Quand j’étais enfant, il y a longtemps, l’Aïd al-Adha était une fête joyeuse. Des réjouissances et beaucoup d’habits neufs. Père, mère et parrains, chacun offrait quelque chose. Parfois une surprise tombait d’un oncle ou d’une tante... Et, bien entendu, il y avait le mouton, le mouton de la tabaski.
D’ordinaire, on mangeait de la viande. Mais ces jours-là, il y en avait plus qu’assez pour tout le monde. Les enfants pouvaient se régaler à satiété de morceaux généralement réservés aux adultes. Ma mère salait et gardait, dans une grande marmite en fer forgé, une partie de cette « viande de tabaski ». Lorsqu’un enfant, qui était absent le jour de la fête, rentrait, la marmite apparaissait et l’odeur de la « viande de tabaski » ressuscitait la fête, plusieurs mois après !
Les bêtes étaient dépecées méthodiquement. Chaque morceau était attribué à un parent selon la branche de la famille dont il était l’ainé. Rien ne se perdait. Seules les tripes restaient à la maison ; et aussi, la peau que l’on travaillait pour servir de tapis de prières.
En retour, arrivaient à la maison, de la part d’autres membres de la famille, des parts de moutons dont nos parents étaient légataires. Oui, l’islam est africanisé. Et le moindre impair dans cet échange intrafamilial occasionnait un rappel détaillé de l’arbre généalogique. Nous écoutions et nous en apprenions sur notre lignage même si nous voyions l’Aïd al-Adha, avant tout, comme des jours d’abondance de viande.
Avec le temps, les élevages en batterie, se gaver de viande n’était plus festif. La tabaski est alors devenue la fête de la famille. On pouvait rater un enterrement car la mort est imprévisible. Mais il fallait avoir une très bonne raison pour rater l’Aïd à la maison. Le mouton est devenu symbolique, l’essence de la fête s’est déplacée ailleurs…
C’est dans l’adolescence que j’appris le sens de l’Aïd el-Kébir. Ce n’était donc pas la fête du goût de chair fraîche. C’était le rappel d’un cap nouveau dans le pacte de soumission à Dieu. C’était un hommage à un prophète, Abraham, prêt à détruire ce qu’il avait de plus cher au monde pour accomplir son islam, sa soumission à Dieu.
L’Aïd el-Kébir célèbre aussi la foi d’un enfant en Dieu à travers son père. Car ce « fils unique » d’Abraham consent à périr de la main de son père si telle est la consigne de Dieu. Cette qualité filiale est aujourd’hui oubliée, remplacée par la qualité du mouton.
Plus que tout cela, l’Aïd témoigne de l’évolution de la conscience humaine dans son rapport aux différentes formes de vie. Car, en décidant de sacrifier son fils, Abraham n’invente pas une forme nouvelle d’adoration. Il s’inscrit dans les coutumes de son époque.
Les légendes des peuples, les données archéologiques nous rapportent des cas d’offrandes où l’on tuait des enfants. Parfois, quand l’enjeu était de taille, c’est le prince qui était sacrifié pour conjurer un malheur qui menaçait son peuple. Pour nous, ses enfants, Abraham a abrogé ces coutumes. Notre conscience de croyant a fait un bond en avant par rapport à la vie.
Quand j’observe la célébration de l’Aïd aujourd’hui en France, j’y vois un bond en arrière. Car le mouton tient la vedette. On peut manger du mouton tous les jours. Mais quand vient l’Aïd al-Adha, il sort le grand jeu et se livre à un strip-tease que je trouve dégoûtant.
Se bourrer de viande n’est pourtant plus une fête pour les enfants. Un tour dans une cantine scolaire suffit à s’en convaincre. Pour certains, cela est même une punition quotidienne : « Finis ta viande, sinon tu n’auras pas de dessert » tonnent les parents à table.
Mais, alors, pourquoi tuer tant de moutons quand on se moque tant de les manger ? Depuis le Prophète, notre conscience collective, dans le rapport à la vie, se serait-elle bloquée ? Quel est, aujourd’hui, en France, le sens spirituel à égorger des dizaines de milliers de bêtes en un jour ? Je me pose ces questions et je n’aime pas mes réponses.
Je ne suis ni végétalien ni végétarien. Tuer des plantes ou des bêtes ne me dérange pas si c’est pour se nourrir. Mais, dans notre contexte français, citadin, familles atomisées, où les enfants s’émerveillent devant deux petits poissons dans un bocal comme des œuvres d’art exceptionnelles, s’obstiner à vouloir tenir le couteau pour voir gicler le sang frais et chaud, comme acte d’adoration est une pratique qui m’interpelle. Car Dieu n’a pas besoin de sang.
À travers l’Aïd al-Adha, le souvenir d’Abraham, il y a une invitation à évoluer dans notre rapport aux formes de vie. Je crois donc qu’il faut repenser l’Aïd al-Adha en France. Non seulement pour être conforme au respect de la vie animale qui est croissant dans notre société, mais surtout pour laisser le symbole à sa place de signe afin d’éclairer l’objet qu’il symbolise. Après tout, l’objectif d’Abraham n’était pas de tuer.
J’ignore ce qu’il faudra faire, cela n’empêche qu’on puisse poser le problème. Mais je sais qu’il faudra tuer moins de bêtes et inventer des manières plus adéquates d’honorer le souvenir d’Abraham en libérant ce grand prophète des carcasses de mouton pour le rattacher au pacte dont il est l’instrument et le témoin pour le musulman, le chrétien comme pour le juif. Notre expérience, en France, l’exige et les organisations humanitaires font bien d’ouvrir cette voie en collectant « l’argent du mouton » pour alimenter la fraternité abrahamique.
En attendant que ces idées soient bien comprises et généralisées, l’Aïd al-Adha, comme chaque année, va nous repousser dans notre indigence de consommateur. Le prix du mouton, sa santé, sa traçabilité, le nombre d’abattoirs supplémentaires pour mieux les tuer, tous, rapidement, le même jour. Finalement, j’ai l’impression qu’Abraham a sauvé les gosses, mais le mouton a dévoré Abraham. C’est pourquoi je pense que je n’aime plus cette belle fête.
D’ordinaire, on mangeait de la viande. Mais ces jours-là, il y en avait plus qu’assez pour tout le monde. Les enfants pouvaient se régaler à satiété de morceaux généralement réservés aux adultes. Ma mère salait et gardait, dans une grande marmite en fer forgé, une partie de cette « viande de tabaski ». Lorsqu’un enfant, qui était absent le jour de la fête, rentrait, la marmite apparaissait et l’odeur de la « viande de tabaski » ressuscitait la fête, plusieurs mois après !
Les bêtes étaient dépecées méthodiquement. Chaque morceau était attribué à un parent selon la branche de la famille dont il était l’ainé. Rien ne se perdait. Seules les tripes restaient à la maison ; et aussi, la peau que l’on travaillait pour servir de tapis de prières.
En retour, arrivaient à la maison, de la part d’autres membres de la famille, des parts de moutons dont nos parents étaient légataires. Oui, l’islam est africanisé. Et le moindre impair dans cet échange intrafamilial occasionnait un rappel détaillé de l’arbre généalogique. Nous écoutions et nous en apprenions sur notre lignage même si nous voyions l’Aïd al-Adha, avant tout, comme des jours d’abondance de viande.
Avec le temps, les élevages en batterie, se gaver de viande n’était plus festif. La tabaski est alors devenue la fête de la famille. On pouvait rater un enterrement car la mort est imprévisible. Mais il fallait avoir une très bonne raison pour rater l’Aïd à la maison. Le mouton est devenu symbolique, l’essence de la fête s’est déplacée ailleurs…
C’est dans l’adolescence que j’appris le sens de l’Aïd el-Kébir. Ce n’était donc pas la fête du goût de chair fraîche. C’était le rappel d’un cap nouveau dans le pacte de soumission à Dieu. C’était un hommage à un prophète, Abraham, prêt à détruire ce qu’il avait de plus cher au monde pour accomplir son islam, sa soumission à Dieu.
L’Aïd el-Kébir célèbre aussi la foi d’un enfant en Dieu à travers son père. Car ce « fils unique » d’Abraham consent à périr de la main de son père si telle est la consigne de Dieu. Cette qualité filiale est aujourd’hui oubliée, remplacée par la qualité du mouton.
Plus que tout cela, l’Aïd témoigne de l’évolution de la conscience humaine dans son rapport aux différentes formes de vie. Car, en décidant de sacrifier son fils, Abraham n’invente pas une forme nouvelle d’adoration. Il s’inscrit dans les coutumes de son époque.
Les légendes des peuples, les données archéologiques nous rapportent des cas d’offrandes où l’on tuait des enfants. Parfois, quand l’enjeu était de taille, c’est le prince qui était sacrifié pour conjurer un malheur qui menaçait son peuple. Pour nous, ses enfants, Abraham a abrogé ces coutumes. Notre conscience de croyant a fait un bond en avant par rapport à la vie.
Quand j’observe la célébration de l’Aïd aujourd’hui en France, j’y vois un bond en arrière. Car le mouton tient la vedette. On peut manger du mouton tous les jours. Mais quand vient l’Aïd al-Adha, il sort le grand jeu et se livre à un strip-tease que je trouve dégoûtant.
Se bourrer de viande n’est pourtant plus une fête pour les enfants. Un tour dans une cantine scolaire suffit à s’en convaincre. Pour certains, cela est même une punition quotidienne : « Finis ta viande, sinon tu n’auras pas de dessert » tonnent les parents à table.
Mais, alors, pourquoi tuer tant de moutons quand on se moque tant de les manger ? Depuis le Prophète, notre conscience collective, dans le rapport à la vie, se serait-elle bloquée ? Quel est, aujourd’hui, en France, le sens spirituel à égorger des dizaines de milliers de bêtes en un jour ? Je me pose ces questions et je n’aime pas mes réponses.
Je ne suis ni végétalien ni végétarien. Tuer des plantes ou des bêtes ne me dérange pas si c’est pour se nourrir. Mais, dans notre contexte français, citadin, familles atomisées, où les enfants s’émerveillent devant deux petits poissons dans un bocal comme des œuvres d’art exceptionnelles, s’obstiner à vouloir tenir le couteau pour voir gicler le sang frais et chaud, comme acte d’adoration est une pratique qui m’interpelle. Car Dieu n’a pas besoin de sang.
À travers l’Aïd al-Adha, le souvenir d’Abraham, il y a une invitation à évoluer dans notre rapport aux formes de vie. Je crois donc qu’il faut repenser l’Aïd al-Adha en France. Non seulement pour être conforme au respect de la vie animale qui est croissant dans notre société, mais surtout pour laisser le symbole à sa place de signe afin d’éclairer l’objet qu’il symbolise. Après tout, l’objectif d’Abraham n’était pas de tuer.
J’ignore ce qu’il faudra faire, cela n’empêche qu’on puisse poser le problème. Mais je sais qu’il faudra tuer moins de bêtes et inventer des manières plus adéquates d’honorer le souvenir d’Abraham en libérant ce grand prophète des carcasses de mouton pour le rattacher au pacte dont il est l’instrument et le témoin pour le musulman, le chrétien comme pour le juif. Notre expérience, en France, l’exige et les organisations humanitaires font bien d’ouvrir cette voie en collectant « l’argent du mouton » pour alimenter la fraternité abrahamique.
En attendant que ces idées soient bien comprises et généralisées, l’Aïd al-Adha, comme chaque année, va nous repousser dans notre indigence de consommateur. Le prix du mouton, sa santé, sa traçabilité, le nombre d’abattoirs supplémentaires pour mieux les tuer, tous, rapidement, le même jour. Finalement, j’ai l’impression qu’Abraham a sauvé les gosses, mais le mouton a dévoré Abraham. C’est pourquoi je pense que je n’aime plus cette belle fête.