L’absence d’une vision mondialisée du changement est à la fois la cause et la conséquence d’une compréhension très restrictive de la résistance et d’une conception de l’islam vidée de son universalisme.
Le paradoxe est profond et le cercle devenu vicieux : en effet, pour la conscience musulmane, l’islam devrait se vivre comme une référence universelle qui, parce qu’elle ne se présente pas comme exclusive, invite et impose à l’individu de reconnaître et de construire avec et à partir de la diversité. Or, le sentiment de domination et d’aliénation qui prévaut aujourd’hui entraîne la majorité des musulmans à se construire dans l’affirmation de l’altérité, incapables de renouer avec la dimension universelle de leurs principes qui leur permettrait d’établir des ponts avec l’Autre (d’une autre civilisation, culture, religion ou philosophie) et de mettre en avant, dans le respect des différences, les valeurs fondamentales communes. Celles-ci sont nombreuses et si leur source (la révélation ou la raison) ou leur formulation (exprimée à partir de la primauté de la responsabilité ou au contraire du droit) diffèrent, cela ne peut jamais légitimer l’absence de dialogue et de partenariat. C’est d’ailleurs cette absence même qui en aval renforce cette tendance à se définir par opposition à l’autre et mène à cette impasse d’une intelligence de l’universel qui se trahit sous la domination et s’enferme dans sa différence.
La conséquence immédiate de cette posture est l’élaboration d’une vision forcément caricaturale de cet Autre contre lequel on se définit. On ne dira jamais assez combien le regard porté par le monde musulman sur l’Occident est souvent superficiel, confus et largement erroné. On y fait rarement la différence entre les gouvernements, les peuples et les institutions ; on nie la légitimité des valeurs de l’Occident en dénonçant la déficience, voire l’hypocrisie, de leur application et enfin on rejette sans nuance sa culture au nom d’une critique partielle et souvent simplificatrice de sa domination. Ce qui de surcroît ne manque pas de troubler, c’est que cette répulsion dans la théorie est quotidiennement contredite par une attraction dans les modes de vie. Cette contradiction dit à elle seule la nature de la crise que traverse la conscience musulmane contemporaine : incapable de se définir autrement que dans le miroir négatif d’un Occident pensé caricaturalement, elle finit par croire qu’elle se trahit chaque fois qu’elle se retrouve dans les valeurs de l’Autre. Les symptômes de l’aliénation sont explicites.
On comprend mieux de fait les difficultés que le monde musulman éprouve aujourd’hui lorsqu’il faut s’expliquer et communiquer. Dire ses valeurs, ses exigences, ses espoirs est devenu un défi : soit on insiste sur l’essence de nos valeurs communes et l’on donne l’impression au plus grand nombre de se trahir, soit on insiste sur la différence et l’on conforte le sentiment de différenciation et d’inévitable conflit. Rester soi, communiquer avec autrui et avoir l’assurance nécessaire pour assumer le « nous » est une expérience que les musulmans n’ont pas souvent les moyens de vivre aujourd’hui. Le problème est profond et ses racines sont à chercher d’abord dans la disparition progressive de la culture du dialogue parmi les musulmans. Les écoles juridiques, les courants de pensée, les ulémas et les intellectuels ont presque cessé de débattre et l’on peine à sortir des discussions formelles sur la légitimité « islamique ou non » des idées. Une élaboration intellectuelle souvent frileuse, sinistrée, finit par s’interdire l’autocritique qui, sous la domination, serait une fois encore perçue comme une trahison. La logique demeure la même : reconnaître le bien-fondé des critiques de l’Autre, c’est être ou devenir infidèle à soi-même. Les musulmans ne retrouveront certainement pas l’énergie du renouveau et de la réforme s’ils ne s’appliquent pas à sortir méthodiquement de cette logique pernicieuse. La démarche autocritique qui consiste par exemple à dénoncer le comportement de certains Etats dits islamiques, à se démarquer des faits et gestes de certains musulmans obtus ou radicalisés, à reconnaître les déficiences de la pensée musulmane contemporaine de même que les discriminations inacceptables (les pauvres, les femmes, certaines minorités, etc.) existant dans les sociétés musulmanes est une première étape impérative.
Il faut dire ici un mot sur un certain nombre d’acteurs musulmans dont on aurait pu espérer qu’ils permettent que se mette en branle la réforme et qui, au contraire, la ralentissent voire l’empêchent. Au cœur de la crise contemporaine, on trouve des intellectuels musulmans qui sont tellement déchirés vis-à-vis de leur univers islamique de référence ou qui vivent un tel besoin de reconnaissance de l’Occident, qu’ils finissent, au nom d’une autocritique bien dévoyée, par simplifier le débat et conforter l’Occident soit dans ses certitudes de dominant, soit dans ses caricatures, soit dans ses soupçons millénaires ou récents. Loin de créer des ponts entre deux univers, ils nient implicitement la légitimité de l’un des partenaires à parler au nom de l’universel qui le fonde. Reconnus et cités à l’envi dans les milieux intellectuels occidentaux, ils ont souvent perdu toute légitimité parmi les musulmans mais ce qui est plus grave c’est que certains d’entre eux deviennent parfois les alliés objectifs des islamophobes les plus obtus. Autre paradoxe de cette période de crise et qui nous impose d’identifier la nature du critique et de sa critique : qui parle et d’où parle-t-il? au nom de quoi ? et, au fond, pourquoi ?