agit de contrer l’oubli en rappelant les vies auxquelles la mort pendant la traversée a mis un terme.
La trace se trouve aussi dans les objets laissés par les personnes migrantes au cours de leur parcours, que des activistes et des chercheurs peuvent parfois collecter. Dans le désert de Sonora, en Arizona, aux États-Unis, par exemple, Jason de León et Cameron Gokee (2014) les récupèrent, cataloguent et archivent, telles des empreintes archéologiques, permettant de conserver une mémoire historique de notre temps. Ainsi, au niveau de l’expérience singulière de celles et ceux qui les ont côtoyés, la trace perpétue le souvenir des personnes décédées, elle contribue à accepter la perte et faire le deuil. Garder frais le souvenir des morts est pour certains compagnons de parcours une manière de les porter en eux.
La trace se trouve aussi dans les objets laissés par les personnes migrantes au cours de leur parcours, que des activistes et des chercheurs peuvent parfois collecter. Dans le désert de Sonora, en Arizona, aux États-Unis, par exemple, Jason de León et Cameron Gokee (2014) les récupèrent, cataloguent et archivent, telles des empreintes archéologiques, permettant de conserver une mémoire historique de notre temps. Ainsi, au niveau de l’expérience singulière de celles et ceux qui les ont côtoyés, la trace perpétue le souvenir des personnes décédées, elle contribue à accepter la perte et faire le deuil. Garder frais le souvenir des morts est pour certains compagnons de parcours une manière de les porter en eux.
Quand la trace comporte aussi une dimension politique
En même temps, à un niveau plus large, la trace peut aussi comporter une dimension politique lorsqu’elle contribue à faire exister les morts sur la place publique, à en faire le symbole de la dénonciation du régime contemporain des frontières qui expose à la mort et provoque des disparitions. Il peut s’agir de créer une œuvre d’art à partir de gilets de sauvetage collectés à Lesbos (cf. le travail de l’artiste Ai Weiwei) ou de partager des récits sur de personnes décédées ou disparues lors d’une manifestation (cf. Commemor’Actions).
Dans un autre registre, laisser une trace est ce à quoi celui ou celle qui est parti sur la route migratoire réfléchit quand il demande à un compagnon de voyage de garder le numéro de téléphone d’un parent ou un contact dans les réseaux sociaux, au cas où la mort frapperait. Cela rendrait possible la mise en lien avec la famille autrement laissée sans nouvelles. Que les proches apprennent le décès est autre moyen de faire exister le mort.
Dans un autre registre, laisser une trace est ce à quoi celui ou celle qui est parti sur la route migratoire réfléchit quand il demande à un compagnon de voyage de garder le numéro de téléphone d’un parent ou un contact dans les réseaux sociaux, au cas où la mort frapperait. Cela rendrait possible la mise en lien avec la famille autrement laissée sans nouvelles. Que les proches apprennent le décès est autre moyen de faire exister le mort.
Faire exister administrativement les morts
Entendue comme indice grâce auquel un processus d’identification peut être engagé, les contours de la trace sont parfois moins évidents. Ce n’est certainement pas le cas pour les personnes migrantes en vie, qui font l’objet de nombreuses procédures d’identification, mais pour les morts qui, au contraire, ne sont sujets à aucune instance systématique en la matière, la trace se trouve le plus souvent loin du corps.
L’absence de données biométriques ante mortem – en raison de la difficulté concrète de trouver les familles des morts pour comparer leur ADN avec les prélèvements effectués sur les restes retrouvés – rend compte des limites, à quelques exceptions près, de l’identification biométrique pour les personnes migrantes décédées pendant la traversée.
Mais d’autres traces peuvent conduire à relier un corps, un nom, une biographie et une famille. Ce sont les informations qui circulent au sein des communautés migrantes, à travers les réseaux sociaux notamment et auprès des collectifs de soutien, qui relaient des nouvelles concernant des bateaux naufragés, des corps retrouvés et des personnes disparues.
En recoupant ces informations avec celles que possèdent les personnes ayant survécu à la traversée, qu’elles partagent auprès de leurs réseaux et/ou qu’elles mentionnent parfois dans des témoignages livrés aux autorités policières avant même l’accostage des embarcations les conduisant sur la terre ferme, les chances de voir émerger des pistes qui peuvent conduire à des identifications augmentent considérablement[1].
Rectifier un acte de décès qui établissait la mort d’une personne inconnue désormais identifiée c’est aussi faire trace. C’est faire exister administrativement ce mort et peut-être permettre à sa famille, à travers l’utilisation de ce document officiel, de prolonger autrement son existence (à travers le rapatriement du corps ou la mise en place d’un héritage, par exemple).
L’absence de données biométriques ante mortem – en raison de la difficulté concrète de trouver les familles des morts pour comparer leur ADN avec les prélèvements effectués sur les restes retrouvés – rend compte des limites, à quelques exceptions près, de l’identification biométrique pour les personnes migrantes décédées pendant la traversée.
Mais d’autres traces peuvent conduire à relier un corps, un nom, une biographie et une famille. Ce sont les informations qui circulent au sein des communautés migrantes, à travers les réseaux sociaux notamment et auprès des collectifs de soutien, qui relaient des nouvelles concernant des bateaux naufragés, des corps retrouvés et des personnes disparues.
En recoupant ces informations avec celles que possèdent les personnes ayant survécu à la traversée, qu’elles partagent auprès de leurs réseaux et/ou qu’elles mentionnent parfois dans des témoignages livrés aux autorités policières avant même l’accostage des embarcations les conduisant sur la terre ferme, les chances de voir émerger des pistes qui peuvent conduire à des identifications augmentent considérablement[1].
Rectifier un acte de décès qui établissait la mort d’une personne inconnue désormais identifiée c’est aussi faire trace. C’est faire exister administrativement ce mort et peut-être permettre à sa famille, à travers l’utilisation de ce document officiel, de prolonger autrement son existence (à travers le rapatriement du corps ou la mise en place d’un héritage, par exemple).
Fournir un regard nouveau sur les effets d’une politique qui détourne le regard des morts
Loin d’être exhaustif, ce bref parcours à travers la trace pointe toutefois la multiplicité d’acceptions de cette notion, dépendante toujours des contextes, des acteurs et actrices qui la mobilisent. La pluralité de sens qui la caractérise en fait un outil particulièrement fructueux pour les chercheuses et chercheurs en ce qu’il permet d’aborder différentes dimensions – matérielles, symboliques – de la prise en charge et du soin apporté aux morts.
Saisir ensemble ce qu’on peut appeler de façon générique des gestes de traçage des morts et des disparus au cours de la traversée, accomplis à la frontière ou ailleurs, pourrait devenir une entreprise scientifique – que l’on pourrait se proposer de mener collectivement – apte à fournir un regard nouveau sur les effets d’une politique qui, la plupart du temps, détourne le regard des morts et leurs traces et qui pour autant ne réussit jamais à les faire disparaître complètement.
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Carolina Kobelinsky est anthropologue, chargée de recherche au CNRS, membre du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative à l’université Paris-Nanterre et affiliée à l’IC Migrations. Elle a co-dirigé, avec Lilyane Rachédi, Traces et mobilités posthumes. Rêver les futurs des défunts en contextes migratoires (éd. Pétra, 2023).
Première publication dans le dossier I[« “People not numbers” : Retrouver la trace des morts aux frontières »]i dirigé par Filippo Furri et Linda Haapajärvi, De facto 38, mis en ligne en juin 2024 et disponible ici.
Lire aussi ;
Migrations climatiques : ni cédons ni au catastrophisme ni au déni de la complexité
A Marseille, l’appel du pape François, défenseur des migrants, à « prévenir un naufrage de civilisation »
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Carolina Kobelinsky est anthropologue, chargée de recherche au CNRS, membre du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative à l’université Paris-Nanterre et affiliée à l’IC Migrations. Elle a co-dirigé, avec Lilyane Rachédi, Traces et mobilités posthumes. Rêver les futurs des défunts en contextes migratoires (éd. Pétra, 2023).
Première publication dans le dossier I[« “People not numbers” : Retrouver la trace des morts aux frontières »]i dirigé par Filippo Furri et Linda Haapajärvi, De facto 38, mis en ligne en juin 2024 et disponible ici.
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