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Religions

Eva de Vitray-Meyerovitch : un long chemin vers l’islam

Rédigé par | Mardi 5 Novembre 2019 à 11:00

           

Spécialiste de l’islam des principes essentiels, Eva de Vitray-Meyerovitch a voué sa vie à faire découvrir et à apprécier l’islam qu’elle a aimé par-dessus tout, celui des grands mystiques musulmans, le philosophe indien Muhammad Iqbal et le grand poète mystique du XIIIe siècle, Jalal ud-Din Rumi, dont elle a traduit du persan la totalité de son œuvre. Parcours d’une aristocrate élevée chez des religieuses catholiques, devenue musulmane au cours d’une quête intellectuelle et spirituelle, vécue comme un approfondissement de ses convictions religieuses et de sa vie intérieure.*



Eva de Vitray-Meyerovitch : un long chemin vers l’islam
Rien en réalité ne prédestinait Eva Lamacque de Vitray à devenir musulmane. Née en 1909, à Boulogne-Billancourt, dans une famille catholique, elle suit sa scolarité dans un pensionnat à Boulogne, puis dans une institution catholique près de Notre-Dame, à Paris. Eva de Vitray se décrit comme une petite fille pieuse élevée dans un milieu pratiquant, et qui, à 18 ans, s’imagine devenir carmélite.

Eva de Vitray-Meyerovitch : un long chemin vers l’islam

Une élève brillante taraudée par des questions métaphysiques

Le personnage clé de son enfance, celle qui lui transmettra les valeurs auxquelles elle restera attachée toute sa vie est sa grand-mère maternelle. Ecossaise et anglicane, celle-ci s’était convertie au catholicisme pour épouser l’homme qu’elle aimait. « Pour elle, le mensonge le plus innocent était considéré comme quelque chose de très grave », disait Eva de Vitray. L’honnêteté foncière de cette aïeule, son souci permanent de sincérité et sa droiture façonneront sa propre existence.

Dès son enfance, Eva de Vitray se montre d’une curiosité peu conventionnelle et surprend son confesseur par ses questions. Les réponses qu’elle reçoit lui semblent vagues et ne la satisfont guère. Jeune fille, elle s’interroge sur le mystère de la connaissance et sur le phénomène des vies antérieures. Quels mécanismes entrent en jeu dans l’acquisition d’une nouvelle connaissance ? Pourquoi est-on attiré par un Absolu dont on n’a aucune idée préalable ?

Elève brillante, elle fait des études de droit. Première de sa promotion, elle se dirige ensuite vers la philosophie. Le sujet qu’elle choisit dans le cadre de son doctorat est dans la continuité de ses interrogations : « La symbolique chez Platon ». (1) Elle pouvait ainsi se consacrer à l’étude de la théorie de la réminiscence, l’anamnesis : l’âme, selon Platon, se souvient, ayant séjourné dans d’autres mondes où elle a pu contempler et acquérir des connaissances dans un état de perfection. La symbolique platonicienne, notamment développée dans La République, lui apportait déjà des réponses théoriques à ses questionnements sur le visible et l’invisible.

Nous sommes dans les années 1930. Eva de Vitray a épousé à l’âge de 22 ans un jeune homme d’origine juive lettone, Lazare Meyerovitch, rencontré au cours de ses études de droit. Elle exerce en parallèle un emploi administratif dans le laboratoire de Frédéric Joliot qui obtient, avec sa femme Irène Curie, en 1935, le prix Nobel de chimie en récompense de leurs travaux communs sur la radioactivité artificielle. Elle qualifie cette période d’avant-guerre d’extraordinaire. Littéraire, elle se passionne pour tous les sujets et décide de suivre des études de psychiatrie durant trois années, en même temps que sa thèse de doctorat. Son but était « d’effectuer une discrimination entre la pensée symbolique normale et la pensée symbolique pathologique » (in Islam, l’autre visage, entretiens avec Rachel et Jean Pierre Cartier, éd. Critérion, 1991).

La guerre et l’après-guerre, une période difficile

La Seconde Guerre mondiale éclate, interrompant ses recherches. Frédéric Joliot l’appelle le 11 mai 1940, l’exhortant à quitter Paris au plus vite, et met une voiture à sa disposition. Elle part précipitamment dans le Loiret avec son tout jeune fils. Son mari, qui effectuait alors son service militaire, s’engagea par la suite dans les Forces françaises libres. Ils ne se retrouveront qu’à la fin de la guerre.

Dans l’immédiat après-guerre, elle se dit toujours assoiffée d’absolu et mal dans sa peau. Durant cette période qu’elle qualifie « d’assez dure », très anémiée, ayant tout perdu, son mari étant blessé, elle a son second enfant et doit faire des travaux alimentaires pour subvenir aux besoins de la famille. Parfaitement bilingue, elle traduit de très nombreux ouvrages de l’anglais au français, tout en poursuivant ses recherches sur Platon.

Après avoir passé un concours en 1948, elle intègre le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), comme administratrice civile, dans le service des sciences humaines où elle devient l’adjointe de Georges Jamati, alors directeur du département de 1949 à 1954. Malade, ce dernier quitte ses fonctions en septembre 1953 et elle assure l’intérim durant 18 mois jusqu’à la nomination d’un successeur, en la personne de Michel Lejeune, au printemps 1955.

Un ouvrage qui fait l’effet d’une bombe

À cette époque, ses activités administratives ne lui permettent guère de travailler sur sa thèse de doctorat sur Platon. La destinée fait alors entrer dans son bureau un ami indien, musulman, perdu de vue depuis 15 ans, qu’elle avait rencontré en prenant des cours de sanskrit. La Bhagavad Gîta étant son livre de chevet, elle s’intéressait alors à la philosophie indienne et au bouddhisme. Cet homme qui, dit-elle, avait été l’élève d’Einstein et exerçait la fonction de recteur de l’université d’Islamabad lui confie un ouvrage en anglais de Mohamed Iqbal intitulé The reconstruction of religious thought in islam (Lahore, 1954). Dès 1955, très impressionnée par son contenu, elle traduit l’ouvrage de Mohammed Iqbal, qui est publié à Paris chez Adrien Maisonneuve.

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Eva de Vitray-Meyerovitch : un long chemin vers l’islam
Dès les premières pages, en effet, il a déclenché en elle un véritable bouleversement. « Je dirais qu’il a été un rappel. Pour moi, la découverte de l’islam a été comme des retrouvailles », écrit-elle dans Islam l’autre visage.

Poète, homme politique et philosophe Muhammad Iqbal (1877-1938) est considéré comme le père spirituel et le concepteur de l'Etat islamique du Pakistan. Ce penseur, qui avait séjourné en Europe, a voulu faire dialoguer le monde musulman et la pensée européenne dans les domaines de la théologie, de la philosophie sociale, de la philosophie du droit, et de la philosophie des sciences. Il a été l’ami de Bergson, du Père Teilhard de Chardin et de Louis Massignon, avec lequel Eva de Vitray tisse elle aussi des liens d’amitié. Il a d’ailleurs préfacé sa traduction du livre de Muhammad Iqbal.

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Dans cet ouvrage, elle trouve la réponse à toutes les questions qu’elle continuait de se poser. C’est, pour elle, une véritable révélation. Elle est profondément touchée par la recherche d’unité dans la vision du monde que Muhammad Iqbal expose et elle dit avoir une grande affinité de pensée avec l’auteur. « Sa grande idée, disait-elle, c’est que tout ce qui monte converge. » Elle citait souvent cette phrase extraite de son ouvrage : « Il n’y a ni Afghan, ni Turc, ni fils de Tartarie. Nous sommes tous les fruits d’un même jardin, d’un même printemps » (M. Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, réédition aux Editions du Rocher en 1996).

La vocation de traductrice de Rumi

Au fil du texte, un nom qu’elle ne connait pas encore apparaît souvent et l’intrigue, celui de Jalal al-Din Rumi, auprès duquel elle repose aujourd’hui. Sur cet auteur, à l’œuvre considérable, considéré comme l’un des grands maîtres de la spiritualité et de l’ésotérisme en islam, il n’existait au milieu du XXe siècle presqu’aucun écrit en Europe, si ce n’est quelques passages en allemand et des éléments de traductions en anglais par Reynold Nicholson (Rūmī, poet and mystic (1207-1273) : selections from his writings, trad. du persan, Londres, G. Allen et Unwin ltd, 1950). Sa curiosité intellectuelle la pousse à commencer l’apprentissage du persan, langue dans laquelle Rumi a écrit la majorité de ses œuvres, au XIIIe siècle.

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Elle va se consacrer dorénavant entièrement à la recherche, dans le corps des chercheurs du CNRS. Son objectif est de revenir aux sources manuscrites les plus proches de l’œuvre originale de Rumi dans le but de les comprendre avant de les traduire. Renonçant donc à finir sa thèse sur Platon, pour s’orienter vers la mystique musulmane avec, comme sujet, « Thèmes mystiques dans l’œuvre de Djalal al-Dîn Rûmî ». Après cette thèse principale, en 1968, elle soutient une thèse complémentaire, la traduction de Fihi ma fihi (le Livre du dedans) de Rumi, puis une troisième thèse à l’École pratique des hautes études (EPHE) sous la direction de Maurice de Gondillac sur la christologie chez Rumi. Pour elle, aborder ainsi Rumi était une continuité dans sa quête du mystère de la réminiscence, fondée selon Platon sur le postulat de l’immortalité de l’âme.

On cite très souvent cette phrase de Rumi : « Plusieurs chemins mènent à Dieu et j’ai choisi celui de la danse et de la musique. » Dans cette confrérie soufie fondée par Mevlana mais dont les rites ont été codifiés par son fils Sultan Valad (m. 1312), les disciples tournoient sur eux-mêmes au son de la flute de roseau, le ney, une main levée vers le ciel, l’autre vers la terre. Ils sont toujours 9 ou un multiple de 9, en rapport avec la cosmologie, science très avancée dans cette période dite de l’Âge d’or de la civilisation islamique.

Ce rituel giratoire est le symbole de la danse des astres dans le cosmos. La musique crée un état où le temps est suspendu et l’âme peut alors se souvenir. Cet état, appelé dhikr par les soufis, et qu’Eva de Vitray traduit par « mémoration » peut être mis en lien avec l’anamnesis platonicien, le souvenir de l’état d’Unité originel. La danse et la musique sont, pour Rumi, les moyens pour l’âme de renouer avec sa source.

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Il existe, dans les environs de Konya, une caverne citée par Aflaki, le biographe de Rumi. Il rapporte que cet endroit était appelé le monastère de Platon et que Rumi y séjourna sept jours et sept nuits. Eva de Vitray, dans son ouvrage Konya ou la danse cosmique, parle du « monastère de Platon, situé au pied d’une colline, avec une caverne d’où sortait un ruisseau d’eau froide. On raconte que Rumi se rendit à cet endroit et y séjourna sept jours et sept nuits ».

Son entrée en islam

Durant ce long travail de recherche doctorale, Eva de Vitray fait ses premiers pas en islam, mais son perpétuel souci de sincérité la retient. Comme elle le dit elle-même, « on ne change pas de tradition comme on change de chemise ».

Avant de s’engager dans l’islam, par souci d’honnêteté intellectuelle, elle suit, durant trois années durant, des cours d’exégèse chrétienne à la Sorbonne, notamment avec Oscar Culmann (m. 1999), théologien luthérien, professeur à la Sorbonne et à Bâle. Elle décrit Oscar Culmann comme un luthérien « de sensibilité très catholique ». Membre du Conseil œcuménique des églises, il était proche du pape Paul VI. Elle étudie la question des araméismes et des locutions hébraïsantes dans les Evangiles et celle de leur compréhension et de leur traduction. Finalement, elle dira que cette exégèse lui a posé plus de problèmes qu’elle n’en a résolus.

Elle continue de se heurter aux dogmes, en particulier celui de l’Assomption, adopté en 1950 par le pape Pie XII. Elle débat avec franchise de ces thèmes avec Louis Massignon, rencontré peu de temps après la Seconde Guerre mondiale, dont elle se sent proche. Louis Massignon, professeur au Collège de France et à l’EPHE, avait été agnostique avant de se convertir au catholicisme. Considéré comme l’un des plus grands islamologues du XXe siècle, il est un inspirateur du dialogue islamo-chrétien au sein de l’Eglise catholique.

Auteur de nombreux ouvrages et articles, il a fait connaitre un martyr soufi du IXe siècle, Al-Hallaj, dont la crucifixion n’est pas sans rappeler celle du Christ. Eva de Vitray fait part à Louis Massignon de son attirance pour l’islam et de ses hésitations. Il lui conseille alors de rencontrer l’évêque de Strasbourg, théologien et professeur à la Faculté de théologie catholique.

Monseigneur Nédonselle lui fait remarquer qu’elle pourrait devenir protestante, sa grand-mère ayant été anglicane, ce qui serait un moindre bouleversement que de devenir musulmane, ce à quoi elle répond : « Mais Monseigneur, ce serait trop facile ! ». Après l’avoir regardé longtemps, il lui dit alors : « Je comprends, vous avez raison, faites ce que vous voulez ! »

Peu importe le chemin, l’essentiel est d’arriver au but

Entrer dans l’islam, déclare Eva de Vitray dans un article, signifie une longue ascèse. Selon elle, il faut d’abord s’y préparer. « Deux pas en avant et un pas en arrière » fut longtemps la caractéristique de son cheminement. Pourtant sur un plan strictement formel, la démarche est fort simple. La profession de foi qui suffit, sans aucun intermédiaire ni sacrement, à faire entrer dans la communauté musulmane, est un témoignage (chahada) : « J’atteste qu’il n’y a de dieu que Dieu », formule qu’elle préfère traduire par : « Il n’y a pas de réalité si ce n’est la Réalité. » (2) Ce à quoi il faut ajouter : « J’atteste que Mohammed est son Prophète. J’insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas d’adorer Mohammed. En le reconnaissant, on reconnait de fait tous les autres prophètes, puisqu’il est leur continuateur… Je peux continuer à croire en la mission de Jésus et à la Vierge Marie. » (3) C’est en 1960 qu’elle prononcera la chahada.

Ainsi, pour Eva de Vitray, le chemin fut d’abord intellectuel, parsemé de questionnements durant bien des années. Lorsqu’elle se sent pleinement musulmane, elle a près de 50 ans. Rares sont les musulmans « convertis » à cette époque, plus rares encore les femmes qui entrent en islam. Du moins, il est impossible d’en connaitre le nombre. Nous sommes au début des années 1960. Son mari, Lazare Meyrovitch, décède brutalement en 1961. Il avait été indifférent à sa démarche spirituelle mais, dit-elle, « il savait respecter la différence ».

Commence alors la seconde étape de son cheminement vers l’islam de l’intérieur ou l’islam du cœur, celui du soufisme (tasawwuf, en arabe). En 1971, elle accomplit le rite du pèlerinage à La Mecque dont elle dira « c’est le centre de la roue vers lequel tout converge ». Rattachée à la tariqa Boutchichiyya, au Maroc, par le cheikh Hamza (m. 2017), elle fut aussi très proche du cheikh Bentounès de la tariqa Alawiyya, qu’elle estimait profondément.

Eva de Vitray-Meyerovitch : un long chemin vers l’islam
Jusqu’à la fin de sa longue vie, en 1999, elle ne cesse de publier des ouvrages (une quarantaine) sur l’islam, ainsi que des traductions de l’œuvre de Rumi, dont le monumental Mathnawî, de faire des conférences en France et ailleurs, dans le monde arabe, et en Iran, au Maghreb et en Turquie. De 1969 à 1973, détachée par le CNRS, elle a enseigné la philosophie comparée à l’Université d’Al-Azhar, au Caire.

Son exemple et son influence sont déterminants pour les Occidentaux en quête de sens. Son travail considérable pour faire connaître Mevlana Jalal-ud-Din Rumi en France a été reconnu et honoré par la Turquie qui lui a décerné le titre d’Honoris causa de plusieurs universités. Son œuvre abondante rassemble de nombreux lecteurs, grâce à sa contribution à une meilleure connaissance d’un islam universel et tolérant, qui a répondu à toutes ses attentes, bien que trop souvent occulté par les tragédies de l’actualité. Elle repose actuellement à Konya, non loin du mausolée de Rumi, qu’elle a toujours considéré comme son guide spirituel.

* Cet article est rédigé d’après l’intervention de Muriel Roiland, ingénieure à l'Institut de recherche et d'histoire des textes et secrétaire de l'association des Amis d'Eva de Vitray, à l’Institut catholique de Vendée (ICES) à La Roche-sur-Yon, le 16 mars 2018.

(1) Article de Jean-Louis Girotto, « Eva de Vitray-Meyerovitch, un itinéraire de Platon à Rûmî », posté en mai 2015, ici
(2) Eva de Vitray-Meyerovitch, Universalité de l’islam, présentation, commentaires et annotations de Jean-Louis Girotto, Paris, Albin Michel, 2014, p. 114.
(3) Islam, l’autre visage, p. 57.

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Clara Murner
Clara Murner est doctorante en langue et littérature arabes à l'Université de Strasbourg, au sein... En savoir plus sur cet auteur


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