Le Dr Pénélope LARZILLIERE est sociologue. Ses recherches sur « la violence politique » l’ont conduite à s’intéresser à la situation palestinienne. Elle est l’une des spécialistes de la jeunesse palestinienne. Elle est surtout la première chercheuse française à étudier, avec une éthique et une rigueur scientifiques, le phénomène des kamikazes palestiniens.
SaphirNet.info : Quel est le profil des candidats aux opérations ? Quel serait le « portrait robot » sociologique du kamikaze palestinien ?
Pénélope Larzillière : Il y a quelques temps, on pouvait s’essayer à brosser un profil sociologique du kamikaze palestinien. Ce profil référait à un garçon de 18 à 22 ans, pas l’aîné de la famille, issu d’un camp de réfugié…etc. Mais ce profil qui était déjà très général, n’est plus valable actuellement.
Aujourd’hui, la réponse à votre question est simple : il n’y a plus de profil sociologique spécifique du kamikaze palestinien. Il y a un éclatement des catégories. Les catégories concernées sont trop larges. On a des jeunes mais pas uniquement des jeunes puisqu’on a des pères de famille, des adultes de 40 ans. Ces jeunes ne sont pas non plus issus des milieux sociaux les plus défavorisés... Récemment, on a aussi des femmes (ce fut lancé par les Brigades des Martyrs d’Al Aqsa du Fatath. Le Jihad Islamique en envoie aussi.) Et, en terme de milieu social, ce ne sont pas du tout des gens particulièrement défavorisés. La plupart d’entre eux avaient un travail. Certains avaient étudié à l’université.
Une seule constante demeure : ils sont majoritairement issus de camps de réfugiés. Même là encore, ils ne sont pas issus des milieux les plus défavorisés des camps. Au final, moins qu’une question de profil social ou de catégorie sociale, la caractéristique que les kamikazes palestiniens ont en commun est à relier à la mémoire palestinienne. Notons que l’on cite beaucoup les kamikazes de Jénine. Il faut savoir que le camp de réfugiés de Jénine est situé sur une hauteur. Si bien que, depuis leur camp, les réfugiés de Jénine peuvent voir de l’autre côté de la frontière israélienne. Ils peuvent voir les villages d’où ils sont issus. Tous les jours, ils ont sous les yeux les terres d’où ils ont été expulsés et qui sont maintenant en Israël, habitées par des Israéliens.
Sur un plan religieux, on sait que la majorité des musulmans palestiniens sont de tradition sunnite. Cette tradition n’a pas la culture du martyr que l’on connaît dans la tradition chiite. Comment la culture du martyr a-t-elle pu prendre en Palestine ?
Au vu des discours justificatifs tenus par les kamikazes, j’aurais du mal à me référer à une tradition religieuse chiite. Parce que, dans le discours de justification, on trouve plutôt des idées telles que « l’arme du pauvre » ou « la bombe atomique du pauvre ». C’est plutôt un discours nationaliste et un discours de combat, qu’un discours religieux. Par la suite, et seulement après ce discours, arrive l’idée du martyr. Même cette idée a donné lieu à de nombreux débats dans l’espace public palestinien et musulman, pour savoir si l’on pouvait vraiment parler de martyrs pour les auteurs d’attentats suicides qui se font eux-mêmes martyrs…
En juin 2000, a circulé une pétition d’intellectuels palestiniens contre les attentats suicides. Etait-ce un vrai débat de société ou une spéculation d’universitaires ?
Cette pétition n’a pas eu un réel impact dans la société palestinienne. C’était une pétition d’hommes politiques et d’intellectuels palestiniens contre les attentats suicides. Elle soulignait le caractère contre-stratégique des attentats suicides en insistant sur le fait que cette méthode poussait le conflit dans une logique de violence. Mais la pétition a eu peu d’effets dans la société palestinienne. Une attitude qu’il faut mettre en rapport avec l’absence d’horizon stratégique. Il est difficile de pousser des gens à réfléchir de façon stratégique à partir du moment où ils ne peuvent pas se projeter dans un horizon du moyen terme. Pour les Palestiniens, le moyen terme est la mort. Il est logique que le rejet de l’attentat suicide au motif qu’il n’est pas stratégique n’ait pas d’écho. Car l’attentat n’est pas vu comme un outil stratégique. Il est vu comme un outil de vengeance et comme la possibilité de réinscrire la lutte nationale dans un horizon d’espérance à très long terme par le rattachement au religieux.
Comment les kamikazes sont-ils perçus dans la société palestinienne ?
Il y a des nuances à faire selon les milieux. Mais en général, les martyrs sont fortement honorés (les familles de martyrs également). On voit leurs photos en affiches un peu partout. Les futurs martyrs font référence aux anciens martyrs. A l’intérieur des familles, la question est beaucoup plus compliquée. En public, elles disent généralement qu’elles sont fières que leur fils ou leur fille ait accompli une telle action. Mais lorsque l’on discute avec les mères en privé, elles cachent moins leur trauma. Elles répètent incessamment qu’elles n’étaient pas au courant des intentions de leur enfant. J’ai le souvenir d’une mère de Jénine qui, en public, soutenait l’initiative de son fils en disant que « c’est bien pour la lutte nationale». Mais en privé, elle ressassait mentalement l’emploi du temps de son fils durant la semaine précédant son geste. Elle culpabilisait énormément, se demandant à quel moment elle avait commis une erreur pour ne pas avoir perçu le projet de son fils. Elle repassait en revue leurs dernières conversations, heure après heure, pour essayer de comprendre. Dans les familles, c’est extrêmement douloureux.
Puisque les candidats ne sont pas retirés de la société jusqu’au moment de leur opération, puisqu’ils ne suivent pas une formation psychologique spéciale, sont-ils prévenus longtemps à l’avance de la date et du lieu de l’attaque, au cas où ils voudraient changer d’avis ?
Pour les attaques suicides des années 96/97, comme dans d’autres organisations ailleurs dans le monde, les candidats palestiniens étaient retirés de leur milieu pour pouvoir être formés. Actuellement, les candidats restent dans leur milieu jusqu’à leur opération. Ils mènent une vie normale. Ce qui montre combien la société toute entière est dans une logique de désespoir. En général, durant la dernière semaine ou le dernier mois, ils intensifient leurs pratiques religieuses et procèdent à des rituels de purification. Sinon ils restent dans leur milieu.
Sur la question de savoir s’ils sont prévenus ou pas, il y a plusieurs configurations. Dans le cas de l’Intifada Al Aqsa, c’est le candidat qui fait la démarche auprès des organisations pour demander à devenir martyr. Généralement ce ne sont pas des militants réguliers de longue date (on comprend que les organisations n’aient pas intérêt à envoyer leurs militants très investis dans ce type d’action). A titre d’exemple, l’une des femmes kamikaze a commencé par s’adresser à une organisation islamiste. Cette organisation n’a pas accédé à sa demande. Elle s’est rendue alors auprès des Brigades des Martyrs d’Al Aqsa du Fatah (ndr : une organisation non islamiste) à Jénine. Ces derniers étaient à cours d’explosifs. Ils lui recommandent de s’adresser à Naplouse. Elle prend ses dispositions et effectue le voyage à Naplouse où elle est finalement reçue.
Sur un plan pratique, que je qualifierais volontiers de « technique », comment les combattants palestiniens ont-ils appris cette méthodologie de combat ? D’où leur vient cette idée d’attaques suicides et sa procédure de mise en œuvre effective ?
Votre question me permet de revenir sur la référence chiite que j’avais écarté un peu rapidement. Car au niveau matériel, la technologie utilisée pour mener ces opérations n’est pas compliquée et elle n’est pas au point : certains kamikazes se sont fait exploser en ne tuant qu’eux-mêmes. D’autres ont explosé avant d’avoir atteint le lieu prévu. Le matériel technique reste rudimentaire notamment parce qu’il y a peu de personnes formées au maniement des explosifs. Cependant, il y a, en Palestine, une influence du Hezbollah libanais (ndr : d’obédience chiite) à travers des militants islamistes de Gaza qui avaient été expulsés au Liban où ils ont été en contact avec le Hezbollah dont ils ont appris les techniques de combat. Or le Hezbollah libanais apparaît aux Palestiniens comme un mouvement victorieux contre Israël suite au retrait israélien du Liban en 2000.Cela a renforcé la disposition à utiliser les mêmes techniques que le Hezbollah. De ce point de vue, on peut éventuellement parler d’une référence chiite. Mais cette référence s’exprime à travers une technique de combat d’un mouvement victorieux, pas une référence religieuse dogmatique.
Comment se passe la journée pour un jeune Palestinien ? Quelle est sa vie quotidienne ?
Le quotidien est un quotidien d’humiliation et d’oppression extrêmement difficiles. Et pour les Palestiniens il est essentiel, par l’adaptation, de continuer à vivre d’une manière ou d’une autre. Cette question est essentielle car la presse se concentre un peu trop sur les attentats suicides. Mais, en nombre, ils n’impliquent que peu de gens et ne concernent que quelques actions. Pour les Palestiniens il y a l’idée de « tenir bon » face à l’occupant ; quelles que soient les humiliations. Une espèce de résistance collective passive qui est un point très important. Certes nous parlons des kamikazes mais la résistance palestinienne majoritaire est, en fait, l’adaptation quotidienne. Par exemple : continuer d’aller au travail quelle que soit la situation.
Comment, dans le quotidien, s’expriment ces humiliations pour les jeunes ?
Pour un jeune palestinien lambda, la journée commence par le fait qu’il doit se rendre à son travail ou à l’université. Très souvent, pour aller à l’université ou au travail, il doit passer par un, deux, voire trois check-points (ndr : postes de contrôle israéliens). Là commencent les incertitudes. D’un jour à l’autre les choses changent. Un jour, le check-point peut être ouvert. Il n’y a pas de contrôle. Ce jour-là, le jeune palestinien passe sans problème. Le lendemain, au même endroit, les soldats peuvent se mettre à contrôler provoquant un énorme embouteillage. Le jeune va mettre plusieurs heures à passer le check-point. Puis, il y a des jours où, manque de chance pour lui, le jeune va être sélectionné au hasard dans le taxi collectif par les soldats israéliens. Ils vont le faire descendre. Procéder à un minutieux contrôle de ses papiers. S’il a une carte d’identité de Cisjordanie, il n’a pas le droit d’aller à Jérusalem. Il ne peut pas passer. S’il est originaire de Gaza et qu’il étudie à l’université de Birzeit (ndr : en Cisjordanie), il doit prouver qu’il a une autorisation. Or beaucoup d’étudiants de Gaza se rendent clandestinement en Cisjordanie pour étudier. S’il n’a pas d’autorisation, le jeune va se faire arrêter.
Propos recueillis par Amara Bamba