Le théologien et imam de la mosquée de Bordeaux, Tareq Oubrou.
Vous appelez régulièrement les musulmans à faire preuve de visibilité modérée. Quel sens précis donnez-vous à cette expression ?
Le mot visibilité a ici un sens pratique et religieux dans la mesure où il y a également des pratiques invisibles liées au cœur, qui sont les plus importantes. Plus on est discret, plus on est humble, plus on est près de Dieu en général. Même l'aumône secrète est préférable à l'aumône publique. La même règle s'applique pour les prières surérogatoires qui doivent être accomplies de préférence chez soi. Il s'agit d'une discrétion et d'une invisibilité agissante. L'invisibilité n'est pas l'extinction. Il ne faut donc pas s'étaler mais se recentrer sur les pratiques les plus essentielles dont certaines sont visibles comme les cinq prières, à la mosquée. Le Prophète en arrivant à Médine a commencé par construire une mosquée, sans minaret, discrète. Le problème est que les apparences des musulmans ne sont pas proportionnelles à leur enracinement dans la foi. Nous donnons l'impression d'être très religieux comme une plante dont la tige ne serait pas proportionnelle aux racines. Il suffit d'une petite tempête pour qu'elle disparaisse. Cette position m'est dictée par conviction théologique et canonique mais aussi par tempérament. On a engagé les musulmans dans des pratiques mineures aux dépens des cinq prières, de la foi. Des pratiques qui, certes, se fondent sur des Textes mais qui n'ont pas cette ampleur dans l'échelle canonique. On a mis ce qui relève des cultures dans l'éthique, on a mis l'éthique dans le culte et le culte dans le dogme. C'est très dangereux.
A quoi pensez-vous exactement ?
Quand j’entends des musulmans me dirent que le foulard fait partie du dogme, je dis stop ! Le foulard n'est pas un objet cultuel. C'est un vêtement éthique qui traduit une pudeur. Il faut resituer les pratiques à leur juste place. Après, les gens sont libres de pratiquer ou non. Maintenant, nous avons des milliers de lois et de hadiths dans le fiqh. Va-t-on pratiquer tout cela ? Pourquoi orienter les pratiques vers cette zone-là ? Il y a là un rapport identitariste par rapport à la religion, qui traduit une rupture par rapport à la société alors que d'autres pratiques sont délaissées comme la piété filiale, la gentillesse envers autrui, la générosité. J'invite les musulmans à ne pas avoir seulement une visibilité en terme de revendications mais aussi de comportements.
Diriez-vous de cette situation qu'elle est le produit d'une orientation des discours de la part des précepteurs de l'islam (imams, leaders d'opinions, ndlr) ou obéit-elle à un choix volontaire des musulmans dans l'offre religieuse qui leur est faite ?
Je fais partie de ces imams qui ont crée dans les années 1980 cette visibilité religieuse dont nous souffrons aujourd'hui. A cette époque, il s'agissait d'une pratique de finition et de parachèvement. Aujourd'hui, on commence par là alors que les prières sont négligées. L'islam est une religion qui se partage et pas qui se referme. Mais des musulmans l'utilisent comme un bouclier identitariste. Or, Dieu est le Dieu des mondes. Ce comportement est le résultat à la fois d'un égoïsme et d'un esprit de revendication qui est le fruit de la société de consommation. Les frustrations culturelles se mélangent avec le rapport au Divin.
Considérez-vous que les imams devraient ne pas encourager les jeunes filles à porter le voile si celui-ci est synonyme de relégation sociale ?
Il faut seulement expliquer la place et l'importance des pratiques. Et nécessité fait loi. Le musulman doit avoir des principes fermes mais il faut lui donner la pédagogie de les négocier en fonction de la réalité. Quand la contrainte s'intensifie, la dérogation s'élargit et vice versa, ce qu'on appelle le dynamisme de la shari'a. Il ne faut pas donner des produits finis et livrés dans le moule. Certaines femmes sont capables de porter le foulard et d'assumer psychologiquement ce choix, d'autres non. Une partie des hanafites considèrent d'ailleurs que les cheveux ne font pas partie des parties intimes de la femmes qui doivent être recouvertes. Il faut cesser de faire culpabiliser ces jeunes femmes. Elles ne sont pas moins pieuses ni moins musulmanes que celles qui le portent. Une femme qui coiffe ses cheveux et les accompagne d'une tenue vestimentaire pudique et adéquate est préférable à ces jeunes filles voilées mais parfois habillées de tenues moulantes ou plus impudiques. Les jeunes femmes qui le portent estiment le faire par liberté de choix. C'est faux. Elles le portent parce qu'on leur a dit que Dieu leur a demandé de le porter. C'est de l'arnaque et de la malhonnêteté.
Le foulard n'est donc pas une prescription dictée par les Textes?
La barbe est davantage prescrite aux hommes que ne l'est le foulard, qui est devenu un objet obsessionnel. Le foulard est devenu le symbole de l'islam. Quand une chose autre que les cinq piliers de l'islam ou un élément de la foi, devient un slogan de l'islam, nous sommes dans l'innovation blâmable (bid'a). On en arrive au point où on amène un chrétien avec une croix, un juif avec une kippa et un musulman avec une barbe ou une musulmane avec un foulard. En même temps, je respecte la liberté de conscience. Mais il faut dire les choses : il n'y a aucun hadith ni verset qui mette en garde la femme contre le fait de montrer ses cheveux. Maintenant, si une musulmane pratique correctement sa prière, ses obligations morales et souhaite porter le voile en l'assumant, il n'y a aucun problème.
Quel regard portez-vous sur la laïcité telle qu'elle est revendiquée en France ?
Le politique est en train de s'immiscer dans le théologique. Il déclare untel comme modéré, définit tel signe comme religieux. Le politique comme le juriste doivent veiller à l'ordre public et non faire de la théologie. Nous sommes dans une République qui est démocratique et qui dit démocratie dit pluralisme. La laïcité française a gardé les traces de la défiance à l'égard de l'Eglise catholique hier, et de l'islam aujourd'hui. Il y a la laïcité constitutionnelle et juridique et il y a la laïcité idéologique et historique. La laïcité française est en train de se crisper. C'est la peur qui a poussé le législateur à légiférer sur les signes ostensibles religieux. Je dis donc aux musulmans : vous ne pouvez pas négocier votre présence en France en termes de droits. Vous devez le faire en terme de culture et d'enracinement. Il faut que vous soyez un organe de ce corps sociétal. Et pour être un organe, il faut savoir s'intégrer et arrondir les angles.
Si les musulmans ne doivent pas compter sur le droit pour s'intégrer, sur quoi doivent-ils compter alors ?
La France a son histoire. On ne peut pas en faire fi car cela nous rattrape. Je fais partie des premiers théoriciens à avoir considéré que le droit ne fait pas partie de la solution pour les musulmans. La solution réside dans le levier économique, la réussite scolaire aussi. Ce sont des mécanismes nécessaires puisque la revendication doit être proportionnelle à la présence et à la contribution dans une société. Sinon, on ne fait que renforcer cette image de l'immigré qui vient uniquement revendiquer des droits. On est dans la guerre des perceptions. Toute cette culture lacrymale de l'islamophobie n'est pas digne du musulman. Il faut chercher les éléments de la force dans la foi et la rectitude. Ce n'est pas le vernis mais l'enracinement dans la tradition. Un droit s'arrache et ne se donne pas et pour s'arracher, il faut être fort. Etre fort c'est choisir la voie de l'économie, de la réussite scolaire et de l'engagement politique. La revendication permanente et le ressentiment sont spirituellement néfastes.
Estimez-vous que le rapport que les Turcs entretiennent avec l'islam, que l'on peut définir comme une synthèse culturelle avec la laïcité kémaliste, puisse constituer une source de réflexion intéressante pour les musulmans de France ?
Les Turcs sont plus apaisés dans leur rapport à la laïcité grâce à cette expérience historique. Leur psychologie ne souffre pas de complexe d'infériorité comme les Maghrébins. Les Turcs héritent de l'Empire ottoman et n'ont jamais été colonisés. Ils ne sont pas dans la revendication. Ce sont des travailleurs pragmatiques. C'est une présence d'entrepreneuriat et, en ce sens, ils sont exemplaires. Je suis aumônier dans les prisons et je n'ai jamais croisé de Turcs. Les Turcs en France, c'est une présence discrète et agissante. Au niveau politique, l'islamisme turc est le modèle qui a le mieux réussi. C'est un islamisme pragmatique contrairement à l'islamisme arabe qui est idéologique, trop canonique, obsédé par le halal et le haram. Les islamistes du monde arabe ont importé ce bagage religieux dans l'exercice du politique. Les islamistes modérés de Turquie ne parlent pas du Coran, ils résolvent les problèmes. C'est l'incarnation d'un projet dans l'action. Les Arabes ont la parole, les Turcs ont l'action. On ne peut pas changer le monde avec des paroles mais on le peut avec des actes.
Le Diyanet a publié une vaste compilation de 17.000 hadiths, destinés à réactualiser le sens et la compréhension des sources religieuses à la lumière du contexte. On voit peu de projets de ce type en France. Pourquoi ?
Nous avons besoin d'une herméneutique, d'une interprétation des sources à la lumière du monde en général car tout est imbriqué. Pour ma part, je travaille modestement sur la théologie d'acculturation. Les traductions du Coran doivent être faites par des comités constitués de sociologues, de psychologues qui traduisent le sens au-delà de la lettre. Il manque des institutions qui puissent subventionner ce projet et des hommes qui permettent l'articulation entre la tradition et la modernité. Il faudrait des compétences diverses : un politologue, un philosophe, un psychanalyste... Il faut avoir à la fois l'intuition de la religion et celle de la réalité. Connaître le sens profond du paradigme coranique et l'esprit qui anime notre monde. Cela demande de faire preuve de discernement et de sortir de l'égo. Toute pratique sincère vous fait sortir de vous-même pour vous réaliser dans l'altérité divine et mieux vivre avec les hommes. Il faut se dé-frustrer car une personne frustrée ne peut penser la religion. Celui qui a des comptes à régler ne peut pas penser la religion. Il pense sous l'effet de sa nature et non de l'exigence spirituelle de la shari'a.
Vous êtes très engagé dans le dialogue interreligieux. L'êtes-vous autant sur le plan du dialogue intracommunautaire musulman ?
Les musulmans n'ont pas la culture de la contradiction, ce que les savants des anciens appelaient al 'ilm khilafiyat (l'art de la disputation savante). Ils s'enferment dans un consensus mou, imaginaire et imaginé. Ils ont peur de dialoguer. Ils sont intolérants. Structurellement, nous sommes intolérants. Si je suis contre votre idée, vous considérez que je suis contre vous-même. Je n'oblige personne à être d'accord avec mes idées, mais donnez moi la possibilité de dire ce que je pense. La vulnérabilité et la frustration créent une communauté virtuelle qui n'existe pas. Il faut être capable d'avoir un discours qui parle à tous. Or, les musulmans veulent un islam pour eux. J'ai plus de facilité à dialoguer avec un rabbin ou un prêtre qu'avec un imam. Et vu leur niveau théologique, ils évitent les débats par peur.
On vous a connu pour vos travaux sur la shari'a de minorité. Aujourd'hui vous élaborez une théologie de l'acculturation. Pouvez-vous nous en dire plus ?
L'acculturation signifie s'envelopper d'une culture. L'islam est comme un médicament. Il y a le principe actif et la forme. Il ne faut pas confondre le principe actif qui soigne et la forme qui permet la transmission du principe actif. Cette forme s'acculture. Dans notre contexte, je saisis l'occasion de la laïcité pour tester l'universalisme de la shari'a. Je pars d'une réalité pour éprouver le dynamisme de la shari'a. Il y a une acculturation de fait. Les musulmans sont des Français jusqu'à la moelle, même s'ils le refusent par schizophrénie. Moi, je veux conscientiser là-dessus. Il faut déculpabiliser les musulmans qui vivent cette tension entre l'appartenance à un peuple qui n'est pas majoritairement musulman et l'appartenance à une tradition qui est éternelle et universelle.
A quel défi devra répondre cette nouvelle théologie ?
Il faut changer notre perception. Nous souffrons de l'essentialisation mais nous avons également essentialisé l'Autre, l'ennemi métaphysique. Il faut intégrer l'Autre dans le dogme et la pratique. Vous changez la perception et vous donnerez une stabilité intérieure au musulman. Il ne faut pas s'identifier au modèle coranique mais s'y référer. S'identifier c'est s'aliéner. Se référer, c'est s'inspirer tout en conservant ce que je suis. On s'inspire du Prophète à partir de ce que l'on est. Il faut une visibilité qui crée du lien. L'islam en arrivant n'a pas créé de rupture et ne recherche pas le conflit. C'est une religion qui cherche la paix car c'est dans la paix et la continuité que l'on peut diffuser son message.
Y a-t-il une contradiction entre les principes coraniques et la réalité ?
Non, il faut seulement ajuster les principes pour qu'ils s'imbriquent avec la réalité, car la réalité est rebelle à nos concepts. Le Coran n'a pas anticipé la réalité. Il ne vient jamais avant une situation, toujours après. La théorie ne doit pas être une prison mentale mais être souple. C'est pour cette raison que j'ai changé mon avis sur un certain nombre de questions dont le foulard, car la psychologie de cette pratique a changé, ma lecture normative a changé. Il faut remettre l'homme dans le dispositif de la religion. Le salafisme galvaudé veut faire disparaître l'homme et renforcer l'égo par le Divin. Dieu a impliqué l'homme pour qu'il assume la responsabilité de l'interprétation. Nous aurons le Dieu que nous méritons et la loi que nous méritons. Il faut donc responsabiliser les musulmans. Nous ne remettons pas en cause le Coran et la Sunna mais nous disons voilà l'interprétation que nous assumons pour vivre avec Dieu et parmi les hommes.
Première parution de cet article dans Zaman, le 25 octobre 2013.
Première parution de cet article dans Zaman, le 25 octobre 2013.
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