De se sentir à portée d’une oppression est déjà en soi une oppression. Sofia Rahem et Hadjar Ajimi sont étudiantes, l’une en psychologie à Nanterre, l’autre en sociologie à l’université de Paris 8. Toutes deux sont musulmanes et françaises, affiliées à aucune organisation. Depuis ce mercredi 4 février, elles ont cessé toute activité. Au moment où les députés de la République s’apprêtent à convenir de la mise à mort du Hijab dans les écoles et dans les institutions publiques, Sofia et Hadjar ont cessé de se nourrir jusqu’à ce qu’un « vrai dialogue démocratique » s’instaure sur la question du foulard. Au second jour de leur action Saphirnet.info a rencontré les deux amies, à Neuilly Plaisance, dans la banlieue parisienne.
SaphirNet.info : Comment vivez-vous votre grève ?
Sofia RAHEM : Pour nous c’est un combat. Un combat contre les personnes qui offensent les femmes et les obligent à enlever le voile. C’est un combat féministe pour défendre notre choix de porter le voile. Et en ce deuxième jour de grève, nous sommes aussi déterminées qu’au premier jour. Nous comptons tenir jusqu’à ce que le débat soit réouvert avec cette commission qui nous a été imposée. Nous avons beaucoup de soutien de sœurs qui nous aident dans nos contacts médiatiques… Psychologiquement, ça se passe très bien pour nous, Dieu merci.
A quel moment avez-vous décidé d’entamer votre action ?
Hadjar AJIMI: Nous avons vu toutes les manifestations, nous avons suivi les débats à la télévision et nous avons compris que tout cela ne menait pas loin. Bien au contraire, les débats n’étaient pas de vrais débats de fond, ils étaient passionnels. Ils ne laissaient pas les personnes concernées s’exprimer. Les gens n’ont pas vraiment essayé de comprendre. Puis nous avons vu la date approcher. Au mois de février, nous nous sommes rendu compte que si nous ne réagissions pas, la loi allait passer. Or, une fois la loi votée, l’on ne pourra plus retourner en arrière. Il faudrait attendre au moins « cinquante ans » pour que la France reconnaisse qu’elle a fait une erreur en votant cette loi…
Sofia RAHEM : Les musulmans sont des citoyens à part entière. Si une loi est votée, nous y sommes soumises. Nous n’avons pas à être contre les lois de la République. Donc si la loi est votée, nous n’avons plus d’autres recours en France et il faudra se battre aux niveaux européen et international. Et ce serait dommage d’en arriver là. Le port du voile à l’école est un phénomène assez marginal et ne mérite pas d’être porté à ce niveau. Sauf que la presse a envenimé les choses et les a grossies. Normalement, le voile est une réalité que nous devrions pouvoir régler avec le dialogue et en dépassionnant le débat. Et on peut trouver une solution à condition que les acteurs principaux soient consultés.
Après les manifestations de protestation, comment situez-vous votre action ?
Sofia RAHEM : c’est un signal de détresse. Nous sommes désolées d’en arriver là aujourd’hui. Nous n’avons pas voulu en arriver là. Nous ne menons pas une action suicidaire. Nous en sommes là parce que nous ne savons plus comment nous adresser à la République. Nous ne savons plus comment nous faire entendre. Aujourd’hui, la République nous pousse sur des voies comme la grève de la faim pour pouvoir être entendues et essayer de dire que des personnes sont aujourd’hui opprimées et privées de savoir. Aujourd’hui, dans notre République, des enfants, des mineurs, n’ont pas accès au savoir sous prétexte de signes religieux alors que l’école est obligatoire. Je trouve cela désolant et scandaleux.
A quels enfants pensez vous ?
Sofia RAHEM : Je ne pense pas à un enfant en particulier. En tant que citoyenne, en tant que Humain, je pense à tous les petits garçons et à toutes les petites filles qui sont au collège et qui ont envie d’apprendre et sont assoiffés de savoir. On ne peut pas se passer de savoir en 2004. Nous ne sommes plus à l’époque préhistorique. Nous ne sommes plus à l’époque où les femmes restaient à la maison et n’avaient pas accès à l’éducation. Ces temps sont révolus. Nous sommes en France et pour moi c’est révoltant que la République puisse accepter que des filles et des garçons soient exclus et restent sans savoir, sous prétexte de signes religieux.
Hadjar AJIMI : Les garçons sont peu concernés par cette exclusion. Les filles sont les plus concernées. C’est en cela que je dis que ce combat est un combat féministe.
C’est que nos hommes politiques pensent qu’une fois la loi votée, les filles vont décider de retirer leur hijab afin d’accéder au savoir…
Hadjar AJIMI : Ce n’est pas le bon calcul. Certaines filles vont préférer garder leur voile et s’exclure de l’école. Même sans cette loi, mes petites sœurs qui sont au collège, retirent déjà leur voile avant d’entrer dans leurs écoles. Elles le font d’elles-mêmes. Ce n’est pas autorisé de rester dans le lycée avec un voile ou un foulard. Mais la loi va seulement remettre les enfants en question.
Sofia RAHEM : Nous ne souhaitons pas du tout que les filles se retirent de l’école pour faire pression sur l’Etat. Notre religion est une religion de paix qui s’accommode de tout ce qui se passe. Même si notre religion nous permet de retirer notre voile sous la persécution afin d’accéder au savoir, il reste que nous sommes dans une République laïque qui permet aux gens d’exprimer leur culture, d’exprimer leur religion avec toute leur beauté, leur saveur, leurs couleurs. Et je ne vois pas pourquoi on veut priver des enfants de leur moyen d’identification, un moyen d’épanouissement. Une lycéenne, une adolescente, a besoin de connaître sa spiritualité. Elle a besoin de savoir qu’elle appartient à une religion. Et le fait qu’on lui impose d’être un certain individu à l’école et un autre individu à l’extérieur de l’école est psychologiquement agressif.
Cela concerne aussi le monde du travail.
Sofia RAHEM : Oui… On voit même que cela prend beaucoup d’ampleur puisque dans les endroits publics aussi on commence à nous demander de retirer notre voile. Il faut le retirer à la Poste, il y a eu une affiche dans une agence de la Société Générale qui demandait de retirer les voile avant d’entrer. Un vigile a osé demander à une sœur de retirer son voile dans une Grande surface. A Evry, un médecin a demandé aux musulmanes de retirer leur voile. Si vous voulez vous couvrir je ne vois pas pourquoi vous devriez retirer votre voile sans cesse. Cela crée une situation très grave. Mais l’Etat ne se rend pas compte de cette gravité. Et je ne crois pas qu’il soit capable de déterminer une structure pour contenir ces actes islamophobes.
Votre mode de protestation n’est-il pas une manière de forcer la main à l’Etat ?
Hadjar AJIMI : Forcer la main à l’Etat ? Non. Nous estimons simplement que l’on ne nous a pas suffisamment écoutées. La commission Stasi n’a pas entendu assez de femmes musulmanes pour se faire une vraie opinion. On n’a pas assez donné la parole aux musulmanes pour pouvoir les comprendre. On a fait un grand tapage médiatique autour d’un problème qui est mineur en réalité. Et on veut masquer un vrai problème qui est celui de l’intégration des populations issues de l’immigration. Ces problèmes de délinquance, de précarité, de chômage. On utilise l’Islam pour nous faire croire que l’Islam veut attaquer la France, qu’il veut s’immiscer politiquement. C’est dangereux de tenir ce genre de propos. Cela produit tout genre de dérive islamophobe. Nous sommes dans un climat d’islamphobie.
Sofia RAHEM : C’est plutôt l’Etat qui nous force la main. C’est lui qui nous impose une loi qui n’est que oppression. C’est un diktat : soit vous appliquez la loi, soit l’on vous interdit le droit de savoir qui est un droit fondamental. C’est nous, qui sommes dans une position d’oppression et ce n’est pas l’Etat. Et la grève n’est pas un moyen de pression. Mais un moyen pour dire à la France et au monde entier jusqu’où la République nous amène pour réclamer un droit qui est simple et très fondamental : le droit au savoir.
Quelles actions avez vous entreprises en direction des pouvoirs ?
Hadjar AJIMI : nous n’avons pas envoyé de message directement au Président de la République. Nous avons rencontré des médias et nous leur avons fait des déclarations.
Quel message adressez-vous au Président de la République, au ministre de l’Education nationale ?
Sofia RAHEM : A M. Jacques Chirac, je voudrais dire qu’il se rende compte qu’aujourd’hui, la France est multiculturelle. Et nous ne pouvons pas continuer à vivre en cachant les différences. Lorsque des Noirs ont été acceptés dans la société française, on ne leur a pas demandé de se teindre d’abord en blanc. Ils ont été acceptés tels qu’ils sont. Accepter les différences, est le principe même de l’intégration. Aujourd’hui on doit nous accepter telles que nous sommes. Nous n’imposons notre voile à personne. Nous voulons seulement avoir la liberté de le porter. Et aujourd’hui nous souhaiterions continuer à avoir accès à un minimum fondamental qu’ils veulent désormais nous refuser, car l’accès à l’éducation est notre droit. Et je lui demanderais aussi de rouvrir le débat parce que la loi réglerait peut être les problèmes de quelques enseignants qui se plaignent du foulard. Mais la même loi ouvrirait la porte à plusieurs dérives.
Hadjar AJIMI : moi j’aimerais dire au Président que la France est une République laïque. Mais la France n’est pas une République faite que de athées. Nous sommes de cette République. Nous sommes de cette société et nous avons le droit de nous exprimer. Et nous ne pouvons pas laisser nos libertés fondamentales bafouées.
Que faut-il faire maintenant pour que vous arrêtiez votre grève ?
Sofia RAHEM : il faudrait rouvrir le débat.
Hadjar AJIMI : il faudrait repousser le vote de la loi. Qu’on réfléchisse en faisant appel à des personnes concernées directement.
Sinon ?
Sofia RAHEM : le combat continue.
Hadjar AJIMI : On ne lâchera pas l’affaire.
Jusqu’à quand ?
Sofia RAHEM : Nous n’avons pas de date déterminée.
Hadjar AJIMI : Tant que notre corps tiendra on continuera la grève.
Vous êtes aussi déterminées ?
Hadjar AJIMI : si nous nous sommes lancées dans un tel mouvement, ce n’est pas pour revenir en arrière.
Vous n’avez pas eu d’hésitation avant de commencer ?
Sofia RAHEM : Pas une seule minute.
Hadjar AJIMI : J’y pensais déjà dès le début de la polémique. Puis j’avais oublié. Mais avec l’évolution des événements l’idée m’est revenue. Nous en avons discuté un peu. Mais pas trop.
Sofia RAHEM : Il faut dire que nous avons essayé d’élaborer des moyens pour nous exprimer autrement. Mais nous ne trouvions pas, parce que nous ne pouvons pas faire des actions violentes dans la rues pendant les manifestations : ce ne serait pas citoyen et ça ne ressemble pas au Musulman. Le seul moyen pacifique légal que nous avons trouvé, est de nous mettre dans une situation de détresse comme message aux médias et à la République.
Bénéficiez-vous d’un suivi médical ?
Hadjar AJIMI : Nous avons fait appel à Médecins sans frontières, à la Croix rouge et Médecins du monde. Nous leur avons fait part de notre intention d’entamer une grève de la faim et nous avons demandé un soutien médical. Mais ils nous ont répondu qu’il leur était impossible de s’engager politiquement.
Sofia RAHEM : Notre interlocuteur à La Croix Rouge nous a répondu que, politiquement, il ne pouvait pas soutenir notre cause mais qu’il pouvait nous apporter un soutien médical. Mais il a ajouté qu’au stade actuel, étant donné que nous sommes entourées nous n’aurions pas besoin de visites régulières d’un médecin. Mais en cas de nécessité, nous pourrions nous adresser à eux. Médecins sans Frontière doit nous rappeler demain matin. Mais notre interlocuteur nous a déclaré que Médecins sans frontière est opposé au port du voile et qu’ils ne nous soutiendraient pas dans notre action politique, la grève, et qu’il valait mieux que nous nous adressions à des médecins généralistes privés. Mais nous seront précisés demain, Inchallah.
Quelle issue voyez-vous à tout cela ?
Hadjar AJIMI : nous sommes poussés au communautarisme. Les musulmans vont s’activer pour construire des collèges. Ils vont y être qu’entre musulmans. Je ne les condamne pas, mais je trouve que cela va à l’encontre de ce que devrait souhaiter l’Etat qui est censé lutter contre le communautarisme. Actuellement, l’Etat nous pousse au communautarisme. Il ne nous laisse pas le choix. Face à une loi discriminatoire, injuste, nous n’aurons pas d’autre choix que celui-là. Or je pense que l’espace scolaire est un espace de rencontre de l’autre. Cela est une richesse et c’est important que les musulmans s’imprègnent un peu de tout.
Avez-vous un message à l’endroit des autres musulmanes ?
Hadjar AJIMI : j’en appelle au soutien de tous. Pas seulement de la communauté musulmane mais de la part de tous ceux qui sont épris de justice. Tout le monde doit se sentir concerné. Je lance un appel à un soutien international.
Sofia RAHEM : Aux sœurs, je dis que c’est maintenant ou jamais qu’il faut montrer que la femme musulmane n’est pas soumise. C’est maintenant qu’il faut agir pour qu’on arrête de nous mettre dans ce moule de « la femme soumise ». Si aujourd’hui nous laissons passer une loi pareille, alors nous serons vraiment soumises. Et on pourra vraiment le dire de nous. Il faut que les filles musulmanes aient une démarche complètement féministe. Il faut qu’on se bouge, qu’on ne laisse pas ça passer. Cela ne fait partie d’aucune éthique musulmane, d’aucune morale, d’aucun des droits de l’Homme de priver une personne de sa liberté. Nous invitons nos sœurs à nous soutenir même si elles ne valident pas forcément le moyen que nous avons employé. Nous leur demandons de nous soutenir dans notre action parce que nous l’avons faite pour elles aussi.
Que peuvent-elles faire pour vous soutenir ?
Hadjar AJIMI : Manifester et descendre dans la rue.
Sofia RAHEM : Elles doivent manifester et écrire. Ecrire au niveau européen, au niveau international. On ne demande pas forcément à toutes les sœurs de faire une grève de la faim parce que c’est un moyen de détresse. Ce n’est pas forcément le meilleur moyen d’agir. Il y a d’autres moyens par lesquels elles pourraient trouver la solution. Mais malheureusement, vu la position que prend l’Etat, nous n’avons trouvé que ce moyen pour lutter contre cette future loi.
Hadjar AJIMI : Mais notre initiative ne signifie pas que nous baissons les bras. Nous ne disons pas que c’est trop tard. Non.